Les zones à faibles émissions (ZFE) ont été pensées comme des instruments vertueux, au service de la santé publique et de la transition écologique. Ancrées dans les engagements européens de la France (directive 2008/50/CE), elles visaient à réduire la pollution de l’air dans les métropoles en restreignant la circulation des véhicules les plus polluants. L’objectif était clair : faire baisser les concentrations de particules fines et de dioxyde d’azote, responsables de quelque 40.000 décès prématurés chaque année.

Mais en quelques mois, ce dispositif, autrefois salué par les experts, est devenu le symbole d’une « écologie punitive ». À la faveur d’une fronde politique transpartisane et d’une contestation sociale persistante, les ZFE ont été supprimées par amendement parlementaire en mai 2025, dans des conditions juridiques et démocratiques pour le moins discutables. Comment en est-on arrivé là ? Et peut-on croire que les ZFE soient réellement mortes, ou reviendront-elles sous une autre forme, imposées par Bruxelles ou par la justice ?


I. Une mesure née d’un impératif sanitaire et d’une exigence européenne

A. Une réponse française à une obligation communautaire

Les ZFE trouvent leur fondement dans la directive 2008/50/CE du Parlement européen et du Conseil, qui impose aux États membres de garantir le respect de seuils de pollution atmosphérique dans les zones urbaines. Face à une situation persistante de dépassement, la France, condamnée à plusieurs reprises pour manquement, a inscrit ce dispositif dans la loi d’orientation des mobilités de 2019, puis dans la loi Climat et résilience de 2021.

En 2024, l’Union européenne a renforcé son arsenal législatif avec la directive (UE) 2024/2881 du 23 octobre 2024, qui prévoit de nouveaux plafonds de pollution à respecter d’ici 2030 : réduction de moitié des concentrations admissibles de NO₂ et de particules fines. Cette directive, non encore transposée, imposera des mesures contraignantes dans une quarantaine de zones françaises, selon les projections du gouvernement lui-même.

Mais surtout, les ZFE ne relèvent pas d’un simple choix politique. Elles s’inscrivent dans le prolongement de plusieurs décisions du Conseil d’État (CE, 12 juillet 2017, 10 juillet 2020, 4 août 2021, 17 octobre 2022, 22 mai 2023) ayant constaté l’inaction fautive de l’État face aux dépassements persistants des seuils réglementaires de pollution. Le Conseil d’État a assorti ses injonctions d’astreintes semestrielles pouvant atteindre 10 millions d’euros. Ce cadre juridictionnel contraignant pèse sur la France dans le cadre de sa transposition de la directive 2008/50/CE.

B. La décision du Conseil d’État du 25 avril 2025 : validation explicite des ZFE

Dans un arrêt fondamental du 25 avril 2025 (CE, 25 avril 2025, n° 428409, Association Les Amis de la Terre France), le Conseil d’État réaffirme non seulement le caractère contraignant des obligations européennes, mais également l’efficacité des ZFE dans la mise en œuvre des plans d’action gouvernementaux. Il constate que :

  • les concentrations de PM10 ne sont plus en dépassement dans aucune des 11 zones suivies ;

  • les niveaux de NO₂ ont nettement baissé grâce aux politiques locales, notamment via les ZFE, qui ont fait chuter la part des véhicules Crit’Air 3 de 29,8 % à 20,5 % entre 2018 et 2022 ;

  • les mesures prises ont permis d’atteindre un niveau de conformité en 2024 dans certaines métropoles comme Lyon, et à Paris pour 2026.

Le Conseil d’État en conclut que ces dispositifs ont un « impact direct et mesurable sur la réduction des concentrations de polluants », justifiant ainsi leur maintien. Cette validation juridictionnelle invalide le discours d’une mesure inutile ou inefficace.

Enfin, le Conseil d’État souligne que tout retrait des ZFE sans mesures alternatives équivalentes expose l’État à une nouvelle série de condamnations. Ce rappel est d’autant plus pertinent que l’abrogation actuelle pourrait être considérée comme une violation indirecte des obligations issues de la directive 2008/50/CE, engageant potentiellement la responsabilité de l’État devant la CJUE ou le Conseil d’État en contentieux de carence.

