Plomb dans les murs, poison dans les baux ? Réflexions sur la vulnérabilité locative face à l’insalubrité masquée

Introduction

Dans l’ombre des préoccupations écologiques et énergétiques, le vieux poison qu’est le plomb ressurgit au cœur du contentieux locatif, révélant des logements à double visage : acceptables sur le papier, mais parfois périlleux à vivre. Si le droit positif encadre la décence du logement avec une certaine rigueur (article 6 de la loi du 6 juillet 1989, décret du 30 janvier 2002), l’expérience des locataires révèle une dissonance entre normes formelles et réalité vécue. La présence de plomb, souvent révélée par des diagnostics techniques tardifs ou négligés, devient le symbole d’une précarité d’habitat que la justice tente d’appréhender au cas par cas.

Trois décisions récentes – rendues par les tribunaux judiciaires de Saint-Étienne (2 décembre 2024), de Bordeaux (22 mai 2024) et de Paris (9 janvier 2025) – illustrent avec force les tensions à l’œuvre entre droit au logement décent et inertie contractuelle, entre obligations du bailleur et moyens de défense du locataire.

Nous verrons que ces affaires révèlent deux tendances majeures : d’une part, une jurisprudence encore hétérogène quant à la caractérisation de l’indécence (I) ; d’autre part, une volonté croissante de reconnaître, même de façon partielle, les conséquences de l’exposition au plomb sur les droits du locataire (II).


I. Une jurisprudence prudente face à la qualification d’indécence liée à la présence de plomb

A. Une approche différenciée de la gravité du risque sanitaire

Le jugement de Saint-Étienne incarne une ligne rigoureuse : bien qu’un diagnostic mentionne des revêtements en classe 3 (niveau le plus élevé de dégradation selon la nomenclature technique), le tribunal écarte toute qualification d’indécence faute de danger immédiat avéré. Le juge estime que les peintures au plomb sont, en l’espèce, « en bon état » et ne justifient ni suspension du loyer ni remise en cause de l’exécution du bail.

À l’opposé, le tribunal de Bordeaux retient sans ambiguïté l’indécence du logement dès lors que la présence de plomb est avérée, conjuguée à d’autres désordres structurels (moisissures, infiltrations, rats, défaut d’isolation). L’indécence est ici systémique et justifie la suspension des loyers et une réparation conséquente du préjudice de jouissance.

B. L’importance au-delà du diagnostic du faisceau de preuves

La décision de Bordeaux repose sur un dossier probatoire fourni : constats d’huissier, échanges entre parties, diagnostics actualisés. Le juge fonde son appréciation sur une accumulation de désordres, et non sur la seule présence de plomb.

La juridiction de Paris, quant à elle, adopte une position intermédiaire : elle reconnaît un préjudice moral et de jouissance spécifique à l’exposition au plomb, mais ne va pas jusqu’à déclarer le logement indécent. Le diagnostic établit un niveau G+ de performance énergétique et confirme une humidité persistante ; le plomb, présent mais en quantités non précisées, donne lieu à une indemnisation forfaitaire (500 €), sans remise en cause du bail ni des loyers versés.


II. Vers une reconnaissance graduée des effets de l’exposition au plomb sur l’exécution du bail

A. L’exception d’inexécution : un mécanisme sous condition stricte

À Saint-Étienne, le locataire invoque l’article 1219 du code civil pour suspendre le paiement des loyers, en invoquant la gravité des désordres. Le juge refuse cette exception, estimant que le logement reste habitable et que les désordres, bien que réels, ne constituent pas une inexécution suffisamment grave du bailleur pour suspendre ses obligations.

En revanche, à Bordeaux, la suspension est admise. Le juge considère que les manquements sont manifestes, prolongés, et qu’ils affectent gravement la santé et la sécurité des occupants. Le raisonnement s’appuie ici sur une conception dynamique du contrat de bail : le non-respect de l’obligation de délivrer un logement décent fonde légitimement l’inaction locative.

B. La réparation du préjudice moral et de jouissance : un outil de modulation pour la justice

Face à l’hétérogénéité des situations, les juges recourent avec souplesse aux mécanismes d’indemnisation partielle. À Paris, le juge n’admet ni suspension de loyer, ni réduction, mais indemnise le trouble de jouissance par une somme forfaitaire, reconnaissant implicitement l’effet délétère d’un habitat énergétiquement et physiquement dégradé.

Ce type de décision montre que la reconnaissance du préjudice moral, souvent secondaire dans les litiges locatifs classiques, tend à s’autonomiser dans les cas d’exposition à des risques invisibles mais sournois, tels que le plomb.


Conclusion : une jurisprudence  en formation entre tolérance contractuelle et vigilance sanitaire

Le plomb agit comme un révélateur des fragilités du droit locatif. Il expose les limites d’un modèle contractuel fondé sur l’apparente neutralité du bail et oblige les juges à arbitrer entre maintien du lien contractuel et reconnaissance du droit à un habitat sûr.

Ce que montrent ces trois décisions, c’est que le contentieux de l’habitat ne peut plus se contenter d’une lecture statique du droit. Il appelle une vigilance continue, une expertise technique rigoureuse, et une capacité des juridictions à apprécier la dignité du logement dans toute sa matérialité.

Les bailleurs, de leur côté, ne peuvent plus ignorer que la remise d’un simple diagnostic ne saurait les exonérer de leur devoir de vigilance, d’entretien et de transparence.

Références des décisions analysées

  • Tribunal judiciaire de Saint-Étienne, 2 déc. 2024, n° 24/00549

  • Tribunal judiciaire de Bordeaux, 22 mai 2024, n° 23/00021

  • Tribunal judiciaire de Paris, 9 janv. 2025, n° 24/06455