Un statut des magistrats du siège à renforcer

Malgré leur statut, l'indépendance des magistrats du siège n'est ni respectée,

ni protégée dans l'exercice de leurs fonctions au quotidien. Cela tient

notamment au pouvoir considérable exercé par les chefs de juridiction en

matière d'affectation des juges dans les différents services. Car, si le principe

d'inamovibilité protège le juge contre le risque d'un déplacement arbitraire

dans une autre juridiction, des événements ont montré le risque de

dévoiement de ce pouvoir d'affectation. Ainsi, des juges des libertés et de la

détention, dont les pratiques professionnelles « dérangeaient », ont pu être

dessaisis de leur service sur simple décision de leur chef de juridiction.

Il est donc indispensable de renforcer le statut de certains magistrats

exerçant des fonctions particulièrement exposées, tels les JLD ou les

présidents de cour d'assises, en prévoyant leur nomination par décret.

Là encore, vous semblez être conscient de cette nécessité, Monsieur le

président, puisque, dans votre courrier du 14 avril 2012, vous proposiez que

les affectations dans ces fonctions ainsi que dans les juridictions

interrégionales spécialisées relèvent d'un décret spécifique ou soient validées

par le CSM : la loi organique que nous attendons devra tenir compte de cet

engagement.

Le principe du « juge naturel » devra être par ailleurs consacré. En vertu de ce

principe, l'affectation des juges, leur désignation pour statuer dans différents

types d'affaires et la distribution de ces affaires dans les différentes

formations de jugement doivent obéir à des critères objectifs et préétablis.

La détermination et la mise en oeuvre de ces critères devront relever des

assemblées générales dont les pouvoirs doivent être renforcés.

Une carrière et une rémunération qui restent soumises aux

pressions

L'approche managériale et productiviste du travail judiciaire, la pénurie des

moyens, la fixation d'objectifs purement quantitatifs, les pressions

constantes de la hiérarchie ont des incidences sur l'exercice de leur pouvoir

juridictionnel par les magistrats, qui se voient ainsi privés de la latitude

nécessaire pour remplir leurs missions dans l'intérêt du justiciable.

Un avancement sous contrôle hiérarchique

La procédure actuelle d'évaluation alimente une culture de la soumission :

élément essentiel du dossier des magistrats, cette procédure, infantilisante

par ses absurdes appréciations littérales et ses grilles analytiques, conditionne

leur avancement et l'évolution de leur carrière.

Plutôt que de rendre compte de leur activité et de la qualité du service rendu

au justiciable, cette évaluation est de plus en plus utilisée par les chefs de

juridiction pour fixer des objectifs quantitatifs aux magistrats et les

contraindre à entrer dans une logique purement gestionnaire.

La procédure d'évaluation doit être entièrement révisée et être totalement

détachée de la gestion des carrières, notamment par la suppression du

tableau d'avancement.

Les magistrats n'en deviendront pas pour autant incontrôlables et

incontrôlés, comme certains semblent le craindre : le CSM, saisi par la

hiérarchie ou par le justiciable, pourra bien évidemment toujours sanctionner

les insuffisances professionnelles caractérisées.

Une rémunération modulable

La prime modulable n'est pas compatible avec l'indépendance des

magistrats : la prime modulable constitue actuellement une part non

négligeable de la rémunération des magistrats puisqu'elle représente en

moyenne 12% de leur traitement indiciaire, et que son taux maximum est de

18%. La répartition de cette prime est entre les mains des chefs de cour,

sans critères objectifs et dans la plus grande opacité. Clairement liée à

l'évaluation des magistrats, elle constitue un moyen de pression pour les

chefs de cour qui utilisent réellement ce pouvoir de modulation et de

« gratification » des magistrats les plus « méritants ». De nombreux collègues

ont de fait injustement subi cette sanction pécuniaire en raison de difficultés

personnelles, parce qu'ils ne plaisaient pas à leurs chefs de juridiction ou qu'ils

manifestaient une trop grande indépendance. Les juridictions administratives

ont d'ailleurs récemment fait droit à deux recours, l'un en raison d'une

discrimination liée au handicap, l'autre au prétexte qu'il n'accomplirait pas une

charge de travail suffisante, et ce sans prendre en compte les difficultés qui

pouvaient être les siennes.

Il est donc absolument nécessaire de supprimer cette prime modulable qui

porte atteinte à l'indépendance des magistrats et de prévoir l'intégration de

l'enveloppe correspondante dans le traitement des magistrats.

Mais une justice indépendante ne suffit pas en soi, elle doit trouver enfin sa

place dans une société de libertés respectueuse de l'humain.

III. Défendre les libertés publiques

Sans vouloir, monsieur le président, dresser ici un panorama exhaustif, nous

souhaitons vous faire part de nos préoccupations essentielles dans ce

domaine fondamental.

