Syndicat de la Magistrature
Paris, le 27 mars 2013
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Lettre ouverte
Indépendance, vous avez dit indépendance ?
Madame la garde des Sceaux,
À plusieurs reprises, notamment lors de votre discours de voeux du 28 janvier
2013 et encore ce mercredi en conseil des ministres, vous avez annoncé
votre volonté - louable et essentielle ! - de renforcer l'indépendance de la
justice en réformant le statut du parquet par le biais de deux textes : une loi
constitutionnelle relative au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et une
loi concernant les relations entre les parquets et la chancellerie.
Les exposés des motifs de ces textes sont d'ailleurs ambitieux, et nous ne
pouvons qu'y souscrire. Il s'agit de d'apporter « de nouvelles garanties » à
l'indépendance de la justice, notamment en entourant la nomination des
magistrats et « les conditions dans lesquelles ils exercent leurs fonctions »
des « garanties les plus fortes », « de manière à assurer à nos concitoyens un
service public de la justice à l'impartialité insoupçonnable, inspirant à chacun
la conviction que les décisions prises ne le sont que dans l'intérêt de la loi et
des justiciables ». Il s'agit aussi de garantir « l'indépendance (des magistrats
du parquet) dans des conditions similaires à ce qui est prévu pour (ceux) du
siège ».
Il semble malheureusement que l'ambition se soit arrêtée là... Seules deux
mesures sont prévues pour réaliser ce beau programme : la nomination des
magistrats du ministère public sur avis conforme du CSM, l'exécutif gardant in
fine la main sur leur carrière, et l'interdiction pour le garde des Sceaux de
donner des instructions individuelles.
Ces mesures, vous l'avez rappelé avec raison, sont déjà en vigueur dans la
pratique. Magnifique occasion pour voir si elles ont fait souffler dans les
parquets le vent « révolutionnaire » de l'indépendance permettant ainsi à
chaque magistrat d'exercer pleinement les attributions qu'il tient de la loi...
On peut en douter - voire être certains que cela ne changera rien... - quand
on sait que la seule nomination sur avis conforme du CSM n'alignera pas le
statut des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège pour qui le
CSM dispose d'un pouvoir de proposition pour les plus hauts postes... Et
quand on sait que l'interdiction des instructions individuelles écrites ne sera
pas l'assurance de voir cesser les très nombreuses instructions téléphoniques
ayant eu cours naguère...
Les quelques exemples suivants en sont malheureusement la preuve.
Ainsi il est encore d'usage dans de nombreux parquets d'imposer aux
substituts de demander à leurs supérieurs hiérarchiques l'autorisation d'ouvrir
une information judiciaire, ou de faire signer par ces mêmes supérieurs leurs
réquisitoires définitifs en matière criminelle. Chaque magistrat du parquet est
pourtant censé, aux termes de la loi, pouvoir choisir les modalités de
poursuites qu'il estime adaptées. Les deux mesures phares n'ont visiblement
pas suffi à rompre la chaîne hiérarchique privant le substitut de son libre
exercice de l'opportunité des poursuites.
Il n'est de même pas inhabituel que des parquetiers soient dessaisis d'un
dossier quand leur décision n'a pas eu l'heur de plaire au procureur de la
juridiction... On se souviendra par exemple de ce vice-procureur, chargé du
suivi d'un dossier d'information ouvert du chef d'empoisonnement au sein
d'un important établissement hospitalier local, qui a eu l'outrecuidance de
demander au juge d'instruction de procéder à des investigations
complémentaires au lieu de rendre le réquisitoire aux fins de non-lieu attendu
par son procureur. La réponse de ce dernier ne s'est pas fait attendre :
dessaisissement du vice-procureur ! La Cour de cassation a pourtant rappelé
qu'un parquetier « puise en sa seule qualité, en dehors de toute délégation de
pouvoir, le droit d'accomplir tous les actes rentrant dans l'exercice de l'action
publique ». Ce procureur a dû l'oublier, mais il est loin d'être le seul... Il faut
dire qu'il est lui-même soumis au « contrôle » des procureurs généraux
comme l'affirme la circulaire de politique générale du 19 septembre 2012 - là
où le Code de procédure pénale ne parle que d'animation et de coordination...
- qui indique par ailleurs qu'il appartient aux procureurs généraux « de faire
connaître (à la chancellerie) s'ils partagent l'analyse et les orientations du
procureur de la République, de prendre position sur la conduite des dossiers
et d'indiquer, le cas échéant, les instructions générales ou individuelles qu'ils
ont été amenés à donner sur le fondement des articles 35 et 36 du CPP ». On
comprendra dès lors que toutes les « précautions » soient prises... Il semble
malheureusement que la seule prohibition des instructions individuelles par le
garde des Sceaux ne suffise pas remettre en cause cette pesanteur
hiérarchique et les dérives qui peuvent en résulter, et d'ailleurs le souhaite-ton
réellement... ?
Les convocations à la chancellerie pour explication n'ont pas non plus disparu.
Ainsi suite à l'enlèvement d'un nouveau-né dans une maternité, le parquet
général, avisé dans la nuit par le parquet local, a cru pouvoir attendre le
lendemain matin pour en aviser la chancellerie. Erreur fatale visiblement ! Bien
que l'alerte enlèvement ait été déclenchée dans la matinée et l'enfant
retrouvé peu de temps après, le procureur et des membres du parquet
général ont été convoqués à la chancellerie pour rendre compte et s'expliquer
sur leur façon de diriger cette affaire et sur le défaut d'information « en
temps utile »... Cela rappelle malheureusement des pratiques anciennes que
nous aurions voulues révolues, et démontre s'il en était besoin que le pouvoir
d'appréciation des parquets demeure des plus retreints et que seul prime le
sacro-saint devoir d'information de la chancellerie... qui bien sûr ne donne pas
d'instruction individuelle !
Nous pourrions encore illustrer cette frénésie du « rapport », théorisée
d'ailleurs par la nouvelle directrice des affaires criminelles et des grâces qui
n'hésite pas à affirmer que la contrepartie de la suppression des instructions
individuelles serait une obligation accrue d'information envers la
chancellerie... Logique imparable d'un exécutif qui a visiblement du mal à
admettre qu'en dehors d'instructions de politique pénale générales et
d'éventuels rapports périodiques sur leur application, il n'a pas à être informé
de la moindre affaire locale dont la gestion dépend des attributions confiées
par la loi aux magistrats du parquet. Logique qui confine à l'absurde quand un
parquetier se voit reprocher de ne pas avoir avisé la chancellerie que le
président de la République, au cours d'un déplacement en région, avait
rencontré les victimes d'un fait-divers jugé sensible...
Vous l'aurez compris madame la garde des Sceaux, les deux mesures que
vous envisagez, si elles constituent des avancées textuelles, sont largement
insuffisantes pour garantir aux parquetiers l'indépendance nécessaire au bon
fonctionnement de notre démocratie. Les membre du ministère public ne sont
pas de simples « fonctionnaires » à qui on ne devrait pas confier « un pouvoir
sans contrôle » comme le souhaiteraient certains parlementaires de l'UMP, ce
sont des magistrats qui doivent pouvoir exercer pleinement et en toute
autonomie les pouvoirs qui leur sont confiés par la loi.
Il faut pour cela une réforme d'ampleur, madame la garde des Sceaux, et nous
ne cesserons de vous la réclamer.
Pour le Syndicat de la magistrature,
Françoise Martres, présidente
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