II. Une implosion politique révélatrice d’une méthode défaillante

A. Une écologie verticale, sans pédagogie ni équité

Le dispositif ZFE, tel qu’imposé en France, s’est inscrit dans une logique descendante, technocratique, peu soucieuse de l’acceptabilité sociale. En s’appuyant exclusivement sur le classement Crit’Air, il a pénalisé de manière disproportionnée les ménages les plus modestes, souvent contraints de conserver des véhicules anciens. Loin de viser les pratiques les plus polluantes (SUV récents puissants, surconsommation urbaine), le critère de l’année de mise en circulation s’est révélé socialement aveugle.

L’absence d’accompagnement financier crédible a exacerbé cette inégalité. Le bonus écologique a été drastiquement réduit (passant de 7 000 à 4 000 euros fin 2024), les aides à la conversion insuffisamment ciblées, et le leasing social repoussé à 2025. Résultat : alors que les véhicules Crit’Air 0 représentent 8 % des acquisitions des plus riches, ils ne dépassent pas 1 % chez les plus pauvres.

À cette injustice s’est ajoutée une incompréhension démocratique : les collectivités locales, pourtant en première ligne pour la mise en œuvre, se sont souvent retrouvées seules face aux réticences de leur population. Le défaut de communication de l’État, conjugué à l’absence d’un pacte écologique clairement formulé avec les citoyens, a ouvert la voie à une contestation de plus en plus virulente.

B. Une récupération politique transpartisane sur fond de malaise démocratique

C’est dans ce vide que se sont engouffrés, de façon opportuniste, des élus de toutes tendances. En commission parlementaire, la suppression des ZFE a été votée à la faveur d’un amendement porté par le RN et la droite républicaine, soutenu par une partie des macronistes et de la gauche insoumise. Cette convergence hétéroclite n’est pas sans rappeler les circonstances ayant précédé le mouvement des « gilets jaunes ».

Le gouvernement a bien tenté un repli tactique en mai 2025, en proposant de maintenir une obligation de ZFE uniquement pour Paris et Lyon (où les seuils de pollution sont encore régulièrement dépassés), tout en rendant le dispositif facultatif pour les 40 autres agglomérations. Mais ce compromis n’a pas convaincu, tant les lignes politiques étaient déjà fracturées.

La députée Renaissance Marie Lebec a résumé ce malaise en reconnaissant « soutenir la ministre, même si cela me coûte politiquement ». L’argument sanitaire, pourtant massivement documenté (40 000 décès annuels liés à la pollution selon Santé publique France), a été balayé au profit d’un discours sur la liberté de circuler et la défense des « oubliés des ZFE ».

Cette victoire politique pourrait cependant se révéler illusoire. D’une part, parce qu’elle ignore les engagements européens et les décisions du Conseil d’État. D’autre part, parce que les collectivités, soucieuses de protéger la santé publique, pourraient décider de maintenir volontairement des dispositifs similaires, rebaptisés ou allégés, mais poursuivant les mêmes objectifs.

Ce que montre cette séquence, c’est que les ZFE ont été délégitimées non par excès d’écologie, mais par défaut de méthode. Elles ont échoué à convaincre faute de progressivité, de concertation, et d’équité. Leur suppression, aujourd’hui saluée comme une victoire politique, n’est qu’un sursis. Car les obligations européennes demeurent. Et si les objectifs de 2030 ne sont pas atteints, les ZFE, ou leurs équivalents, reviendront par la fenêtre – cette fois imposés par la Cour de justice de l’Union européenne, ou par des juges nationaux sommés d’agir face à l’inaction.

III. L’exemple allemand : une même exigence européenne, une exécution plus pragmatique et progressive

A. Une trajectoire de conformité maîtrisée : levée progressive des zones environnementales

L’Allemagne, pionnière en matière de zones environnementales, a instauré dès 2008 des « Umweltzonen » dans ses principales agglomérations. Objectif : respecter les seuils de particules fines et de dioxyde d’azote fixés par la directive 2008/50/CE. À la différence du modèle français, la stratégie allemande s’est construite sur une base locale mais rigoureusement encadrée par des plans régionaux de protection de l’air, avec une forte coordination entre Länder, collectivités et administration fédérale.

Or, depuis plusieurs années, l’Allemagne constate que ces objectifs sont atteints : 2024 a été la première année sans dépassement des valeurs limites européennes sur l’ensemble du territoire national. Le succès ne réside pas dans une stratégie autoritaire, mais dans une conjonction d’efforts structurels : rénovation du parc automobile (via des incitations fortes à l’électrification), investissements constants dans les transports publics, développement de la logistique urbaine propre, maîtrise des sources industrielles et agricoles.

