L'évolution du droit commercial au sein d'un monde de plus en plus numérisé soulève des questions cruciales concernant les modalités de preuve, un aspect fondamental des relations contractuelles.

Dans un paysage économique en constante mutation, la liberté de la preuve se positionne comme un principe central, offrant aux acteurs du marché la possibilité d'établir leurs droits et obligations par divers moyens, y compris des documents électroniques. Cet aspect est d'une importance capitale, car il reflète non seulement la volonté du législateur d'adapter le cadre juridique aux réalités contemporaines, mais aussi l'impératif de garantir une flexibilité indispensable dans les transactions commerciales. Cependant, l'affirmation de cette liberté de la preuve n'est pas sans défis.

La jurisprudence, tout en cherchant à maintenir une certaine sécurité juridique, peut parfois sembler en décalage avec les innovations technologiques. L'arrêt de la Cour de cassation du 13 mars 2024, relatif à un litige entre la société Horizon MIF immo et MM. [W] et [E], en est une illustration frappante. Dans cette affaire, la société requérante avait pour but d'exécuter une promesse unilatérale de cession, mais sa demande a été rejetée par la cour d'appel. Le motif de ce rejet reposait sur l'incapacité à établir de manière certaine l'identité des signataires, en raison de l'utilisation de signatures scannées comme preuve. Cette décision soulève des interrogations profondes sur les implications de la liberté de la preuve commerciale.

Dans une époque où les documents électroniques et les signatures numériques prennent une place prépondérante dans le domaine des affaires, la question de leur validité et de leur capacité à répondre aux exigences juridiques se pose avec acuité. La cour d'appel de Versailles, en choisissant de privilégier une exigence de preuve solide et incontestable, a mis en lumière une tension entre les pratiques établies et la nécessité d'évoluer face aux nouvelles réalités technologiques. Le pourvoi en cassation introduit par la société Horizon met également en exergue une question délicate : celle de la charge de la preuve dans les relations commerciales.

En affirmant que la cour d'appel avait inversé cette charge, la société soulève un point sensible concernant ses droits de la défense. Elle plaide pour que les signatures scannées soient considérées comme un commencement de preuve par écrit, une notion qui mérite d'être examinée en profondeur, tant elle touche aux fondements mêmes de la preuve en droit commercial. Cet arrêt de la Cour de cassation, tout en confirmant le rejet du pourvoi, illustre les tensions persistantes entre les exigences traditionnelles de preuve et les nouvelles pratiques engendrées par l'essor des technologies numériques. Ce phénomène soulève des questions fondamentales quant à l'adéquation du cadre juridique actuel face à la documentation électronique, et les conséquences de la non-reconnaissance des nouvelles formes de preuve sur les relations contractuelles et commerciales. Dès lors, il devient essentiel d'explorer non seulement les bases juridiques de la preuve en droit commercial, mais également l'impact croissant des signatures électroniques et scannées dans le cadre des transactions.

L'analyse de cet arrêt et des principes qui en découlent ouvre la voie à une réflexion approfondie sur la nature même de la preuve en droit commercial à l'ère numérique. Cette réflexion interroge notre capacité à concilier innovation technologique et rigueur juridique, dans un contexte de plus en plus complexe et interconnecté. En définitive, cette dynamique met en lumière la nécessité d'une réévaluation des normes et des pratiques en matière de preuve commerciale, afin de s'assurer que le droit reste en phase avec les évolutions technologiques, tout en préservant les principes de sécurité juridique et de protection des droits des parties.

La question de la preuve, dans ce cadre, n'est pas seulement technique, elle est également stratégique, car elle conditionne la confiance des acteurs économiques dans un environnement où la rapidité et l'efficacité des transactions sont des impératifs majeurs. L'enjeu est donc de taille : il s'agit de réfléchir à l'avenir du droit commercial et à sa capacité à s'adapter aux défis d'un monde en constante mutation, tout en garantissant la justice et l'équité dans les relations d'affaires.

 

I - La liberté de la preuve en matière commerciale

 

A - Les fondements de la liberté de la preuve commerciale

La liberté de la preuve en matière commerciale repose sur un principe fondamental qui reconnaît la nécessité pour les acteurs économiques de pouvoir établir la preuve de leurs droits et obligations par tout moyen approprié, tout en respectant les principes de contradictoire et d'équité. Ce cadre légal s'inscrit dans un environnement économique où la rapidité et la flexibilité sont des atouts majeurs pour la compétitivité.

L'article 1354 du Code civil français est au cœur de cette liberté, en énonçant que " La présomption que la loi attache à certains actes ou à certains faits en les tenant pour certains dispense celui au profit duquel elle existe d'en rapporter la preuve.

Elle est dite simple, lorsque la loi réserve la preuve contraire, et peut alors être renversée par tout moyen de preuve ; elle est dite mixte, lorsque la loi limite les moyens par lesquels elle peut être renversée ou l'objet sur lequel elle peut être renversée ; elle est dite irréfragable lorsqu'elle ne peut être renversée " dans les relations entre commerçants.

Ce texte législatif témoigne de la volonté du législateur de s'adapter à la réalité des échanges commerciaux, qui ne se limitent plus aux seuls documents écrits traditionnels. En effet, dans un monde où la digitalisation s'est imposée, le recours à des preuves électroniques devient non seulement courant, mais également nécessaire. La jurisprudence a joué un rôle crucial dans l'affirmation de cette liberté. Par exemple, l'arrêt de la Cour de cassation du 11 Juillet 2018 a marqué un tournant en reconnaissant la validité d'un courriel comme moyen de preuve dans le cadre d'un contrat commercial. Cet arrêt reconnait d’une part, l’échange de courriels comme preuve de la rencontre de l’offre et de l’acceptation si la loi n’impose pas un acte juridique unique (en l’espèce un contrat relatif à l’exercice rémunéré d’une activité sportive) et d’autre part, la validité du message électronique peut par nature constituer l’écrit qui concentre les engagements respectifs des parties. Il illustre non seulement l'évolution des pratiques commerciales, mais également la capacité du droit à s'adapter aux nouvelles formes de communication.

