Redéfinition du périmètre procédural

Le 7 mai 2025, la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation (pourvoi n° 23-15 931) a jugé que l’action sociale ut singuli exercée par un ou plusieurs associés n’est pas cantonnée aux seules hypothèses d’inertie des organes sociaux ; elle peut être introduite ou poursuivie indépendamment de l’action déjà engagée par la société (ut universi).

 

Cette clarification technique, attendue depuis l’arrêt de 2021 qui avait entretenu une ambiguïté sur la subsidiarité, conforte la pratique contentieuse et invite le barreau à redéployer ses stratégies processuelles.

 

Dualité normative

  • Article L 223-22, alinéa 1, Code de commerce : la société, représentée par ses gérants, agit pour la réparation du préjudice qu’elle a subi.

 

  • Article L 223-22, alinéa 3 : chaque associé est habilité, individuellement ou collectivement, à exercer cette même action au nom de la société.

 

  • Article 31 Code de procédure civile : l’intérêt à agir résulte de toute atteinte, même indirecte, aux droits patrimoniaux de la partie demanderesse.

 

La haute juridiction décline de manière limpide la combinaison de ces textes : l’associé détient un droit propre, lequel ne se dissout pas dans l’initiative sociétale.

 

Intérêt à agir : précision apportée par la Cour

Le grief opposé par la cour d’appel — absence d’intérêt faute de préjudice personnel — est précisément celui censuré. Pour la Cour de cassation :

 

  1. Tout amoindrissement de l’actif social affecte corrélativement la part de capital et la perspective de dividendes ;

 

  1. L’intérêt à agir se déduit donc de la seule détention de titres, sans nécessité d’un préjudice distinct.

 

Conséquence tactique

La défense du dirigeant ne peut plus invoquer l’« autorité » de l’action sociale ut universi pour tenter de faire déclarer irrecevable l’assignation ut singuli. La priorité temporelle ou la concomitance est donc neutre ; seul importe le bien-fondé intrinsèque des demandes.

 

Portée pratique pour l’avocat d’entreprise

Élaboration du dossier demandeur

  • Recueil des pièces : procès-verbaux d’assemblée, rapports du commissaire aux comptes, relevés bancaires attestant des flux contestés.

 

  • Qualification des fautes : manquement à la loi ou aux statuts, concurrence déloyale, gestion intéressée, abstention fautive.

 

  • Évaluation du quantum : restitution des sommes détournées, dommages financiers collatéraux (pénalités fiscales, perte de marge commerciale).

 

Calendrier procédural

  1. Lettre recommandée de mise en cause adressée au dirigeant, non obligatoire mais conseillée pour interrompre la prescription quinquennale (C. civ., art. 2224).

 

  1. Assignation au nom de la société, l’associé agissant en qualité de mandataire légal ad hoc de celle-ci.

 

  1. Demande accessoire de désignation d’un expert sur le fondement de l’article 145 CPC lorsque les pièces manquent.

 

Frais et prise en charge

Le demandeur avance les frais ; il pourra en recouvrer remboursement sur le fondement de l’article 700 CPC dès lors que la condamnation prononcée profite à la société. Rien n’interdit de prévoir statutairement une avance par la société elle-même.

 

Défense du dirigeant mis en cause

  • Exception de procédure : contester la qualité d’associé (cession non inscrite, indivision non représentée).

 

  • Assurance RC dirigeants : mise en déclaration immédiate pour prise en charge des frais de défense.

 

  • Transaction : envisageable mais nécessite l’approbation expresse de l’assemblée (C. com., art. L 223-19) pour être opposable à tous les associés.

 

Interactions avec la gouvernance

Statuts et règlement intérieur

L’arrêt impose de revisiter les clauses qui subordonnent l’action ut singuli à un défaut d’initiative des gérants ; elles seraient réputées non écrites. En revanche, les statuts peuvent organiser :

 

  • un pré-avis obligatoire au gérant, limité dans le temps ;

 

  • la répartition des frais entre la société et l’associé déclencheur ;

 

  • la désignation d’un mandataire pour représenter la société lors du procès, évitant ainsi une situation de juge-et-partie.

 

Organes de contrôle

Le comité d’audit ou le CAC doit intégrer ce risque de double action dans sa cartographie : toute observation restée sans suite peut désormais fonder l’assignation d’un associé.

 

Interférences pénales et fiscales

Le cumul action civile ut singuli et plainte pénale demeure possible. La prescription pénale (six ans depuis la réforme de 2017) peut d’ailleurs être suspendue par la procédure civile si l’associé a engagé une citation directe pour les mêmes faits. En matière fiscale, l’amende infligée à la société pour manquement déclaratif peut majorer le préjudice indemnisable.

 

Mise en perspective avec le droit des sociétés par actions

Le régime des SA/ SAS (art. L 225-252) est identique ; la décision du 7 mai 2025, bien que rendue à propos d’une SARL, aura vocation à s’appliquer par analogie aux sociétés anonymes, sauf dispositions particulières relatives à la minorité de blocage (5 % du capital pour les SA cotées).

 

Conclusion : sécurisation et vigilance accrues

L’action sociale ut singuli, désormais affranchie de tout caractère subsidiaire, devient un outil de gouvernance active ; elle sert à prévenir la dilution du patrimoine social et à responsabiliser les dirigeants. Pour le praticien du barreau, il s’agit :

 

  • d’anticiper la preuve de l’intérêt légitime ;

 

  • de documenter la faute et son coût réel ;

 

  • de conseiller aux sociétés une rédaction statutaire équilibrée pour éviter la paralysie, mais sans priver les associés de leur droit imprescriptible.

 

La sérénité des affaires dépendra d’une information transparente et d’une comptabilité sans faille ; à défaut, l’action ut singuli trouvera un champ d’intervention élargi.

 

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