Dans ce contexte, plusieurs villes allemandes ont commencé à lever leurs restrictions de circulation, non pas pour céder à une pression populaire, mais parce que les données sanitaires et environnementales le permettent. Tübingen, Ulm, Reutlingen, Erfurt ou encore Heidelberg ont supprimé ou fortement réduit leurs zones environnementales, estimant qu’elles avaient atteint leur objectif initial. Les juridictions administratives de certains Länder (notamment en Thuringe) ont validé ces levées, à condition que le respect des normes soit durablement assuré.

Cette dynamique ne signifie pas un désarmement écologique. Au contraire, la plupart des municipalités renforcent les autres volets de la politique de qualité de l’air : limitation de la vitesse, réduction des voies de circulation pour les voitures, extension des pistes cyclables, soutien au transport collectif. Ce basculement progressif du coercitif vers l’incitatif traduit une confiance dans l’adhésion citoyenne et la maturité écologique du débat public.

B. Un contraste frappant avec la France : impréparation, sur-réglementation et isolement des collectivités

Comparée à la trajectoire allemande, la France a pris du retard, tant sur le fond que sur la méthode. D’un point de vue réglementaire, la mise en œuvre des ZFE françaises a été tardive (loi de 2019), juridiquement précipitée, et politiquement isolée. Là où l’Allemagne a instauré ses premières zones en 2008, la France ne les rend obligatoires qu’en 2021, sous la menace d’une sanction juridictionnelle. Ce retard dans l’anticipation a produit une mise en œuvre brutale, socialement mal calibrée et politiquement explosive.

De plus, les ZFE françaises se sont rigidement appuyées sur les vignettes Crit’Air, critère purement technique, sans lien réel avec l’usage ou l’impact réel du véhicule. À l’inverse, l’Allemagne a laissé aux Länder une marge d’appréciation sur la classification des véhicules, en tenant compte des pratiques locales, de la qualité de l’offre de transport, et surtout du calendrier de renouvellement du parc. En somme, une gestion différenciée, territorialisée, permettant un ajustement progressif.

Autre différence majeure : en Allemagne, l’État a accompagné la transition avec des outils financiers stables (bonus, subventions, fiscalité écologique), alors qu’en France, les aides ont été fluctuantes, parfois supprimées, et rarement ciblées sur les catégories réellement concernées. Les élus locaux français, notamment dans les métropoles, se sont souvent retrouvés seuls à affronter la contestation, sans relais de l’État, ni véritable soutien pédagogique. À cela s’est ajoutée une politisation extrême du débat, où le « droit à polluer » a été confondu avec la défense de la liberté de circuler.

Enfin, la dimension européenne semble mieux intégrée dans le débat public allemand. Le respect des seuils de pollution y est compris comme une exigence collective de long terme, et non comme une imposition extérieure technocratique. Le discours politique y valorise la subsidiarité, mais sans renier l’autorité du droit européen. La France, elle, oscille entre soumission judiciaire contrainte (via le Conseil d’État ou la CJUE) et rejet politicien de la norme, alimentant une instabilité normative et un déficit de cohérence.

C. Une même échéance européenne à l’horizon 2030… et des défis qui demeurent

Ce qui distingue fondamentalement les deux pays, ce n’est ni la gravité du problème (les niveaux de pollution restent préoccupants dans plusieurs villes françaises), ni le fondement juridique (la directive européenne s’impose à tous), mais bien la manière dont le lien entre le droit, la méthode et la société a été construit.

L’Allemagne commence à lever certaines ZFE parce qu’elle a atteint les objectifs. La France supprime les siennes sans les avoir atteints, au risque d’une future mise en cause par la Cour de justice de l’Union européenne, ou d’une nouvelle condamnation nationale pour carence. En 2024, 56 agglomérations françaises dépassaient encore les seuils fixés par la future directive 2024/2881. À l’inverse, l’Allemagne, qui prépare déjà la transition vers les objectifs 2030, maintient dans certaines zones industrielles (Stuttgart, la Ruhr) ses restrictions, tout en adaptant sa stratégie aux données réelles de terrain.

À terme, les villes françaises devront inévitablement reprendre le chantier de la qualité de l’air, que ce soit sous la forme d’une ZFE repensée, d’un plan mobilité renforcé, ou d’une autre mesure juridiquement équivalente. Si la suppression des ZFE marque une pause politique, elle ne constitue ni une solution juridique pérenne, ni une réponse environnementale crédible.