Cass. civ. 1re, 7 octobre 2025, n° 23-86.573 (Texte intégral sur Cour de cassation.fr)

L’arrêt du 7 octobre 2025 inaugure en France un contrôle européen des règles professionnelles. Il ne fragilise pas la profession d’avocat, mais la confronte à une exigence nouvelle : celle de justifier rationnellement ses règles à la lumière des principes de nécessité et de proportionnalité.

L’enjeu n’est plus seulement la conformité, mais la cohérence : aligner la déontologie sur le droit de l’Union tout en préservant l’éthique et la mission de service public de la justice.

C’est là sans doute, pour les avocats (mais pas que, voir en fin d'article la liste des professions concernées) le véritable défi de la prochaine décennie.

 


I. Un arrêt fondateur : la réception explicite de la directive « proportionnalité »

1. Le cadre européen

La directive (UE) 2018/958 du 28 juin 2018, relative au contrôle de proportionnalité avant l’adoption de nouvelles réglementations de professions, impose aux États membres de vérifier que toute mesure réglementaire touchant l’accès à une profession ou son exercice :

  • poursuit un objectif d’intérêt général reconnu par le droit de l’Union (ex. protection du justiciable, santé publique, sécurité juridique) ;

  • est nécessaire pour atteindre cet objectif ;

  • et proportionnée, c’est-à-dire adaptée, non excessive et sans alternative moins restrictive.

L’article 4 de la directive liste les critères de cette analyse : nature des risques, adéquation du niveau de protection, disponibilité d’autres mesures moins contraignantes, équilibre entre avantages et coûts, et effets cumulatifs des restrictions. Son article 30 oblige les États à motiver et publier les résultats du test de proportionnalité avant toute réforme d’une profession réglementée.

2. La portée de l’arrêt du 7 octobre 2025

C’est la première fois que la Cour de cassation française reconnaît la valeur normative directe de cette directive dans le cadre d’un litige concernant une réglementation professionnelle. En retenant que les dispositions de la directive « s’imposent aux autorités nationales compétentes lorsqu’elles édictent des règles nouvelles affectant l’accès ou l’exercice d’une profession réglementée », la Cour :

  • étend le champ du contrôle de proportionnalité au domaine professionnel ;

  • et ouvre la possibilité pour le juge national de censurer une norme interne (décret, arrêté, règlement professionnel) qui ne satisferait pas à ce test.

Cette jurisprudence s’inscrit dans la continuité du droit de l’Union : le contrôle de proportionnalité, déjà consacré par la CJUE (v. CJUE, 30 juin 2022, Commission c/ Hongrie, aff. C-178/20), devient ici un outil direct d’évaluation des réglementations ordinales et déontologiques.

 


I. Un changement de paradigme pour la régulation de la profession d’avocat

1. La déontologie à l’épreuve du droit de l’Union

Les avocats exercent une profession à la fois réglementée et protégée par l’intérêt général (indépendance, secret, probité). Mais ces valeurs ne suffisent plus à justifier toutes les restrictions : la directive impose que chaque règle soit objectivement nécessaire et proportionnée.

Sont désormais concernées :

  • les règles limitant la publicité et la communication de l’avocat ;

  • les conditions d’association, de détention du capital ou d’interprofessionnalité ;

  • l’encadrement des plateformes numériques juridiques ;

  • ou encore les règles relatives au cumul d’activités ou à la structure d’exercice.

L’administration, le CNB ou les ordres devront pouvoir démontrer que la restriction envisagée :

  1. répond à un objectif légitime (intérêt du client, bonne administration de la justice),

  2. est nécessaire pour atteindre ce but,

  3. et qu’aucune mesure moins contraignante ne permettrait d’obtenir le même résultat.

