Un dommage matériel, au sens du contrat d'assurance, implique la détérioration ou la destruction fortuite de la chose assurée. L'assurance des autres préjudices relève d'une première technique qui consiste à rédiger des clauses spécifiques définissant le fait générateur et permettant une indemnisation sous certaines conditions et limites (Erreur sans désordres, Défaut d'implantation, Erreur de calcul, Garantie Effondrement...).

Une autre technique consiste, non pas à définir le fait générateur, mais à distinguer le dommage lui-même en trois grandes catégories : le dommage matériel, le dommage immatériel consécutif, et, enfin, le dommage immatériel non consécutif (le DINC).

Les contrats de Responsabilité Civile Professionnelle définissent simplement le DINC comme un dommage immatériel non consécutif à un dommage matériel garanti par le contrat. A première lecture, dès lors que le préjudice du bénéficiaire ne correspond à aucune altération ou destruction d'un bien couvert par le contrat, seule cette garantie est mobilisable. Cependant, une difficulté surgit lorsque le sinistre est susceptible d'entraîner, pour faire cesser le préjudice, la démolition, ou, en tout cas, une intervention sur le bien assuré. Dans ce cas, il y a détérioration de la chose, mais elle est induite par le mode réparatoire.

Faut-il l'assimiler alors à un désordre matériel consécutif au sinistre ou, au contraire, ne s'agit-il que d'une indemnité évaluable en argent ?

L'argument en faveur d'un rattachement au Dommage Immatériel tient au fait que ce préjudice est la conséquence du sinistre, et non pas le sinistre lui-même. Confondre les deux notions (cause et conséquence) reviendrait ainsi à nier le mécanisme de l'assurance de dommages. L'assureur analyse ici les travaux comme une indemnité évaluable en argent. L'intérêt n'est pas seulement théorique, car le plafond de garantie, quand cette garantie facultative existe, est très inférieur à la garantie principale, c'est-à-dire celle des dommages matériels.

A l'inverse, l'argument en faveur du Dommage Matériel tend à considérer que, ce mode réparatoire étant inéluctable, il s'impose à l'assuré comme la conséquence logique du sinistre. Dans cette thèse, c'est parce que la destruction (partielle ou totale) du bien est indispensable qu'il n'y a pas lieu de faire de distinction entre le désordre et sa réparation. En ce sens, le bénéficiaire n'a pas la libre disposition de l'indemnité : il ne peut choisir librement entre la remise en état ou le versement de dommages et intérêts compensatoires.

La Cour de Cassation a rendu un arrêt le 12 juin 2013 (Civ.3, 13 juin 2013 pourvoi n° 12-19.103, publié dans ce blog) faisant pencher la balance en faveur de cette seconde thèse, et susceptible, s'il faisait jurisprudence, d'emporter de lourdes répercussions pour les assureurs.

Les faits.

En l'espèce, l'entreprise avait commis une double erreur au stade des fondations. D'une part, la villa était implantée trop près des limites parcellaires, et d'autre part, elle excédait de plus d'un mètre la hauteur prévue au Permis de Construire. Lors de l'achèvement de l'ouvrage, la non-conformité avait été portée à la connaissance du maître d'ouvrage, et les parties l'inscrivirent au titre des réserves à la réception.

Assez classiquement, le maître d'ouvrage attendit d'abord le refus du certificat de conformité avant d'envisager l'obtention d'un PC modificatif. Entre temps, les voisins dénoncèrent la situation et un PV d'infraction vint « geler » le litige. Le P.C. modificatif fût d'ailleurs refusé.

Dans cette situation, et en l'absence d'une réception sans réserves, le maître d'ouvrage est soumis à un risque important que le constructeur fasse défaut. C'est ce qui se produisit assez rapidement en l'espèce. Toujours dans cette situation, et malgré un marché quasiment soldé, il est peu probable que le maître d'ouvrage puisse espérer la garantie de l'assureur. Effectivement, l'assureur dénia la garantie décennale, en précisant toutefois qu'une garantie « Erreur d'implantation » avait été souscrite.

Chacun comprendra que le maître d'ouvrage se retrouve alors dans une situation dramatique et, disons-le, parfaitement injuste. Le marché est en effet soldé, la maison est habitable, et pourtant : le malheureux a tout perdu, puisqu'il lui faudra démolir et reconstruire à ses frais, ou renoncer à son projet et revendre le terrain nu.

