N° 1006

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 24 avril 2013.

RAPPORT D'INFORMATION

déposé

en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES, DE LA LÉGISLATION ET DE L'ADMINISTRATION GÉNÉRALE DE LA RÉPUBLIQUE,

en conclusion des travaux d'une mission d'information (1)

sur le rôle de la justice en matière commerciale,

ET PRÉSENTÉ

PAR Mme Cécile UNTERMAIER ET M. Marcel BONNOT,

Députés.

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La mission d'information sur le rôle de la justice en matière commerciale est composée de :

Mme Cécile Untermaier, rapporteure ; M. Marcel Bonnot, co-rapporteur ; M. Gilles Bourdouleix, Mme Colette Capdevielle, MM. Jean-Michel Clément, Hugues Fourage, Daniel Gibbes, Yves Goasdoué, Philippe Houillon, Sébastien Huyghe, Pierre-Yves Le Borgn', Jean-Yves Le Bouillonnec, Mme Elisabeth Pochon, M. François Vannson, membres.

INTRODUCTION 7

PREMIÈRE PARTIE : RÉFORMER, SANS STIGMATISER, LE STATUT, LA FORMATION ET LE RÔLE DES ACTEURS DE LA JUSTICE COMMERCIALE 12

A. CONFORTER LA LÉGITIMITÉ DES JUGES CONSULAIRES PAR LE MODE D'ÉLECTION, UN STATUT ET UNE DÉONTOLOGIE 12

1. Garantir l'ouverture et la transparence de l'élection des juges consulaires 12

a) Restaurer les fondements d'une légitimité aujourd'hui fragile 13

b) Renouveler le corps électoral et les conditions d'organisation du scrutin pour dépasser les corporatismes 15

c) Organiser un recrutement de nature à assurer la diversité des vocations et des compétences 19

2. Donner aux juges consulaires un véritable statut 21

3. Renforcer les règles déontologiques applicables aux juges consulaires 24

a) Favoriser l'édiction d'un code déontologique 24

b) Solenniser la prestation d'un serment 25

c) Instituer une déclaration d'intérêts, une déclaration d'indépendance et envisager la mise en place d'un magistrat référent 26

B. ÉTOFFER LA FORMATION DES JUGES CONSULAIRES ET DES MAGISTRATS PROFESSIONNELS 29

1. Rendre obligatoire et enrichir la formation initiale et continue des juges consulaires 29

a) Une formation facultative, aléatoire et souvent peu organisée 29

b) L'impérieuse nécessité d'une formation obligatoire, gratuite et contrôlée 32

2. Mieux spécialiser les magistrats professionnels sur les questions économiques et financières 37

3. Adapter la formation initiale des mandataires de justice afin de favoriser l'ouverture de la profession 40

a) Des professions en sous-effectif malgré l'absence de numerus clausus 41

b) Une formation exigeante au risque d'être décourageante 41

c) Des pistes à explorer pour ouvrir et promouvoir ces professions 43

C. MIEUX IMPLIQUER LES DIFFÉRENTS ACTEURS DE LA JUSTICE COMMERCIALE DANS DES DISPOSITIFS RÉNOVÉS DE DÉTECTION ET D'ANTICIPATION DES DIFFICULTÉS DES ENTREPRISES 44

1. Garantir une meilleure confidentialité au niveau de la phase de prévention des difficultés des entreprises 44

a) Mettre en place, au niveau national, un accès anonymisé aux dispositifs de prévention par un numéro vert 45

b) Créer des sanctions civiles voire pénales pour la violation de la confidentialité du mandat ad hoc et de la procédure de conciliation 45

c) Aménager les modalités de publicité des comptes annuels dans le respect du cadre juridique européen 47

2. Étendre et renforcer les obligations de signalement des difficultés des entreprises 50

a) Les procédures d'alerte actuelles et leurs améliorations possibles 50

b) Mettre un devoir d'alerte à la charge des experts-comptables 55

c) Reconnaître aux experts-comptables un privilège au titre de leurs créances d'honoraires 57

3. Rationaliser les dispositifs de prévention des difficultés des entreprises 59

a) Mieux coordonner les différents dispositifs de prévention des difficultés des entreprises 59

b) Préciser le cadre juridique du positionnement et de l'intervention des commissaires au redressement productif 63

SECONDE PARTIE : RÉNOVER L'ORGANISATION DES PROCÉDURES COMMERCIALES DANS UN SOUCI DE BONNE ADMINISTRATION DE LA JUSTICE 66

