Le Conseil d’Etat a rappelé, le 20 novembre 2024, que l’état de vulnérabilité antérieurede la victime ne pouvait avoir pour conséquence de réduire son droit à indemnisation. (Note 1)

Si cette solution est aujourd’hui bien établie, cet arrêt présente la particularité d’étendre ce principe à l’organisme de sécurité sociale dans le cadre de son recours tiers payeur.

Dans les faits de l’espèce, le patient était soigné pour un lymphome et bénéficiait d’un traitement de chimiothérapie. Lors d’une perfusion, une extravasation du produit a été à l’origine d’une nécrose qui s’est infectée nécessitant une greffe cutanée. Le traitement a été interrompu pendant plusieurs mois et la victime est décédée des suites de l’évolution de la maladie.

Les ayants droit ont engagé une procédure devant la CCI et ont été indemnisés suivant une responsabilité retenue à hauteur de 50 %. La CCI a procédé à un partage d’imputation entre le fait dommageable et l’état antérieur en violation de l’article L 1142-18 du code de la santé publique n’autorisant un partage qu’entre la responsabilité et la solidarité nationale.

La CPAM, non partie au protocole transactionnel, a sollicité le règlement de ses débours devant la juridiction administrative. La CAA de Nancy a retenu le principe d’une réparation intégrale et à la suite d’un pourvoi formé par le Centre Hospitalier, le Conseil d’Etat a rappelé que : 

« […] l’état antérieur de M.A avait pu le rendre plus sensible aux conséquences de la faute commise, les frais exposés par CPAM en raison de la nécrose et de l’infection subies par le patient présentaient dans leur intégralité un lien direct avec cette faute, elle a exactement qualifiés les faits de l’espèce. »

Cette décision permet de rappeler l’imbrication de l’état antérieur de la victime sur son droit à indemnisation  mais aussi et surtout d’attirer l’attention sur la différence d’approche de cette notion entre le médical et le juridique  susceptible d’avoir des répercussions sur l’indemnisation de la victime.

  1. L’indemnisation de la victime et l’existence d’un état antérieur.

Si le droit du dommage corporel est régi par le principe fondamental de la réparation intégrale du préjudice subi, il appartient toutefois à la victime de rapporter la preuve que le dommage dont elle sollicite réparation est bien imputable au fait générateur.

Ainsi, ne peut être indemnisé que ce qui est la conséquence directe du dommage et par principe l’état pathologique antérieur ne saurait être pris en compte.

Mais derrière cette notion se cache différentes situations pour lesquelles la Cour de Cassation a été amenée à se prononcer.

D’une part, et lorsque la victime présente un état antérieur avec une capacité antérieure réduite, son indemnisation doit se limiter à la seule incapacité imputable à l’accident qui n’a fait qu’aggraver une incapacité fonctionnelle antérieure déterminée et avérée.

Le droit à indemnisation de la victime est alors fixé par la différence entre la capacité antérieure et la capacité actuelle soit en faisant application de la formule de Gabrielli, (Note 2) soit suivant une évolution globale plus souple.

Cette règle est assortie d’une exception lorsque l’accident change la nature de l’invalidité. Tel est le cas de la victime borgne devenue aveugle.  En raison du changement radical de la nature de l’invalidité préexistante, le droit à indemnisation est intégral. (CE, 5ème-6ème chambres réunies, 24 mars 2021 n°428924)

D’autre part, lorsque l’état antérieur est constitué de prédispositions pathologiques, la jurisprudence judiciaire et administrative, rappelle régulièrement, suivant un attendu de principe, que le droit à indemnisation de la victime est intégrale :

 « Le droit de la victime à obtenir l’indemnisation de son préjudice corporel ne saurait être réduit en raison d’une prédisposition pathologique lorsque l’affection qui en est issue n’a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable ».

Tel est le cas :

  • De symptômes névrotiques apparus des suites d’un accident de circulation vécu par la victime comme une agression psychique et ayant présenté dans son enfance une névrose hystérique (Cass.Civ. 2ème 08.07.2010 n°09-67.592) ;
  • De la décompensation du syndrome du défilé thoraco-cervico-brachial connu depuis l’enfance révélé dans les suites d’un accident de la circulation (Cass.Civ 2ème 16.06.2021 n°19-26.014) ;
  • De douleurs abdominales intenses présentées des suites d’une intervention pour un don de rein ; douleurs devenues chroniques et imputées à un terrain dépressif (Conseil d’Etat15.02.2019 n°415988).

