La règle est bien connue des praticiens : nul projet susceptible d’atteindre des espèces protégées ne peut prospérer sans satisfaire cumulativement les trois piliers de l’article L. 411-2 du code de l’environnement :
1° raison impérative d’intérêt public majeur,
2° absence de solution alternative satisfaisante,
3° absence d’atteinte compromettant le maintien dans un état de conservation favorable.

Mais dans la pratique contentieuse, c’est presque toujours la seconde condition — l’alternative satisfaisante — qui fait trébucher les maîtres d’ouvrage.
La décision Conseil d’État, 21 novembre 2025, Département de l’Ain, n° 495622, vient offrir un cadre d’analyse plus opérationnel, et surtout plus lisible, pour apprécier ce critère.

Voici l’affaire, transposée sous la forme d’un cas pratique didactique, afin que le lecteur puisse immédiatement comprendre les mécanismes juridiques activés… et les pièges à éviter.


I. Le cas pratique : “Le pont de Fleurville doit-il renaître… ou se réparer ?”

A. Le contexte matériel : un ouvrage vieillissant, des contraintes multiples

Le Département de l’Ain souhaite reconstruire le pont de Fleurville, reliant deux communes situées de part et d’autre de la Saône.
L’ouvrage, ancien, présente des faiblesses structurelles, des contraintes de gabarit et pose des enjeux de sécurité pour les usagers. Il limite également la continuité écologique du cours d’eau.

Le problème ?
La zone abrite plusieurs espèces protégées, notamment des chiroptères. Le projet implique donc une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées, fondée sur l’article L. 411-2 du code de l’environnement.

B. Le recours : une association environnementale s’oppose au projet

L’association requérante développe un argument simple mais redoutable :

Pourquoi reconstruire, alors qu’il suffirait de rénover l’ouvrage existant ?

Si une rénovation est possible, même difficile, même coûteuse, alors la dérogation est illégale : il existe une alternative satisfaisante.

La CAA de Lyon suit le raisonnement. Elle annule la dérogation.

Le Département se pourvoit alors en cassation.


II. Le raisonnement du Conseil d’État : la méthode d’analyse de l’alternative satisfaisante

A. Le rappel du principe (art. L. 411-2 CE)

Le Conseil d’État précise la portée du critère :

Il n’existe pas d’alternative satisfaisante lorsqu’aucune des solutions préalablement étudiées ne permet, avec des moyens raisonnables et au regard des objectifs du projet, d’atteindre une atteinte moindre aux espèces protégées.
(CE, 21 nov. 2025, préc.)

Le critère devient donc un test en trois temps :

  1. L’alternative doit être réelle et préalablement étudiée,

  2. sa faisabilité technique doit être démontrée,

  3. elle doit permettre d’atteindre les objectifs essentiels du projet (sécurité, flux, continuité écologique, maintenance, etc.).

B. Application au cas concret : la rénovation n’est pas une solution alternative satisfaisante

Le Conseil d’État examine la “solution rénovation” :

  • seulement des études préliminaires → alternative insuffisamment caractérisée ;

  • faisabilité technique non démontrée → pas de preuve qu’elle soit concrètement réalisable ;

  • incapacité à répondre aux objectifs du projet :

    • sécurisation des usagers,

    • augmentation des flux de circulation,

    • amélioration de la continuité écologique,

    • facilitation de l’entretien,

    • augmentation du gabarit navigable,

    • maintien de la circulation durant les travaux.

Le constat est limpide : la rénovation ne permet pas d’atteindre les objectifs assignés.

Conclusion : il n’existe pas de solution alternative satisfaisante.

Le Conseil d’État statue au fond et valide la dérogation.


III.  Ce que l’affaire change dans la pratique

A. Un message clair aux maîtres d’ouvrage : documentez vos alternatives

Cette décision renforce l’idée — déjà présente mais rarement exprimée avec autant de clarté — que l’alternative ne peut être théorique ou incantatoire.

Elle doit être :

  • étudiée,

  • comparée,

  • circonstanciée,

  • mise en balance au regard des objectifs du projet.

À défaut, l’administration peut considérer qu’elle n’existe pas.

B. Une grille d’analyse pragmatique pour les juridictions administratives

Les juges du fond disposent désormais d’un test opérationnel :
Une alternative est-elle « appropriée » aux besoins, aux moyens et aux objectifs du projet ?

Si l’un de ces éléments manque, l’alternative n’est pas “satisfaisante”.

Ce point limite les stratégies consistant à agiter des alternatives “sur le papier” sans démonstration concrète.

C. Un rappel implicite : le juge ne refait pas l’ingénierie du projet

La décision souligne que le juge :

  • ne peut substituer un projet à un autre,

  • ne peut imposer une solution techniquement incertaine,

  • ne peut exiger une alternative dont la faisabilité n’est pas démontrée.

Autrement dit, les contentieux visant à bloquer un projet en invoquant une solution alternative abstraite deviennent plus difficiles.

D. Pour les associations : la nécessité de mener un contre-dossier technique solide

Pour contester une dérogation, une association devra désormais :

  • étayer l’alternative,

  • produire des études techniques crédibles,

  • démontrer la faisabilité,

  • montrer en quoi l’alternative atteint les objectifs du maître d’ouvrage.

Un simple “il suffirait de rénover” ne suffira plus.


IV. Synthèse — Ce que cette décision apporte réellement au droit positif

Cette affaire constitue désormais une référence jurisprudentielle en matière de dérogation “espèces protégées”.

Apports essentiels :

  • La notion d’alternative satisfaisante devient objectivée.

  • Le Conseil d’État impose une méthode d’analyse structurée.

  • Le juge valide la possibilité de recourir à des dérogations lorsque les alternatives sont :

    • insuffisamment étudiées,

    • techniquement incertaines,

    • inappropriées aux objectifs du projet.

Intérêt pour la pratique :

  • Sécurisation des projets d’infrastructures,

  • Clarification des obligations d’étude des alternatives,

  • Limitation des contentieux reposant sur des alternatives théoriques.


Conclusion générale

La décision du 21 novembre 2025 illustre parfaitement la tendance jurisprudentielle actuelle : assurer une conciliation raisonnable entre protection de la biodiversité et réalisation des infrastructures nécessaires à l’intérêt public.

En érigeant une grille d’analyse exigeante mais pragmatique, le Conseil d’État fournit aux praticiens une véritable boussole contentieuse.

Le pont de Fleurville devient ainsi bien plus qu’un ouvrage reconstruit :
c’est un cas d’école, une méthode, un jalon durable du droit des dérogations espèces protégées.

Par Me Laurent GIMALAC, Avocat spécialiste en Droit de l’environnement, Bureau de Grasse : 48 Avenue Pierre Sémard, 06130 GRASSE et bureau de Paris : 222 Bd Bd Saint Germain, 75007 PARIS. Tel :  01 42 60 04 31 (Paris) ou 04 93 69 36 85 - Le Cannet et Grasse.