A. FAVORISER L'IMPARTIALITÉ OBJECTIVE EN PRÉVENANT UNE PROXIMITÉ HORS DE PROPOS ENTRE LE JUGE ET LE JUSTICIABLE 67

1. Prendre la mesure des disparités territoriales entre tribunaux de commerce 67

2. Établir un maillage garantissant à la fois une distance appropriée entre le juge et le justiciable et une pratique gage de l'efficacité 68

B. METTRE LES PROCÉDURES RELEVANT DU CONTENTIEUX GÉNÉRAL À L'ABRI DU SOUPÇON, EN PREMIÈRE INSTANCE COMME EN APPEL 71

1. Assurer une présence systématique du parquet aux audiences commerciales et renforcer ses moyens 71

2. Faciliter la procédure de dépaysement à la demande des parties 74

3. Ouvrir aux parties le droit de demander à être jugées par une formation mixte 77

C. RENDRE LE TRAITEMENT DES PROCÉDURES COLLECTIVES PLUS EFFICACE, EN PREMIÈRE INSTANCE COMME EN APPEL 81

1. Faciliter la procédure de « dépaysement » en l'accordant, de droit, aux parties qui la demandent 83

2. Reconnaître à des pôles spécialisés une compétence exclusive pour les procédures particulièrement complexes et sensibles 84

a) Un constat commun : la nécessité de créer des pôles spécialisés en matière de procédures collectives 84

b) Première option : des formations de jugement spécialisées exclusivement composées de juges consulaires en première instance 87

c) Seconde option : la mixité des formations de jugement spécialisées, en première instance comme en appel 88

3. Dans un souci d'optimisation des chances de succès de la procédure collective, adapter les modalités de rémunération des mandataires de justice 91

CONCLUSION 98

EXAMEN EN COMMISSION 101

LISTE DES PROPOSITIONS 115

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES 120

ANNEXE N° 1 : CARTE DES JURIDICTIONS COMMERCIALES 128

ANNEXE N° 2 : LIVRET DE DÉONTOLOGIE DES JUGES CONSULAIRES 129

ANNEXE N° 3 : SERMENT DES JUGES CONSULAIRES 138

ANNEXE N° 4 : LIVRET DE FORMATION DES JUGES CONSULAIRES 141

ANNEXE N° 5 : FORMATION ÉCONOMIQUE DES MAGISTRATS PROFESSIONNELS 145

ANNEXE N° 6 : STATISTIQUES RELATIVES AUX ADMINISTRATEURS ET MANDATAIRES JUDICIAIRES 147

ANNEXE N° 7 : L'ASSURANCE SANTÉ ENTREPRISE 151

ANNEXE N° 8 : CARTE DES JIRS 155

ANNEXE N°9 : MODALITÉS DE RÉMUNÉRATION DES ADMINISTRATEURS ET MANDATAIRES JUDICIAIRES. 156

MESDAMES, MESSIEURS,

Bien des spéculations ont entouré les motifs qui ont présidé à la création, par la commission des Lois, d'une mission d'information sur le rôle de la justice en matière commerciale. Certains ont pu craindre que, nourrie d'a priori, elle dresse un réquisitoire sans appel à l'encontre des fondements mêmes de l'organisation des juridictions commerciales en France.

Le présent rapport entend apporter un démenti à ces interrogations inquiètes. Si la mission n'ignore pas les affaires graves qui, dans un passé ancien ou récent, ont pu agiter le monde de la justice commerciale, elle mesure parfaitement les services rendus par les juridictions commerciales au cours des cinq derniers siècles.

Depuis 1563 (2), la justice en matière commerciale est rendue en France, en première instance, par des juridictions d'exception : les tribunaux de commerce. Les tribunaux de grande instance restent les juridictions de droit commun en matière commerciale, puisque, comme le prévoit l'article L. 721-2 du code de commerce, « dans les circonscriptions où il n'est pas établi de tribunal de commerce, le tribunal de grande instance connaît des matières attribuées aux tribunaux de commerce ». Partant, il convient de ne pas négliger le rôle majeur qu'ont à jouer les magistrats professionnels, et notamment les premiers présidents des cours d'appel, dans la mise en oeuvre de la justice commerciale.

Les premiers tribunaux de commerce sont apparus dès 1419 et leur l'organisation a peu été réformée depuis cette lointaine époque... alors que, dans le même temps, la France et le monde sont passés d'un droit commercial, construit autour du commerçant, à un droit des affaires, axé sur la notion d'entreprise, et enfin à un droit économique tout entier fondé sur le marché. Cette stabilité institutionnelle des tribunaux de commerce contraste avec l'ampleur de l'évolution des litiges dont ils ont à connaître. L'économie a aujourd'hui dépassé une justice marquée par le poids de l'histoire.