Le Conseil d’Etat et la Cour de Cassation refusent ainsi de réduire le droit à indemnisation de la victime, connu ou inconnu avant le fait dommageable, dès lors qu’elle menait une existence ordinaire.

La jurisprudence va d’ailleurs jusqu’à retenir l’imputabilité des effets néfastes d’une pathologie évolutive antérieure à l’accident dès lors qu’il a précipité son évolution défavorable et qu’il n’est pas possible d’affirmer le délai aux termes duquel les troubles seraient survenus sans le fait dommageable.

Cette solution a été rendue pour une victime atteinte de la maladie de parkinson révélé par un accident de la circulation, la Cour de Cassation retenant que :

« […] selon les conclusions de l’expert, il n’est pas possible de dire dans quel délai cette maladie serait survenue, que la pathologie de M.X. ne s’était pas extériorisée avant l’accident sous la forme d’une quelconque invalidité, que cette affection n’avait été révélée que par le fait dommageable, en sorte qu’elle lui était imputable et que le droit à réparation de M.X. était intégral ; qu’ayant ainsi fait ressortir qu’il n’était pas justifié que la pathologie latente de M.X., révélé par l’accident se serait manifestée dans un délai prévisible, la cour d’appel […] a légalement justifié sa décision. » (Cass.Civ.2ème 20.05.2020 n°18-24.095)

Mais la question de l’état antérieur est débattue au cours de l’expertise médicale et les différences d’appréciation de cette notion ne sont pas sans incidence sur le droit à indemnisation de la victime.

  1. La nécessaire distinction entre l’approche médical et l’approche juridique de la notion d’état antérieur.

Au cours de l’expertise, l’expert doit établir si l’état antérieur, révélé par l’accident, se serait inéluctablement manifesté, sans la survenance du dommage et dans un délai prévisible.

L’approche juridique diffère de l’approche médicale et conduit à devoir faire preuve de vigilance.

En effet, et pour déterminer l’origine de l’atteinte, l’expert prend en considération l’ensemble des causes répertoriées parmi lesquelles figurent les prédispositions de la victime indépendamment de leurs manifestations avérées ou non dans les conditions de vie de la victime, quand pour le tribunal ce dernier point constitue la condition essentielle.

Ainsi, et dans un premier temps, l’expert détermine l’existence ou non d’un état antérieur au moyens de questions posées à la victime, mais aussi à l’analyse de son dossier médical et de ses habitudes antérieures.

Par exemple, la régularité de consultations auprès d’un psychologue ou d’un psychiatre peut révéler un état antérieur psychologique-psychiatrique.

Une fois l’état antérieur établi, il lui appartient de déterminer si les lésions en lien avec cet état sont la conséquence directe et exclusive du fait dommageable.

Or. il a été observé que dans le cadre des expertises amiables, cette imputabilité était bien souvent rejetée.

Le Professeur Jourdain a, en effet, relevé que plus d’un tiers des avis négatifs des CCI après expertise étaient fondés sur l’absence de causalité et qu’une proportion non négligeable d’avis d’indemnisation partielle étaient justifiés par l’incidence de l’état antérieur :

« De ce fait et avec le soutien de l’ONIAM, les CCI sont incitées dans leurs avis à prendre largement en compte l’état antérieur pour refuser ou réduire l’indemnisation des victimes, oubliant parfois que les exigences de la causalité scientifique ne correspondent pas nécessairement à celles de la causalité juridique. » (Note 3)

L’enjeu est considérable pour la victime et notamment dans le cadre d’une expertise amiable ou à défaut d’être assisté d’un médecin conseil et d’un avocat, la facilité commande d’exclure cet état antérieur.

La position de la CCI limitant le droit à indemnisation des ayants droit dans la présente affaire en est une parfaite illustration.

 

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Note 1 Conseil d’Etat 5ème chambre 20.11.2024 n°471742

Note 2 Formule Gabrielli

Note 3 Revue Responsabilité Civile et Assurances n°4, avril 2022, dossier 4 « Responsabilité médicale : Les conséquences de l’état antérieur sur l’indemnisation des accidents médicaux- Etude par Patrice Jourdain professeur émérite de l’Université Paris 1.