1) Des réformes pénales en stagnation

Les attentes étaient vives en mai 2012 après dix ans de politique sécuritaire

et démagogique caractérisée par des lois uniquement répressives comme

celles créant les peines planchers et la rétention de sûreté. Elles l'étaient

d'autant plus qu'en tant que candidat, monsieur le président, vous vous étiez

engagé, notamment dans les réponses au questionnaire que nous vous avions

adressé, à abroger la loi sur les peines planchers « qui sont non seulement

contraires au principe d'individualisation des peines, mais qui en plus ne sont

pas pertinentes contre la récidive ». Vous aviez ajouté que la rétention de

sûreté relevait également de ces réformes sur lesquelles il fallait revenir. Vous

aviez enfin affirmé que nous devions « repenser notre système pénitentiaire

et ne plus considérer la prison comme la seule peine possible ».

Il y eut aussi, autre signe encourageant, la tenue d'une conférence de

consensus sur la prévention de la récidive dont le jury, dans un rapport

déposé le 20 février dernier, privilégiant la fonction d'insertion et de

réinsertion de la peine et remettant en cause le dogme de l'efficacité de la

prison, préconisait la création d'une nouvelle peine de probation indépendante

et sans lien ni référence à l'emprisonnement.

Malheureusement, malgré vos engagements, les annonces réitérées de la

garde des Sceaux et ce rapport, nous en sommes toujours au stade des

déclarations d'intention. Nous pourrions même croire que nous avons reculé

puisque le 28 mars, lors d'une allocution télévisée, vous déclariez que les

peines planchers seraient « supprimées quand on (aurait) trouvé un dispositif

qui (permettait) d'éviter la récidive », semblant ainsi avoir oublié les

conclusions de la conférence de consensus, installée par la ministre de la

justice, et vos propos de candidat.

De même, le taux de surpopulation carcérale demeure particulièrement élevé,

les conditions de détention dans plusieurs établissements pénitentiaires

toujours aussi indignes, malgré les quelques travaux de rénovation initiés,

notamment à la maison d'arrêt des Baumettes suite à la récente décision du

Conseil d'Etat constatant le risque couru par les détenus en raison du

délabrement de l'établissement.

Et ce n'est pas la promesse du vote d'une grande loi pénale d'ici la fin de

l'année qui suffit à contrebalancer cette insupportable impression de

stagnation, voire de recul, tant son contenu reste flou.

Il faut maintenant, monsieur le président, passer des discours - aussi

séduisants soient-ils - aux actes pour initier une nouvelle politique pénale,

ayant pour ambition la décroissance pénale et carcérale, le sens et

l'individualisation de la peine, l'alternative à la détention, et la réinsertion. Le

premier acte de cette politique doit être l'abrogation immédiate des lois sur

les peines planchers et la rétention de sûreté. Le report de cette mesure au

vote d'une loi pénale plus vaste n'a aucune justification, sauf peut-être la

crainte « d'une opinion publique » qui n'aurait pourtant aucun mal à

comprendre, chiffres en main, que les peines planchers n'ont aucun effet

prouvé sur la récidive.

Cette nouvelle politique pénale devra s'accompagner d'autres mesures,

essentielles au respect des libertés individuelles, notamment : une réforme

des contrôles d'identité - suppression des contrôles administratifs, des

contrôles Schengen et sur réquisitions du procureur, remise d'une attestation

de contrôle - pour que cessent enfin les « contrôles au faciès » conformément

à votre engagement, remise à plat et limitation du nombre de fichiers, du

type de données et de leur durée de conservation, poursuite de la réforme de

la garde à vue pour que l'avocat ait accès à l'intégralité du dossier, limitation

des cas de placement en détention provisoire et de sa durée, ...

Dans ce domaine des libertés publiques, il est un domaine où l'inaction laisse

place à une redoutable action qui s'inscrit, nous le déplorons Monsieur le

président, dans la continuité de celle de vos prédécesseurs.

2) Les droits des étrangers toujours bafoués

Un certain Eric Besson, tout juste nommé ministre de l'immigration, déclarait

déjà, alors qu'il appliquait avec zèle l'insupportable politique du chiffre de

Nicolas Sarkozy en matière de reconduites à la frontière, vouloir mener son

action « avec fermeté mais humanité ».

Antienne reprise à l'envi, depuis son installation place Beauvau, par votre

ministre de l'intérieur. Mais si la fermeté est de rigueur, l'humanité proclamée

n'est que discours et ne se perçoit guère dans les décisions prises et l'action

menée sur le terrain ...

Destructions-évacuations massives de campements Roms sans aucune

mesure en faveur des nombreuses familles ainsi délogées en dépit d'une

circulaire prescrivant des « mesures d'accompagnement » de ces

évacuations ; mais il est vrai que, pour votre ministre de l'intérieur, ces

citoyens - pour la plupart d'entre eux européens - ont « vocation à retourner

en Roumanie » et ne souhaitent pas s'intégrer ...