Peu affectés par la loi des 16-24 août 1790 sur l'organisation judiciaire qui a instauré le principe d'élection des juges de l'ordre judiciaire, ces tribunaux sont composés de juges non-professionnels : des commerçants, élus par leurs pairs, qui tirent une double légitimité de leur élection et de leur connaissance intime des milieux économiques ainsi que des techniques et pratiques commerciales. Cette double légitimité est aujourd'hui mise à l'épreuve par le fort taux d'abstention aux élections consulaires (80 % en moyenne) et par la technicité croissante du contentieux commercial.

Par ailleurs, cette organisation de la justice commerciale n'a pas été retenue sur l'ensemble du territoire. Lorsque l'Alsace et la Moselle ont été réintégrées au territoire français, le choix a été offert aux Alsaciens et aux Mosellans de conserver les éléments du droit allemand qui leur paraissaient avantageux. C'est ainsi qu'une organisation échevinée des juridictions commerciales, mêlant juges professionnels et juges non-professionnels, a été préférée dans les départements d'Alsace et de Moselle. L'échevinage a également été retenu dans les départements d'outre-mer, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française.

Au sein même des juridictions consulaires, l'uniformité est loin d'être la règle. Se gardant de toute généralisation hâtive, la mission n'ignore pas que la pratique de la justice commerciale dans les « gros » tribunaux de commerce de Paris, Nanterre, Lyon et Marseille, diffère de celle qui prévaut dans des juridictions de taille moyenne, comme celles de Rennes ou de Toulouse, et elle n'a que peu en commun avec celle que connaissent la majorité de nos concitoyens dans les « petits » tribunaux qui quadrillent le territoire.

Cette justice « à deux ou trois vitesses » est réputée rapide, ayant le sens de l'urgence et de la disponibilité (3). Quelques chiffres témoignent de cette célérité, puisqu'en 2012, la France comptait :

- 135 (4) tribunaux de commerce qui ont rendu 1 006 131 décisions et achevé le traitement des affaires en 5,4 mois (en moyenne) ;

- 3100 juges qui, en moyenne, ont chacun rendu 325 décisions ;

- 250 greffiers des tribunaux de commerce qui ont traité et conservé les 1 006 131 décisions rendues, traité 3 197 876 actes et inscrit environ 700 000 sûretés ;

- 2 300 salariés de greffe qui ont délivré environ 13 millions de documents, procédé à environ 100 000 mises à jour quotidiennes des registres.

Peu coûteuse, car fondée sur le bénévolat, la justice commerciale est également louée pour sa proximité avec le justiciable. Cette proximité entre le justiciable et le juge commerçant est non seulement géographique mais aussi sociologique : les acteurs économiques sont jugés par leurs pairs. On fait souvent crédit à cette proximité de favoriser la conception de solutions pragmatiques et l'élaboration d'une jurisprudence créative et innovante.

Mais cette proximité entre le juge commerçant et le justiciable est à double tranchant : autant elle peut favoriser l'élaboration de solutions adaptées non seulement en droit, mais aussi au regard des enjeux économiques, autant elle peut également favoriser des connivences et des conflits d'intérêts susceptibles d'entamer, voire d'anéantir la confiance du justiciable en son juge. Quand le justiciable connaît des difficultés, une proximité excessive avec le juge peut être de nature à susciter chez lui un sentiment de honte et d'appréhension qui le dissuade de franchir les portes du tribunal. Et souvent le justiciable ne franchit ces portes que quand il se sait condamné.

La justice commerciale souffre aussi de difficultés à établir son impartialité objective et d'une propension, loin d'être généralisée, mais quelquefois bien réelle, à fonctionner « en vase clos ». La motivation lacunaire de jugements parfois rendus en équité reflète souvent les insuffisances de la formation des juges commerçants qui, dans certains cas, se reposent sur les magistrats du parquet ou sur des greffiers dont le rôle tend à devenir exorbitant.

C'est une des raisons pour lesquelles cette justice est de plus en plus concurrencée par des modes de règlement alternatifs des litiges, au premier rang desquels l'arbitrage. En effet, sous réserve de quelques cas précis, les tribunaux de commerce n'ont pas le monopole des contentieux : les opérateurs économiques sont libres de choisir non seulement le droit applicable mais aussi le tribunal, souvent arbitral, chargé de dire le droit. L'arbitrage prospère ainsi sur les insuffisances de la justice consulaire (5).

Dans un contexte de « guerre économique » mondiale, les systèmes judiciaires sont utilisés comme des leviers de promotion des économies nationales et constituent des armes précieuses aux mains des États ou des organisations régionales en compétition. Sous cet angle, l'organisation française de la justice commerciale, qui est unique en Europe, peut constituer un handicap plus qu'un atout.

