Nous avons déjà eu l’occasion d’écrire sur la problématique intéressant beaucoup, dans un contexte international, l’auteur d’une rupture de relation commerciale établie (qui serait étranger) confronté à l’article L.442-6 I-5° du code de commerce français lequel protège la victime française de cette rupture (lire l’article en question).

Ce qui échappe souvent aux cocontractants étrangers est le risque réel que représente pour eux le fait de rompre une relation commerciale établie avec leur partenaire français, sans accorder un préavis suffisant. 

Ils peuvent connaître le risque financier attaché à cette rupture aux termes de l’article L.442-6-I-5° (jusqu’à 2 millions d’euros) mais souvent et, à tort, ils croient pouvoir s’en prémunir, dans un contrat international, par le jeu d’une clause attributive de juridiction  (« CAJ ») désignant une juridiction étrangère (laquelle, si la loi française n’est pas applicable, ne fera pas non plus application de l’article L.442-6-I-5° dont le caractère de « loi de police » n’est consacré que par les juridictions françaises).

Or, depuis des années, une partie de la jurisprudence française a contredit cette analyse en rendant inopposable une clause attributive de juridiction au profit de juridictions étrangères, en cas de rupture d’une relation commerciale établie dont la victime était française – position que nous avons combattue avec succès, y compris devant les juridictions françaises (cf. voir notre article sur le sujet).

Cette posture d’une partie des juridictions françaises a eu notamment pour conséquence d’ébranler sérieusement la croyance absolue, partagée par la plupart des juristes français et étrangers, en la force de la liberté contractuelle des parties.

Le raisonnement des premières juridictions françaises contestant à la CAJ sa force était le suivant : quand bien même  la CAJ désignant une juridiction étrangère serait valide sur la forme, elle serait de toute façon inapplicable à un litige intéressant la matière délictuelle. En effet,  en vertu de l’article L.442-6-I-5° (qui s’applique en cas de rupture de relation commerciale établie et qui a le caractère de « loi de police ») la responsabilité d’une relation commerciale établie est nécessairement de nature « délictuelle », ce qui exclut de facto la prise en considération d’une CAJ laquelle ne s’inscrit que dans un rapport de droit « contractuel ».

Voilà en raccourci quel était le raisonnement des juridictions françaises cherchant à retenir leur compétence, au détriment des stipulations d’une CAJ, dès lors que la victime de la rupture des relations commerciales établies était française (en matière délictuelle, la juridiction compétente est celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi – en l’occurrence, la juridiction française quand la victime est française).

Deux – très récentes – décisions des 24 novembre 2015[1] et 15 décembre 2015[2] viennent sérieusement mettre à mal ce raisonnement dont on conçoit difficilement qu’il puisse encore continuer à être soutenu à terme.

Une plus grande sécurité juridique pour les cocontractants étrangers de sociétés françaises en résulte  tout en livrant quelques clefs pour améliorer la rédaction des clauses attributives de juridiction.

 

1- Rappel d’importance : faute de CAJ, la juridiction compétente en matière de rupture des relations établies ne se détermine pas en fonction de la loi française, qu’elle soit la loi du contrat ou « loi de police »

Il n’y a plus de fatalité en matière de rupture des relations commerciales établies dès lors que la victime est française et quand bien même la loi française serait applicable.

Il ne semble plus possible pour les juridictions françaises – qui seraient encore tentées de le faire – de cautionner la thèse selon laquelle il y aurait, à défaut de CAJ, une compétence « de plein droit » des juridictions françaises dans un contexte international et ce, quand bien même l’article L. 442-6 I-5° serait applicable au fond du litige.

Les deux décisions du 24 novembre et du 15 décembre 2015 sont limpides à cet égard : la détermination de la juridiction compétente se fait en fonction des règles communautaires de compétence exclusivement et indépendamment de toute considération de la loi applicable, à quelque titre que ce soit.

 

  • Arrêt de la Cour de cassation du 24 novembre 2015 : « Attendu que pour rejeter l’exception d’incompétence soulevée au profit des juridictions allemandes, l’arrêt, après avoir relevé l’absence de convention attributive de juridiction, au sens de l’article 23 du Règlement Bruxelles I, retient que la loi de police fondant la demande s’impose en tant que règle obligatoire pour le juge français.

Qu’en statuant ainsi, alors que seules les règles de conflit de juridictions doivent être mises en œuvre pour déterminer la juridiction compétente, des dispositions impératives constitutives de lois de police seraient-elles applicables au fond du litige, la cour d’appel a violé le texte et les principes susvisés »

  • Arrêt de la Cour d’appel de Paris du 15 décembre 2015 : « Considérant que seules les règles de conflit de juridictions doivent être mises en œuvre pour déterminer la juridiction compétente quand bien même des dispositions impératives constitutives de lois de police, comme en l’espèce celles de l’article L.442-6 I-5° du code de commerce seraient applicables au fond du litige ».

Ce dernier arrêt de la Cour d’appel de Paris est encore plus précis : le fait que l’article L.442-6-I-5° considère la responsabilité, encourue au titre de la rupture d’une relation commerciale établie, comme délictuelle plutôt que contractuelle n’a donc aucune incidence sur la détermination de la juridiction compétente.