C'est la double peine, en quelque sorte.

La solution.

Les juges d'appel avaient ici condamné l'assureur à supporter la démolition-reconstruction au titre de la garantie décennale. S'agissant des réserves à la réception, la Cour avait considéré que le maître d'ouvrage ne pouvait avoir compris l'ampleur du désordre au jour du P.V., dès lors qu'il précisait par écrit émettre la réserve «en l'attente du certificat de conformité ».

Le moyen de fait échappait au contrôle du juge régulateur, mais il me paraît de pur opportunisme. Car, tant que le certificat de conformité n'est pas refusé, on admet volontiers que le maître d'ouvrage ignore le caractère certain de son préjudice, mais on ne peut en tirer la conclusion qu'il le sous-estime. De deux choses, l'une : il y a conformité ou il n'y a pas conformité au Permis de Construire. L'issue est seulement connue, au plus tôt, lorsque le certificat est refusé. Telle est la véritable signification d'une réserve dans ce cas.

Le raisonnement du juge nous démontre cependant, et une fois de plus, qu'un litige survenu avant réception, assorti de réserves et même d'un PV d'infraction, n'écarte pas radicalement une qualification décennale.

S'agissant de la nature du désordre, la Cour de Cassation approuve la solution aux termes de l'attendu suivant : «Mais attendu qu'ayant souverainement retenu que l'erreur d'implantation ne pouvait pas être régularisée et aboutissait à la démolition de l'ouvrage, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, a pu en déduire, sans modifier l'objet du litige, que le désordre était de nature décennale et que la société Aviva assurances devait sa garantie ».

La compagnie d'assurance reprochait (seconde branche du moyen) au juge de ne pas avoir relevé le caractère certain du préjudice dès lors que, en l'état, le maître d'ouvrage ne faisait l'objet d'aucune injonction administrative ou assignation du voisin aux fins de démolition.

La 3ème chambre estime le moyen sans portée, le préjudice étant déjà constitué par la seule impossibilité de régulariser la construction.

On se souvient de ce que la 3ème chambre avait déjà admis l'impropriété à destination à propos du non-respect des règles parasismiques, dès lors qu'elles ont un caractère obligatoire (dernier arrêt sur ce thème : Civ.3, 11mai 2011, pourvoi 10-11.713). Il a été jugé également que le sous dosage du béton est caractéristique d'un désordre décennal, à raison du risque qu'il fait courir sur la pérennité (civ. 3, 19 novembre 2008 pourvoi 07-17.549). Toutefois, la jurisprudence trouvait ici sa justification dans la destruction inéluctable qui surviendrait en cas de séisme ou de ruine. Le désordre ainsi relevait de la garantie décennale par anticipation du sinistre matériel.

Il en va tout autrement dans le cas d'espèce.

La portée de l'arrêt du 12 juin.

Cette solution n'est pas entièrement inédite. Au travers de l'impropriété à destination, la 3ème chambre civile a déjà rendu une décision identique par arrêt du 14 février 2006 (Civ.3, 14 février 2006, pourvoi 05-12.516). Les juges du fond appliquent déjà la notion d'impropriété à destination à propos des troubles anormaux de voisinage, et notamment en cas de nuisances sonores (arrêt Civ.3, 31 mars 2005, pourvoi 03-14.217).

On notera au passage que le juge civil et le juge administratif ont sur ce point une position désormais identique. Ainsi, le Conseil d'Etat dans un arrêt du 9 mai 2012 (n° 346757) casse une décision pour ne pas avoir relevé l'impropriété à destination d'une salle des fêtes qui engendrait des nuisances sonores aux riverains.

De même, la Cour d'appel a déjà condamné des constructeurs et leurs assureurs au titre de la décennale pour une non-conformité des cuisines aux règles sanitaires, en dehors de toute injonction de l'administration (CA Paris, 5 octobre 2011).

L'arrêt du 12 juin s'inscrit exactement dans cette veine, et apporte une alternative à la qualification des non conformités, quelles qu'elles soient, lorsqu'il n'existe aucune atteinte directe à la chose.

