LE « DESORDRE APPARENT COUVERT PAR LA RECEPTION SANS RESERVE »

 

 

LE  « DESORDRE APPARENT

COUVERT PAR LA RECEPTION SANS RESERVE »

 

Cass. civ. 3ème, 25 mai 2022, n° 21-13.441, SMABTP, c/AXA France IARD, MM. E, L et Y, SCI GESLODIS, sociétés FINAMUR, BERTRAND LEROY MARTIN, ALLIANZ IARD, GIE CETEN APAVE INTERNATIONAL, société LES SOUSCRIPTEURS DU LLOYD’S DE LONDRES,  CAISSE REGIONALE D’ASSURANCE MUTUELLE AGRICOLE DE PARIS VAL-DE-LOIRE, (cass. partielle CA Amiens, 14 janvier 2021), Mme Teiller, prés. ; SARL Delvolvé et Trichet, SARL Le Prado – Gilbert, SAS Boulloche, Colin, Stoclet et associés, SAS Buk Lament-Robillot, SCP Célice, Texidor, Périer, SCP Duhamel-Rameix-Gury-Maitre, SCP Gadiou et Chevallier, SCP Le Bret-Desaché, av.

 

L’essentiel :

 

La Cour de cassation rappelle fermement qu’un désordre, connu du maître d'ouvrage dans toute son ampleur et, partant, dans ses conséquences, avant la réception est couvert par une réception sans réserve. Encore faut-il que cela ait été recherché par le juge du fait, qui en avait été prié et ne s’est pas plus préoccupé de vérifier si un préjudice immatériel  était effectivement garanti par une stipulation de la police « dommages-ouvrage ».

 

Faits et procédure

 

1. Selon l'arrêt attaqué (Amiens, 14 janvier 2021, rectifié le 4 mars 2021), le 25 juillet 2000, la société Ucabail immobilier, aux droits de laquelle vient la société Finamur, crédit-bailleur, a conclu avec la société civile immobilière Geslodis (la SCI), crédit-preneur, un contrat de crédit-bail immobilier portant sur la construction d'un bâtiment à usage de stockage.

2. La société Ucabail immobilier a souscrit, en sa qualité de maître de l'ouvrage, une assurance dommages-ouvrage auprès de la société Axa France IARD (la société Axa).

3. La maîtrise d'oeuvre a été confiée à M. [Y], assuré auprès de la société AGF, devenue Allianz IARD.

4. Sont notamment intervenus à l'opération de construction, au titre du lot bardage et couverture, la société Ser, désormais en liquidation judiciaire, assurée auprès de la SMABTP, puis, à la suite de l'abandon de chantier par celle-ci, la société Bertrand Leroy Martin (la société BLM), assurée auprès de la Caisse régionale d'assurances mutuelles agricoles Paris Val-de-Loire (la société Groupama) et, en qualité de contrôleur technique, le groupement d'intérêt économique Ceten Apave international (l'Apave), assuré auprès de la société Les Souscripteurs du Lloyd's de Londres (la Lloyd's).

5. Le procès-verbal de réception des travaux de couverture et de bardage a été signé le 6 novembre 2001 sans réserve.

6. Le 26 septembre 2016, la SCI est devenue propriétaire de l'ouvrage.

7. Se plaignant de désordres de condensation et d'infiltrations, la société Finamur et la SCI ont, après expertise, assigné en indemnisation la société Axa, en sa qualité d'assureur dommages-ouvrage, laquelle a appelé en garantie les intervenants à l'acte de construire et leurs assureurs.

 

La SMABTP fait grief à l'arrêt de la condamner, in solidum avec M. [Y], à payer une certaine somme à la société Axa, en sa qualité d'assureur dommages-ouvrage, au titre des travaux réparatoires, alors « que le désordre, connu du maître de l'ouvrage, est couvert par une réception sans réserves, de sorte que la responsabilité décennale de l'entreprise de travaux n'est pas engagée à l'égard du maître d'ouvrage, et la garantie de l'assureur de responsabilité décennale n'est pas mobilisable. Cet assureur avait expressément invité le juge du fait à rechercher si le maître d'ouvrage connaissait l’existence de ces désordres bien avant la réception sans réserve.

 

La Cour Suprême, pour déclarer justifié ce reproche va – au visa des articles 1792 du code civil et L. 241-1 du code des assurances, rappeler de manière didactique : « 10. Il résulte de ces textes qu'un désordre ne peut engager la responsabilité décennale du locateur d'ouvrage et déterminer la mise en oeuvre de la garantie obligatoire de son assureur que s'il est apparu après réception.
11. Il est jugé qu'un désordre connu du maître de l'ouvrage dans toute son ampleur et, partant dans ses conséquences, avant la réception, est couvert par une réception sans réserve (3e Civ., 27 mars 2012, pourvoi n° 11-15.468). ».

 

Elle reproche ensuite au juge du fait de s’être déterminé « sans rechercher, comme il le lui était demandé, si le maître de l'ouvrage n'avait pas eu connaissance de tout ou partie de ces désordres avant la réception prononcée sans réserve » et aussi de n'avoir pas recherché si le préjudice immatériel était couvert par la police, dont les conditions particulières et générales étaient produites.

