Lettre de l'USM au Procureur de la République de Paris en date du 9 avril 2013

Monsieur le Procureur,

Le 22 mars 2013, sur les ondes d'Europe 1, interrogé sur la mise en examen la veille de l'ancien Président de la République par trois juges d'instruction de Bordeaux, M. Henri GUAINO a indiqué : « Ce qu'a fait ce juge est extrêmement grave. Dans la République, quand on vous confie des responsabilités, des pouvoirs, il y a une nécessité absolue à ce que chacun les exerce avec un sens aigu de la responsabilité (....). Je trouve, et je prends mes responsabilités, que cette décision est irresponsable, parce qu'elle n'a pas tenu compte des conséquences qu'elle pouvait avoir sur l'image du pays, sur la République et sur nos institutions (...). Je conteste la façon dont il (le juge) fait son travail, je la trouve indigne. Je le dis. Je trouve qu'il a déshonoré un homme, il a déshonoré les institutions et il a aussi déshonoré la Justice parce que tout ça a des conséquences dramatiques (...). J'ai dit que cette décision était indigne (...). La décision est indigne et je pense qu'elle est irresponsable ».

Ces propos ont été réitérés à plusieurs reprises, notamment :

- Sur le plateau du « Grand Journal » de Canal Plus le 22 mars : « Je maintiens cette déclaration, parce que je trouve absolument infamante la qualification des faits. Dire que Nicolas SARKOZY a abusé de la faiblesse d'une vieille dame est infamant. Et le juge le sait très bien. Et tous les gens sur ce plateau le savent très bien, c'est infamant, c'est salissant (...). C'est très salissant. On imagine d'ailleurs Nicolas SARKOZY en train d'abuser de la faiblesse d'une vieille dame. Mais enfin, c'est absolument invraisemblable. Il faut comprendre une chose. J'ai dit que c'était irresponsable. Irresponsable, parce que ça salit Nicolas SARKOZY, ce qui est déjà quelque chose d'inadmissible. Mais ça salit aussi les institutions de la République ».

- Dans un article du Figaro en date du 25 mars : « le juge (...) a bien déshonoré la Justice ! Il a sali la France en direct et devant le monde entier".

- Sur le plateau de LCI le 25 mars : « Ces propos, je les assume et je les répète. En prenant cette décision irresponsable, le Juge Gentil a sali l'honneur d'un homme. Il a sali les institutions de la République et il a déshonoré la Justice ».

- Sur le plateau de « Mots croisés » sur France 2 le 25 mars : « Je n'ai pas réagi comme son avocat, j'ai réagi en fonction de mes convictions. D'abord au nom bien évidemment de l'amitié. Je pense que personne de censé en France ne peut penser un instant que quelqu'un qui a été cinq ans Président de la République a pu aller soutirer de l'argent à une vieille dame en abusant de sa faiblesse. Cette accusation est honteuse. Je le répète, elle salit évidemment l'honneur d'un homme. Elle salit les institutions de la République et elle salit l'image de la France parce qu'il a été pendant cinq ans celui qui a incarné la France sur la scène du Monde. C'est l'accusation la plus invraisemblable, la plus infamante et la plus insultante qu'on pouvait trouver. Je l'ai dit, je trouve que le juge dans cette affaire a déshonoré la Justice (...). Je ne l'ai pas accusé de partialité, mais d'irresponsabilité ».

- Sur le plateau de BFM TV le 28 mars dans l'émission de Jean-Jacques BOURDIN : « On critique une décision de Justice parfaitement critiquable. Moi j'ai dit qu'elle déshonorait la Justice, je le maintiens (...). J'ai dit très exactement ceci : cette décision salit l'honneur d'un homme. Elle salit l'institution, puisque cet homme n'est pas n'importe qui (...). Elle salit l'image de la France, puisque cet homme a incarné la France sur la scène du Monde pendant cinq ans. Je maintiens ces propos. Je n'en ai pas le droit ? Je n'ai pas injurié le juge (...) Je n'ai pas employé de mots excessifs, j'ai eu un jugement très dur. Je maintiens ce jugement très dur ».

Pour justifier ces propos, M. GUAINO a invoqué à plusieurs reprises la liberté d'expression reconnue par le Constitution.

L'article 11 de la déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 dispose que : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».

L'article 10 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme en son article pose les mêmes principes, tout en précisant les limites de cette liberté, notamment pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire :

1 - « Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations ».

2 - « L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ».

Le droit français reconnait la liberté d'expression des citoyens. Celle-ci est même renforcée pour les parlementaires qui s'expriment dans le cadre de leur mandat électoral. Mais cette liberté n'est pas sans limites, le législateur ayant voulu protéger des valeurs considérées comme plus importantes que la liberté d'expression elle-même.

Ainsi, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse prohibe-t-elle les injures et les diffamations. Elle punit plus sévèrement encore ce type de propos lorsqu'ils ont été tenus à raison de l'origine ou de l'appartenance de la personne visée, ou à raison de son sexe, de son orientation sexuelle, de sa religion, de son handicap. Sont également interdits les outrages à personnes dépositaires de l'autorité publique ou aux personnes chargées d'une mission de service public (article 433-5 du Code pénal).

Le législateur a enfin entendu maintenir, en 1994, à l'occasion de la réforme du Code pénal, l'existence de dispositions protégeant spécifiquement la Justice et les magistrats.