2. Une méthode d’évaluation inspirée du droit européen

Le test de proportionnalité issu de la directive reprend la méthode classique du juge européen :

Étape du contrôle Contenu Application possible au droit des avocats
Objectif légitime L’intérêt général poursuivi doit être identifiable. Protection du justiciable, indépendance du barreau, confiance dans la justice.
Nécessité La mesure doit être indispensable au regard de cet objectif. Ex. interdiction de la publicité comparative si démontré qu’elle porte atteinte à la dignité de la profession.
Proportionnalité stricto sensu Les effets restrictifs ne doivent pas excéder ce qui est requis pour protéger l’intérêt général. Une interdiction absolue d’activité accessoire pourrait être jugée excessive.
Évaluation cumulative Les restrictions doivent être analysées dans leur ensemble. Cumul des obligations ordinales, fiscales, disciplinaires, etc.

Cette méthode conduit à une mutation du raisonnement déontologique : la justification morale ou symbolique ne suffit plus ; elle doit s’appuyer sur des éléments objectifs, mesurables et transparents.

3. Les implications contentieuses

  • Invocabilité : un avocat ou un cabinet pourrait invoquer directement la directive 2018/958 pour contester une règle jugée disproportionnée.

  • Contrôle ex post : le juge (civil, administratif ou disciplinaire) pourrait écarter une norme nationale contraire au droit européen.

  • Effet préventif : le CNB et les ordres devront, avant toute réforme, établir un rapport de proportionnalité conforme à l’article 30, afin d’éviter toute annulation ultérieure.

Cette exigence rejoint la logique de gouvernance par la preuve, qui imprègne désormais le droit européen : chaque restriction doit être justifiée, mesurée, et réévaluée dans le temps.


 

II. Une invitation à repenser la régulation de la profession d’avocat

1. Vers une gouvernance fondée sur la confiance et la transparence

Le droit européen ne remet pas en cause la déontologie ; il la modernise. La profession d’avocat est appelée à démontrer que sa régulation protège réellement l’intérêt public, sans constituer une barrière injustifiée à l’accès au marché juridique.

La directive consacre ainsi une approche équilibrée :

“Le respect de la proportionnalité n’est pas la dérégulation, mais la rationalisation de la régulation.”

2. Un tournant stratégique pour les barreaux

Les institutions ordinales devront anticiper cette mutation :

  • mise à jour des rapports d’impact réglementaire,

  • adaptation des codes de déontologie (notamment en matière de communication et de technologies),

  • dialogue renforcé avec les autorités européennes et nationales.

Cette exigence pourrait même devenir un levier de légitimité accrue du barreau : démontrer que ses règles sont protectrices par essence et non restrictives par réflexe.

 


Pour rappel : l'arrêt de la Cour de cassation ne concerne pas que la profession d'avocat mais toutes les professions réglementées : La directive couvre plus de 200 professions recensées par la Commission européenne. En France, cela inclut notamment :

1️⃣ Professions juridiques : Avocats Notaires (dans leurs aspects économiques, sous réserve du statut d’officier public), Huissiers de justice / commissaires de justice Administrateurs et mandataires judiciaires , Experts judiciaires, Médiateurs agréés, Conseils en propriété industrielle, Commissaires aux comptes.

2️⃣ Professions médicales et paramédicales : Médecins, dentistes, pharmaciens Infirmiers, sages-femmes Kinésithérapeutes, orthophonistes, ergothérapeutes, etc. ➡️ Ces professions sont déjà très encadrées, mais le test de proportionnalité peut affecter certaines restrictions d’installation, clauses de non-concurrence, règles de publicité ou d’interprofessionnalité.

3️⃣ Professions techniques et d’ingénierie : Architectes, géomètres-experts Ingénieurs-conseils, urbanistes Experts-comptables Géologues, topographes.

4️⃣ Professions du secteur social, éducatif et culturel, Éducateurs spécialisés, Psychologues, psychothérapeutes, Travailleurs sociaux agréés.

5️⃣ Professions économiques et artisanales : Agents immobiliers, Transporteurs publics, Guides-conférenciers, Coiffeurs, esthéticiens (dans la mesure où leur activité est soumise à des qualifications obligatoires).


Maître Zia Oloumi Avocat & Médiateur – Oloumi Avocats & Associés