Enfermement des enfants toujours de mise en zone d'attente et à Mayotte, la

circulaire prise sous la pression de la jurisprudence européenne ne concernant

que la rétention et ne s'appliquant pas à ce département.

Obligation faite aux Syriens souhaitant transiter par un aéroport français

d'obtenir un « visa de transit aéroportuaire » pour prévenir un « afflux massif

de migrants clandestins », prétexte fallacieux destiné à empêcher des

personnes, cherchant à échapper à la guerre, la répression qui sévit dans leur

pays, de déposer une demande d'asile en France.

Harcèlement policier et pratiques inadmissibles à l'égard des migrants du

Calaisis dénoncés avec force par le Défenseur des droits mais laissés impunis

par votre ministre de l'intérieur qui se réfugie dans le déni.

Et l'enfermement des étrangers en instance d'éloignement, toujours préféré à

l'assignation à résidence alors même que, dans votre lettre du 20 février

2012, en réponse à l'observatoire de l'enfermement des étrangers (OEE) -

dont le Syndicat de la magistrature est membre - vous rappeliez, à juste titre,

que le précédent gouvernement avait « banalisé la rétention en en faisant un

instrument de sa politique du chiffre alors même que, comme toute privation

de liberté, elle doit rester exceptionnelle et n'être utilisée qu'en dernier

ressort ».

Le Syndicat de la magistrature vous demande instamment de mettre un

terme à la politique de démantèlement des campements de Roms et

d'expulsion des familles et, à tout le moins, de mettre en oeuvre de façon

effective un plan d'urgence pour assurer le relogement durable de ces

populations.

Il vous demande d'engager une réforme de fond de la législation relative à

l'immigration, respectueuse des droits et de la dignité des personnes et

remettant à plat le dispositif actuel de l'enfermement, faisant notamment de

l'assignation à résidence le principe, mettant fin en tout lieu du territoire

français à l'enfermement des familles et restaurant - comme vous vous y

étiez engagé dans la réponse au questionnaire adressé par le Syndicat de la

magistrature - l'intervention du juge judiciaire dans le délai de quarante-huit

heures, au plus tard, à compter du placement en rétention.

3) Une justice des mineurs à restaurer en urgence

« Un mineur n'est pas un majeur en miniature mais un adulte en devenir »

écriviez-vous en réponse aux questions du Syndicat de la magistrature.

« C'est pourquoi il faut réaffirmer les principes inscrits dans l'ordonnance de

1945 : spécialisation des magistrats et des juridictions pour mineurs,

primauté de l'éducatif sur le répressif, prise en considération du parcours et

de la personnalité du mineur permettant l'individualisation et l'atténuation de

la peine liée à la minorité. Cela implique la suppression des dispositions de la

loi du 10 août 2011 créant un tribunal correctionnel pour mineurs, pour

maintenir le principe d'une juridiction spécialisée. »

Le Syndicat de la magistrature et l'ensemble des professionnels de la justice

des mineurs souscrivent pleinement à ce programme, confirmé dès l'arrivée

de la garde des Sceaux et rendu indispensable après des années de déni des

besoins spécifiques des mineurs, un alignement progressif de leur régime sur

celui des majeurs et une restructuration à marche forcée de la Protection

judiciaire de la jeunesse.

A ce jour, il n'est pas supportable, qu'en dépit de vos engagements, les

tribunaux correctionnels pour mineurs siègent encore et que les peines

planchers, ainsi que d'autres dispositions ayant un caractère d'automaticité

et les procédures de jugement accéléré continuent de s'appliquer aux

enfants.

Il est également urgent et indispensable de revoir le rôle de la Protection

judiciaire de la jeunesse et de promouvoir des solutions éducatives

diversifiées - à cet égard le Syndicat de la magistrature, qui a fait connaître

ses plus grandes réserves sur le fonctionnement des centres éducatifs fermés

et leur usage et qui a sollicité un bilan de ces structures, vous demande de

communiquer le rapport que la mission d'inspection devait rendre en janvier.

Enfin, s'agissant des mineurs étrangers isolés, qui ne reçoivent pas la légitime

aide que leur situation impose, le Syndicat de la magistrature vous demande

d'afficher et d'assumer une réelle volonté de protection. Dès leur arrivée, ces

jeunes doivent bénéficier d'une intervention du juge des enfants et d'une

prise en charge adaptée à leurs besoins spécifiques.

Monsieur le président, la justice ne peut plus attendre. Nous vous demandons

d'engager enfin les réformes qui doivent lui permettre d'être totalement

indépendante et équitable, au service de citoyens véritablement libres et

égaux en droit.

Nous vous prions de croire, monsieur le président de la République, en

l'assurance de notre plus haute considération.

Pour le Syndicat de la magistrature,

Françoise Martres, présidente