Ainsi, aux termes de l'article 434-24 du Code pénal, « l'outrage par paroles, gestes ou menaces, par écrits ou images de toute nature rendus publics ou par l'envoi d'objets quelconques adressé à un magistrat (...) dans l'exercice de ses fonctions ou à l'occasion de cet exercice et tendant à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont il est investi est puni d'un emprisonnement d'un an et de 15000 euros d'amende ».

L'article 434-25 du Code pénal réprime quant à lui « le fait de chercher à jeter le discrédit, publiquement par actes, paroles, écrits ou images de toute nature, sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans les conditions de nature à porter atteinte à l'autorité de la Justice ou à son indépendance». Il punit ces faits d'une peine d'emprisonnement de 6 mois et d'une amende de 7500 euros.

La jurisprudence constante de la Cour de Cassation considère que ces dispositions du Code pénal sont conformes aux exigences de la Cour Européenne des Droits de l'Homme et qu'elles constituent dans une société démocratique « des mesures nécessaires, notamment pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire » (arrêt de la chambre criminelle de la Cour de Cassation du 11 mars 1997).

Conscient du principe que les décisions de Justice se contestent par les voies de recours, le législateur a, à l'alinéa 2 de l'article 434-25 du Code pénal, autorisé les « commentaires techniques, de même que les actes, paroles, écrits ou images de toute nature tendant à la réformation, la cassation ou la révision d'une décision ».

S'il est généralement admis que les critiques et commentaires des décisions de justice sont possibles, leurs excès sont quant à eux condamnables.

Ainsi, comme l'a justement rappelé la formation du CSM compétente à l'égard des magistrats du siège, dans un communiqué en date du 27 mars 2013, le paragraphe 18 de la Recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des Ministres aux Etats membres sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilités (adoptée par le Comité des Ministres le 17 novembre 2010) dispose que « S'ils commentent les décisions des juges, les pouvoirs exécutif et législatif devraient éviter toute critique qui porterait atteinte à l'indépendance du pouvoir judiciaire ou entamerait la confiance du public dans ce pouvoir. Ils devraient aussi s'abstenir de toute action susceptible de susciter le doute sur leur volonté de se conformer aux décisions des juges, autre que l'expression de leur intention d'exercer une voie de recours ».

La Cour de Cassation a, quant à elle, considéré en 1997 qu'entrait « dans les prévisions de l'article 434-25 du Code pénal les déclarations qui mettent en cause, en termes outranciers, l'impartialité des juges, et qui présentent leur attitude comme une manifestation de l'injustice judiciaire, dès lors que leur auteur, excédant la limite de la libre critique, a voulu atteindre dans son autorité, par delà les magistrats concernés, la Justice, considérée comme une institution fondamentale de l'Etat ».

En expliquant que la façon de travailler du juge était indigne, en qualifiant à plusieurs reprises la décision prise par les juges d'irresponsable et en ajoutant qu'en prenant cette décision, les juges avaient sali la France et déshonoré les institutions de la République et la Justice, M. GUAINO a tenu des propos, qui par leur caractère outrancier et attentatoire à l'honneur d'un homme et à l'autorité de la Justice, constituent manifestement des violations des principes édictés par le Code pénal.

M. GUAINO ne peut enfin en aucun cas se prévaloir des dispositions de l'article 26 de la Constitution du 4 octobre 1958 aux termes desquelles « aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions ».

Ce principe, qualifié par certains d'irresponsabilité pénale, soustrait les parlementaires à toute poursuite pour les actes liés à l'exercice de leur mandat.

D'après le site même de l'assemblée nationale, « cette irresponsabilité couvre tous les actes de la fonction parlementaire : interventions et votes, propositions de loi, amendements, rapports ou avis, questions, actes accomplis dans le cadre d'une mission confiée par les instances parlementaires. Elle protège les parlementaires contre toute action judiciaire, pénale ou civile, motivée par des actes qui, s'ils étaient accomplis hors du cadre d'un mandat parlementaire, seraient pénalement sanctionnables ou susceptibles d'engager la responsabilité civile de leur auteur (diffamation ou injure par exemple). Toutefois, la jurisprudence a exclu les propos d'un parlementaire au cours d'un entretien radiodiffusé ou les opinions exprimées par un parlementaire dans le rapport rédigé dans le cadre d'une mission confiée par le Gouvernement ».

Les propos tenus par M. GUAINO l'ont été hors du cadre de son mandat parlementaire. Ils ont été exprimés dans les médias, et non à l'Assemblée Nationale. Enfin, M. GUAINO a lui-même indiqué à plusieurs reprises qu'il s'exprimait comme citoyen dans le cadre des relations d'amitié qu'il entretient avec l'ancien Président de la République et non comme parlementaire.

Ses propos ne peuvent donc être couverts par l'irresponsabilité édictée par l'article 26 de la Constitution.

Au vu de l'ensemble de ces éléments, j'ai l'honneur, en ma qualité de président de l'USM, après délibération du Conseil National de l'USM, de vous dénoncer officiellement, conformément aux dispositions de l'article 40 du Code de procédure pénale, les faits d'outrage à magistrat et de discrédit jeté sur une décision de justice commis entre le 22 et le 28 mars 2013 par M. Henri GUAINO, afin qu'une enquête puisse être diligentée et des poursuites engagées.

Je vous informe que, pour la suite de la procédure, nous avons désigné Me Léon-Lev FORSTER, avocat au barreau de Paris.

Dans l'attente d'une réponse que j'espère positive, je vous prie de croire, Monsieur le Procureur, en l'assurance de ma haute considération.

Christophe REGNARD

Président de l'Union Syndicale des Magistrats