Au-delà de la discussion sur le caractère ou non décennal du désordre, on comprend finalement que l'enjeu est plus important : ces désordres sont des dommages matériels, peu importe qu'il y ait réception ou non de l'ouvrage. Ce sont des dommages matériels simplement parce que, pour y remédier, il faut intervenir sur le bâtiment.

Dans notre affaire, l'intervention est radicale : c'est la démolition. Cependant, l'importance des travaux est secondaire. Il peut s'agir d'une démolition partielle, voire de reprises modestes, qui n'entraîneront pas nécessairement de destruction, mais plutôt une amélioration. Du reste, dans le cas de nuisances sonores aux riverains, la pose de pièges à sons, de limiteurs de bruits, de planchers anti vibratiles, sont des mesures peu invasives. Et pourtant, dans le cadre d'une condamnation décennale, l'assureur les supporterait immanquablement.

Les répercussions.

Elles sont triples.

Une première s'impose, si le dommage est qualifié de décennal.

Le risque, qui est géré initialement en répartition, passe en capitalisation. Ni plafond ni franchise ne sont plus opposables, et les traités de réassurance, différents, sont impactés par ce transfert. En RCD, le glissement des DINC (et des clauses de garantie Erreur sans désordres, défaut d'implantation,...) vers la base capitalisation présente un coût non négligeable, mais les conséquences sont pires pour les assureurs DO, qui, par définition, ne provisionnent pas ces risques.

Une deuxième répercussion concerne les contrats RC Professionnelle et RC exploitation.

Si le dommage ne peut être qualifié de décennal, le glissement des DINC vers le désordre matériel n'affecte pas nécessairement les traités de réassurance. En revanche, il a un impact sur les plafonds de garantie des polices, ces plafonds étant toujours plus élevés pour des désordres matériels. Par ricochet, ce transfert affecte aussi les provisions techniques si l'assureur a évalué le risque au plafond des DINC.

Or, la situation se rencontre fréquemment en matière de litiges de construction. Nous pouvons ainsi évoquer trois grandes figures:

- Le bien est affecté d'une non-conformité contractuelle nécessitant des travaux de reprise en vue de sa livraison, ou pour satisfaire à la levée des réserves.

- Le chantier fait l'objet d'un litige ayant abouti à une interruption, voire à un abandon des travaux. Pour permettre l'achèvement de l'ouvrage, il est nécessaire de procéder à des travaux de reprise.

- Le projet est en infraction avec une règle d'urbanisme ou une norme de construction impérative. Sa mise en conformité nécessite alors une démolition totale ou partielle, et des travaux de reprises.

Enfin, une troisième répercussion touche à la RT 2012 et au fameux défaut de performance énergétique.

Depuis les débats sur le Grenelle de l'environnement, les assureurs sont majoritairement opposés à ce que les éventuelles réclamations liées à la surconsommation relèvent de la garantie décennale. Un des arguments, et ce fut aussi le mien, critiquait le recours à l'impropriété à destination en l'absence d'atteinte au bien, à son usage, ou à ses qualités intrinsèques.

Or, si le « désordre » échappe à la garantie décennale, sa prise en charge tombe dans le régime de l'assurance RC, et plus précisément dans celui des DINC. Que l'acquéreur choisisse de se faire indemniser sur les surconsommations, ou qu'il choisisse de financer des travaux d'amélioration, la garantie, quand elle existe, est alors limitée à une valeur unique : le plafond des DINC.

Il en irait différemment si le montant des travaux de mises aux normes permettait une indemnisation beaucoup plus importante que celle correspondant aux surconsommations. Or, il faut rappeler à cette occasion que le principe indemnitaire empêche les assureurs RC d'exiger que les travaux soient effectués. On entrevoit alors, sans faire de procès d'intention à quiconque, les dérives possibles : le bénéficiaire des indemnités pourrait être tenté de ne pas faire les travaux, de compenser sa surconsommation par une fraction minime de l'indemnité... et de conserver le solde à d'autres fins.

Au travers de cette décision, non publiée et a priori plutôt anecdotique, il me semble donc que le champ d'application des DINC se restreint considérablement, pour se cantonner à des litiges purement financiers (comptes entre parties, abandon de programmes, loi Carrez,...).

Jean Luc Bouguier