Le 22 septembre 2025, le Tribunal judiciaire de Gap (TJ Gap, 22 septembre 2025, n° 23/00148) a rendu une décision particulièrement éclairante sur les interactions entre droit immobilier et droit bancaire, en reconnaissant qu’une escroquerie bancaire peut constituer un cas de force majeure entraînant la défaillance d’une promesse unilatérale de vente.
Cette affaire illustre à la fois la complexité croissante des dossiers mêlant vente immobilière, financement bancaire et fraude en ligne, et la manière dont les juridictions civiles adaptent la lecture des textes à la réalité économique et technologique contemporaine.
L’affaire soumise au tribunal opposait un vendeur, Monsieur [I], et un acquéreur, Monsieur [S], autour d’une promesse unilatérale de vente signée le 25 octobre 2022 devant notaire.
L’objet de la promesse portait sur un appartement situé à Gap, pour un prix fixé à 153 000 euros. L’acte comportait une clause classique de condition suspensive d’obtention de prêt, portant sur un financement maximal de 132 000 euros sur une durée de vingt-six ans, à un taux d’intérêt ne dépassant pas 2 %. Comme il est d’usage, le bénéficiaire de la promesse avait versé une indemnité d’immobilisation de 7 650 euros, séquestrée entre les mains du notaire.
Après la signature, l’acquéreur a comme convenu entrepris les démarches nécessaires à la recherche d’un financement. Ses premières demandes auprès de la Caisse d’Épargne et du Crédit Agricole n’ont toutefois aboutir : la première a été refusée, la seconde portait sur un montant insuffisant pour couvrir l’achat envisagé. Un troisième contact, cette fois avec la prétendue « Boursorama Banque », est apparue plus prometteuse. En réalité, il s’agissait d’un faux conseiller bancaire, auteur d’une escroquerie sophistiquée. L’escroc a conduit alors Monsieur [V] à transférer 44 950 euros, soit la quasi-totalité de son apport personnel, sur un compte frauduleux.
L’opération a réduit alors à néant tout équilibre financier du projet immobilier : privé de son apport, l’acquéreur ne pouvait plus prétendre à un prêt conforme à la promesse.
Informé de la situation, le vendeur a toutefois refusé de restituer à l’acquéreur promettant l’indemnité d’immobilisation. Selon lui, la condition suspensive d’obtention du prêt avait défailli par la faute de l’acquéreur, lequel n’aurait pas sollicité d’offres conformes. Pour l’acheteur, au contraire, l’escroquerie constituait un événement de force majeure, imprévisible, irrésistible et extérieur à sa volonté, justifiant la restitution du dépôt séquestré.
Saisi de ce litige, le tribunal judiciaire de Gap a procédé à une analyse fine des textes du Code civil relatifs aux conditions suspensives et à la force obligatoire des contrats.
Il a rappelle d’abord qu’en vertu de l’article 1103 du Code civil, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites, et qu’une promesse unilatérale de vente doit s’exécuter conformément à la commune intention des parties. Or, lorsque la promesse comporte une condition suspensive d’obtention de prêt, la jurisprudence constante impose au bénéficiaire de démontrer qu’il a effectué des démarches sérieuses et conformes aux stipulations contractuelles. À défaut, la condition est réputée accomplie et l’indemnité d’immobilisation peut être acquise au promettant.
Dans le cas présent, le tribunal a constaté que Monsieur [V] a effectivement sollicité plusieurs établissements de crédit, dans les limites fixées par le contrat. Ses démarches ne sauraient donc être qualifiées de négligentes. Mais surtout, l’analyse des pièces versées aux débats – dépôt de plainte, échanges électroniques, courriels frauduleux, relevés bancaires et attestation officielle de Boursorama Banque – démontre que la défaillance du projet n’a pas pour origine un manque de diligence, mais une escroquerie externe. L’acquéreur a été victime d’un stratagème financier ayant entraîné la perte totale de son apport, et partant, l’impossibilité de respecter les conditions de financement convenues.
C’est sur ce dernier point que le raisonnement du tribunal revêt alors tout son intérêt.
En reliant la perte de l’apport personnel à un événement extérieur, imprévisible et irrésistible, le juge considère que l’escroquerie constitue un cas de force majeure au sens de l’article 1218 du Code civil. Il estime que cette circonstance, indépendante de la volonté de l’acquéreur, a rendu impossible la réalisation de la condition suspensive. La défaillance de la vente ne peut donc lui être imputée. Dans ces conditions, l’indemnité d’immobilisation ne saurait demeurer acquise au vendeur et doit être restituée à l’acquéreur.
Le tribunal a ainsi écarté la demande du vendeur tendant à la libération de la somme séquestrée à son profit. Il a rejeté également les demandes indemnitaires croisées des deux parties, considérant qu’aucune résistance abusive n’est caractérisée : ni l’un ni l’autre n’ont agi avec mauvaise foi, la complexité du dossier justifiant que le désaccord soit tranché judiciairement.
L’intérêt de cette décision réside dans sa double portée.
D’abord, sur le plan du droit des contrats, elle illustre une interprétation souple et réaliste de la notion de force majeure. L’escroquerie bancaire, bien que n’ayant pas directement affecté le contrat de vente, est reconnue comme une cause extérieure ayant empêché l’exécution d’une obligation contractuelle. Cette approche, pragmatique et équilibrée, témoigne de la volonté des juges de première instance de prendre en compte les réalités contemporaines des transactions financières, souvent vulnérables aux fraudes numériques. Elle consacre une extension raisonnée de la force majeure aux événements de cybercriminalité, dans la lignée d’une jurisprudence désormais attentive à la bonne foi du cocontractant.
Ensuite, sur le plan humain et économique, le jugement de Gap affirme ici un principe de justice contractuelle : l’acquéreur de bonne foi, diligent et victime d’un événement totalement indépendant de sa volonté, ne peut être doublement pénalisé, d’abord par la perte de ses fonds à la suite d’une escroquerie, puis par la confiscation de son dépôt de garantie. En cela, la décision s’inscrit dans une dynamique jurisprudentielle de protection du consommateur et de reconnaissance des vulnérabilités contemporaines. Elle rejoint les jugements récents rendus en matière de fraude au faux conseiller bancaire, qui rappellent que la responsabilité ne peut peser sur celui qui a agi loyalement et de manière raisonnable dans un contexte de tromperie sophistiquée.
Ce jugement marque également une évolution subtile du regard du juge sur les obligations contractuelles dans le contexte numérique. Les conditions suspensives d’obtention de prêt, longtemps analysées dans une perspective purement bancaire et formelle, s’ouvrent ici à des considérations plus concrètes : la réalité économique, la sécurité des systèmes bancaires, la confiance légitime des usagers. Le tribunal ne se contente pas d’une lecture littérale du contrat, mais adopte une approche de fond, en appréciant la cause véritable de la défaillance de la condition suspensive.
La décision du Tribunal judiciaire de Gap du 22 septembre 2025 apporte donc une réponse claire et équilibrée à une situation de plus en plus fréquente : celle d’un acquéreur victime d’une escroquerie bancaire dans le cadre d’un projet immobilier. En retenant l’existence d’un cas de force majeure, le juge réaffirme que la bonne foi et la diligence demeurent les critères essentiels d’appréciation en matière contractuelle. Cette approche, à la fois juridique et humaine, démontre que le droit civil français reste capable d’intégrer les évolutions de la société et des technologies sans renoncer à ses principes fondamentaux.
Virginie Audinot, Avocat
Barreau de Paris
Audinot Avocat
www.fraude-bancaire.fr

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