Ce n’est pas à la loi applicable (en l’occurrence la loi française) qu’il faut se référer pour apprécier si le litige relève de la « matière contractuelle » ou « de la matière délictuelle » mais bien, encore une fois, aux seules règles de conflit de juridiction applicables et en particulier à l’article 5 du Règlement 44/2001 du 22 décembre 2000[3] et à l’interprétation qui leur est donnée par les juridictions communautaires

  • Arrêt de la Cour d’appel de Paris du 15 décembre 2015 : « Considérant que si, en droit français, la rupture brutale d’une relation commerciale établie, sans préavis écrit engage la responsabilité délictuelle de son auteur, il n’en demeure pas moins que, selon la jurisprudence constante de la CJCE devenue CJUE, la notion de ‘matière contractuelle’ doit être interprétée de manière autonome en se référant aux systèmes et aux objectifs de la convention, en vue d’assurer l’application uniforme de celle-ci dans tous les Etats contractants, cette notion ne saurait, dès lors, être comprise comme renvoyant à la qualification que la loi nationale donne au rapport juridique devant la juridiction nationale.

Que selon la Cour de justice de l’Union européenne, la matière délictuelle a un caractère résiduel et une demande qui ne repose pas sur ‘un engagement librement assumé d’une partie envers l’autre’ se rattache à la matière délictuelle ; que cette matière comprend toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur et qui ne se rattache pas à la matière contractuelle au sens de l’article 5.1 du Règlement ;

Considérant qu’en l’espèce, la rupture des relations contractuelles, son caractère licite ou abusif relève de la matière contractuelle au sens de l’article 5.1 du Règlement 44/2001 ».

En conclusion : en l’absence ou en cas d’invalidité d’une CAJ dans un rapport de droit international, il faut, en présence d’un litige lié à la rupture de relation commerciale établie au sens de l’article L.442-6 I-5° du code de commerce, déterminer la juridiction compétente en fonction des règles de conflit de juridiction définies à l’article 5 du Règlement 44/2001 et jamais en considération des critères de détermination de la juridiction compétente, selon la loi française, fût-elle une « loi de police ».

Voilà qui confère une plus grande sécurité juridique pour les relations commerciales internationales, même en l’absence de clause d’élection de for.

2- Rappels utiles pour la rédaction d’une CAJ valide et opposable dans le contexte international d’un litige lié à la rupture d’une relation commerciale établie 

Cela étant dit, une plus grande sécurité juridique peut être assurée, dans les rapports de droit international, en présence d’une CAJ (qui désignerait par exemple une juridiction étrangère) à condition que cette dernière remplisse les conditions de validité et d’opposabilité prescrites à l’article 23-1 du règlement 44/2001[4].

C’est ce que nous avions d’ailleurs appelé les « qualités intrinsèques » à la CAJ dans notre précédent article publié sur le sujet.

Ces conditions de validité et d’opposabilité sont rappelées aux termes de l’arrêt de la Cour de cassation du 24 novembre 2015 :

  • la CAJ doit répondre à un certaines conditions de fond : la CAJ doit avoir été convenue à propos d’ « un rapport de droit déterminé ». Elle ne doit pas être opposée de manière générale, indépendamment de tout rapport de droit noué entre les parties contractantes. Ainsi, elle doit être souscrite par exemple, dans le cadre d’un contrat de vente ou à l’occasion de commandes régulières (et figurer dans ce cadre dans des conditions générales de vente adossées au bon de commande auxquelles celui-ci renvoie expressément).

 

          La Cour de cassation, dans un arrêt récent[5], rappelle l’interprétation restrictive du rapport de droit visé à l’article 23-1 précité en excluant l’application d’une CAJ dans le cadre d’un litige relatif à une demande d’indemnisation pour pratiques anticoncurrentielles (les termes de la CAJ ne stipulant pas explicitement que ladite clause était applicable dans un tel cadre).

 

  • la CAJ doit également répondre à des conditions de forme :

 

  •  elle doit être stipulée de manière visible et lisible « par écrit ou verbalement avec confirmation écrite ou sous une forme qui soit conforme aux habitudes que les parties ont établies entre elles » ou sous une forme qui corresponde à un usage international

 

  •  il ne doit y avoir aucun doute sur le fait que le partenaire commercial a pris connaissance de cette clause et l’a acceptée expressément.

 

par Sarah Temple-Boyer

 

 


[1] Com. 24 novembre 2015 n°14-14.924

[2] Cour d’Appel de Paris, Pôle 1, Chambre 1, 15 décembre 2015

[3] Article 5 du Règlement CE 44/2001 du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale :

« Une personne domiciliée sur le territoire d’un Etat membre peut être attraite, dans un autre Etat membre :

  1. a) en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l’obligation qui sert de base à la demande doit être exécutée ;

b) aux fins d’application de la présente disposition, et sauf convention contraire, le lieu de l’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande est :

- pour la vente de marchandises, le lieu d’un Etat membre où, en vertu du contrat, les marchandises ont été ou auraient dû être livrées,

- pour la fourniture de services, le lieu d’un Etat membre où en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis ;

c) le point a s’applique si le point b ne s’applique pas ; (……)

(….)

3)     en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire »

 

[4] Article 23-1 du Règlement de Bruxelles 44/2001 :

« Si les parties, dont l'une au moins a son domicile sur le territoire d'un État membre, sont convenues d'un tribunal ou de tribunaux d'un État membre pour connaître des différends nés ou à naître à l'occasion d'un rapport de droit déterminé, ce tribunal ou les tribunaux de cet État membre sont compétents. Cette compétence est exclusive, sauf convention contraire des parties. Cette convention attributive de juridiction est conclue:

a) par écrit ou verbalement avec confirmation écrite, ou

b) sous une forme qui soit conforme aux habitudes que les parties ont établies entre elles, ou

c) dans le commerce international, sous une forme qui soit conforme à un usage dont les parties avaient connaissance ou étaient censées avoir connaissance et qui est largement connu et régulièrement observé dans ce type de commerce par les parties à des contrats du même type dans la branche commerciale considérée.

 

[5] Civ. 1ère, 7 octobre 2015 n°14-16.898