Animée par les mêmes motivations que celles qui sous-tendent les engagements du Président de la République, M. François Hollande, et le « Pacte national pour la croissance, la compétitivité et l'emploi » (6) , la mission a pleinement conscience de la nécessité de pérenniser et de promouvoir la justice commerciale « à la française ». Mais pour y parvenir, il apparaît nécessaire de la réformer afin de la rendre plus attractive, plus compétitive et mieux adaptée aux enjeux économiques contemporains, dans un contexte de crise particulièrement difficile pour nos entreprises.

Deux gardes des Sceaux se sont attelés à cette tâche, au cours des trente dernières années : d'abord M. Robert Badinter en 1985, puis Mme Élisabeth Guigou en 2001. De nombreux rapports ont été écrits, qui plaidaient pour une rénovation du rôle de la justice en matière commerciale (7). Parmi ces rapports, celui de MM. François Colcombet et Arnaud Montebourg, établi à la suite de scandales dont la véracité a été démontrée, préconisait d'étendre à l'ensemble des juridictions commerciales du territoire l'organisation échevinée qui existe en Alsace-Moselle et de spécialiser une juridiction commerciale par département dans le contentieux des procédures collectives (8).

Consciente des évolutions qui ont eu lieu au cours des quinze dernières années, la mission s'est attachée à aborder les enjeux liés à la définition du rôle de la justice en matière commerciale sans aucune idée préconçue, faisant sienne la devise « réformer sans stigmatiser » (9).

Quoique contrainte par les délais qui lui étaient impartis, la mission a mené une vaste réflexion, réalisant deux déplacements en province (l'un à Poitiers, l'autre à Montbéliard), recevant à l'Assemblée nationale la quasi-totalité des acteurs concernés par le champ de ses travaux, à l'occasion de neuf tables rondes et de onze auditions, et examinant en détail les nombreuses contributions écrites qui lui ont été fournies soit par les rares organismes qui, faute de temps, n'ont pu être entendus dans un cadre formel, soit par les nombreux justiciables qui ont fait part de leur expérience de la justice commerciale.

Ces travaux ont permis à la mission de se rendre compte que la justice commerciale, contrairement à des reproches trop facilement véhiculés quant à son impartialité et sa compétence, remplit en général sa fonction d'une façon satisfaisante. Toutefois, quel que soit le pan de la justice concernée, il est toujours possible d'améliorer son fonctionnement et l'efficacité que le justiciable est en droit d'en attendre. C'est dans cet esprit que nous avons appréhendé la mission qui nous a été confiée. Ainsi est-il tenté de dégager des pistes, de formuler des propositions pour rendre cette justice commerciale « à la française » plus sûre, plus attractive et aussi opérationnelle que possible de façon à mieux appréhender les enjeux économiques actuels et futurs dans une conjoncture des plus tendues pour nos entreprises.

Vos rapporteurs invitent ainsi à entreprendre une nécessaire et urgente réforme du statut, de la formation et du rôle des acteurs de la justice commerciale, ainsi que de l'organisation des procédures de cette justice.

PREMIÈRE PARTIE : RÉFORMER, SANS STIGMATISER, LE STATUT, LA FORMATION ET LE RÔLE DES ACTEURS DE LA JUSTICE COMMERCIALE

À bien des égards, la justice commerciale se présente comme une exception française. Chez nos principaux partenaires économiques, les litiges de cette sorte ne relèvent pas nécessairement de la compétence en effet d'un tribunal particulier. Cette singularité trouve ses origines dans une histoire dont les membres des tribunaux de commerce, à l'évidence, se sentent les dépositaires.

Pour autant, il apparaît à tous que cet enracinement dans le passé national ne saurait tenir lieu de viatique car une institution, quelle qu'elle soit, doit justifier de sa capacité à répondre à un besoin. Pour les juridictions commerciales, comme pour les autres juridictions, il s'agit de régler les litiges et concilier des intérêts par des décisions fondées et motivées en droit, rendues par des juges disposant d'un statut, d'une déontologie et d'une formation qui les mettent à l'abri de tout soupçon de partialité et leur confèrent une compétence indiscutable.

Se gardant de tout amalgame et de toute défiance, la mission entend mettre en exergue trois défis que, pour l'avenir, doivent relever non seulement les tribunaux de commerce mais également ceux qui concourent au fonctionnement de la justice commerciale : en premier lieu, conforter la légitimité des juges consulaires par un statut et une déontologie ; en deuxième lieu, affirmer une compétence fondée sur la formation des juges consulaires et des magistrats professionnels ; en dernier lieu, renforcer le rôle des greffiers des tribunaux de commerce et des experts comptables dans les dispositifs de détection et d'anticipation des difficultés des entreprises.

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