 

- Sens, valeur et portée de l’arrêt

 

a) L’apparence du désordre

Le principe de l’effet exonératoire de la réception au titre des vices et des non-conformités contractuelles apparents et non réservés est constamment affirmé par la jurisprudence[1]. Suivant la formule d’un arrêt, « l’acceptation des travaux […] dégage la responsabilité du locateur d’ouvrage […] en ce qui concerne les vices apparents »[2].

Ce principe prend sa source dans les travaux préparatoires du code civil :

On peut facilement vérifier si un meuble est conditionné comme il doit l’être ; aussi, dès qu’il est reçu, il est juste que l’ouvrier soit déchargé de toute responsabilité. Mais il n’en est pas de même d’un édifice ; il peut avoir toutes les apparences de la solidité, et cependant, être affecté de vices cachés, qui le fassent tomber après un laps de temps. L’architecte doit donc en répondre pendant un délai suffisant pour qu’il devienne certain que la construction est solide. [3]

La jurisprudence distingue, cependant, entre l’apparence du vice et celle de ses conséquences. Elle estime qu’il importe peu qu’un vice soit apparent si ses conséquences graves pour la tenue des ouvrages ne peuvent être déterminées lors de la réception[4].  La Cour suprême mêle aussi l’ignorance de la cause du dommage et l’incertitude de l’effet. Elle estime que la demande de la victime doit être accueillie si l’origine des dommages (c’est-à-dire le vice) ne peut être révélée qu’après réception, dans le cadre d’une expertise[5].

Cette question est très fréquemment débattue, car elle fait toujours l’objet d’une vigilance particulière des assureurs. C’est ainsi qu’outre l’arrêt ici commenté, l’année 2022 en montre quatre autres analogues, entre mars et juin 2022[6].

 

En 2019, la 3ème chambre civile a précisé que cette apparence s’apprécie en la personne du « vendeur constructeur après achèvement »[7] et a rappelé que cette apparence devait, pour être exonératoire, être connue « dans toute son ampleur »[8].

 

B) La non-garantie des dommages immatériels par la police « dommages ouvrage »

Depuis un arrêt du 25 février 1992[9], ces dommages sont clairement exclus de la garantie « dommages ouvrage » obligatoire. Mais cette garantie peut être spécialement accordée. Enfin, comme pour la question de l’apparence du désordre, le juge du fait se voit reprocher de ne pas avoir procédé à la recherche qui lui était spécialement demandée. Il s’agit donc, outre le rappel de cette non-garantie, aussi d’une cassation dite « disciplinaire », classique en matière d’assurance[10].

 

[1] 3e civ., 22 novembre 1977, n° 76-11.699, P.

[2] 3e civ., 8 juillet 1975, n° 73-14.260 ; 3e civ., 9 mai 2012, n° 11-17.053 ; 3e civ., 8 décembre 2016, n° 15-17.022; 3e civ., 4 février 2016, 14-12.370 ; 3e civ., 7 avril 2016, 15-11.256; 3e civ., 13 juillet 2016, 15-18.801; 3e civ., 6 mai 2014, 13-14.300.

[3] Bérenger, séance du Conseil d’État du 14 nivôse an XII, 5 janvier 1804.

[4] 1re civ., 17 mai 1965, n° 63-11.774, P ; 3e civ., 12 octobre 1994, n° 92-16.533, P.

[5] 3e civ., 18 décembre 1996, n° 95-13.048, I, Ph. Malinvaud, B. Boubli, « Portée des réserves inscrites au procès-verbal de réception », RDI 1997, p. 237 ; 3e civ., 3 décembre 2002, n° 00-22.579, I, Ph. Malinvaud, « Est caché à la réception le défaut qui n’est apparu que plus tard dans son ampleur et ses conséquences », RDI 2003, p. 184 ; 3e civ., 2 octobre 1980, n° 79-12.247, P ; 3e civ., 10 janvier 1990, n° 88-14.656, P ; 3e civ., 28 février 1996, n° 94-14.220, I, Ph. Malinvaud, B. Boubli, « Notion de vice caché et aggravation de désordres réservés lors de la réception », RDI 1996, p. 217 ; 3e civ., 11 février 1998, n° 95-18.401, P, Ph. Malinvaud, B. Boubli, « Le locateur d’ouvrage n’est tenu que des vices ou désordres cachés », RDI 1998, p. 260 ; 3e civ., 18 décembre 2001, n° 00-18.211, I, Ph. Malinvaud, « Est caché à la réception le défaut qui n’est apparu que plus tard dans son ampleur et ses conséquences », RDI 2002, p. 150.

[6] Cass. civ. 3ème, 29 juin 2022, n° 21-17.997 ; 25 mai 2022, n° 21-13.441 ; 11 mai 2022, n° 21-15.217 ; 2 mars 2022, n° 20-22.636 et 21-14.912.

[7] Cass. civ. 3ème, 19 septembre 2019, n°18-19.918.

[8] Cass. civ. 3ème, 7 mars 2019, n° 18-10.577.

[9] Cass. civ. 1ère, n° 82-12.138

[10] Voir ainsi : Cass. civ. 1ère 6 juillet 2022, n° 21-17.610.