Cette décision s'inscrit dans une tendance plus large d'acceptation des supports numériques comme éléments probants, renforçant ainsi la sécurité juridique des transactions effectuées dans un cadre dématérialisé. Cette élasticité dans l'admission des preuves est particulièrement pertinente dans le contexte actuel de digitalisation croissante des échanges commerciaux.

Les entreprises, qu'elles soient petites ou grandes, utilisent de plus en plus des outils technologiques pour gérer leurs relations d'affaires. Cela pose toutefois des défis en termes de vérification et d'authenticité des documents, d'où l'importance d'établir des standards clairs et fiables pour garantir la sécurité des échanges.

Il convient cependant de préciser que cette liberté de la preuve n'est pas absolue. Elle doit s'exercer dans le respect des principes de loyauté et de bonne foi. Cela signifie que les parties doivent agir de manière transparente et honnête dans la production et l'utilisation des preuves.

Par exemple, la présentation d'une preuve doit se faire dans le respect des droits de l'autre partie, permettant ainsi un débat contradictoire. En cas de manquement à ces principes, la preuve pourrait être écartée par le juge, même si elle a été obtenue par un moyen reconnu.

La liberté de la preuve en matière commerciale est un aspect fondamental du droit des affaires qui permet aux acteurs économiques de naviguer dans un environnement en constante évolution. Elle est soutenue par un cadre législatif et jurisprudentiel qui valorise l'innovation tout en garantissant l'équité et la loyauté dans les relations commerciales. Cette approche équilibrée favorise la confiance entre les partenaires commerciaux et contribue à la fluidité des échanges, essentielle à la croissance économique.

 

B - Les limites de la liberté de la preuve et l'exigence de preuve formelle

Bien que la liberté de la preuve soit un principe fondamental en matière commerciale, elle n'est pas sans limites. En effet, pour garantir la sécurité juridique et prévenir les abus, la loi impose des exigences spécifiques en matière de preuve formelle pour certains actes. Ces exigences sont particulièrement pertinentes dans le cadre des contrats portant sur des droits réels ou des transactions d'une importance significative. L'article 1109 du Code civil français est un exemple clé de cette exigence de preuve formelle. Cet article dispose que le contrat est solennel lorsque sa validité est subordonnée à des formes déterminées par la loi. Le non-respect de cette exigence peut avoir des conséquences graves, allant jusqu'à la nullité de l'acte.

L'arrêt de la Cour de cassation du 01 Février 2023 illustre parfaitement ce point. Dans cette affaire, la haute juridiction a précisé que la charge de la preuve de l'accomplissement par le professionnel des obligations légales d'information mises à sa charge à l'occasion de la conclusion d'un contrat hors établissement pèse sur celui-ci. Il lui incombe dès lors de rapporter la preuve de la régularité d'un tel contrat au regard des mentions légales devant y figurer à peine de nullité. Cette exigence de preuve écrite vise à protéger les parties en garantissant que les termes de l'accord sont clairement définis et acceptés par toutes les parties. Cela permet également de réduire les risques de litige en fournissant une documentation tangible qui peut être référencée en cas de désaccord.

Dans un environnement commercial où les enjeux financiers peuvent être considérables, la clarté et la transparence des accords sont essentielles. En outre, la jurisprudence française souligne que la liberté de la preuve, bien qu'étendue, n'est pas synonyme de la liberté d'apporter n'importe quelle preuve sans fondement. Les juges conservent un pouvoir d'appréciation quant à la valeur probante des éléments présentés.

Les juges doivent s'assurer que les preuves présentées sont non seulement recevables, mais également suffisamment probantes pour établir l'existence d'un contrat ou d'une obligation. Ces exigences visent à établir un équilibre délicat entre la souplesse accordée aux acteurs commerciaux d'une part et la nécessité d'une certaine rigueur dans l'exercice de leurs droits d'autre part. D'une part, la liberté de la preuve permet aux commerçants de s'adapter aux évolutions technologiques et aux nouvelles pratiques commerciales, en leur permettant d'utiliser des moyens de preuve variés et modernes. D'autre part, l'exigence de preuve formelle et la nécessité de garantir la fiabilité des éléments de preuve présentés visent à protéger les parties contre les abus et à prévenir les litiges. En somme, bien que la liberté de la preuve en matière commerciale soit un principe largement reconnu, il est essentiel de respecter les limites imposées par la loi. Ces limites, qui incluent l'exigence de preuve formelle pour certains actes et l'appréciation de la valeur probante des preuves par les juges, sont des éléments cruciaux pour assurer la sécurité juridique et la confiance dans les transactions commerciales. La recherche d'un équilibre entre flexibilité et rigueur est donc primordiale pour favoriser un environnement commercial sain et équitable.

 

II - La charge de la preuve et le rôle des juridictions

 

A - La répartition de la charge de la preuve en matière commerciale

La répartition de la charge de la preuve est un principe fondamental en droit commercial, influençant directement l'issue des litiges. En règle générale, celui qui affirme un fait est tenu d’en apporter la preuve.  Cela pose une question cruciale : qui doit prouver quoi dans le cadre d'une dispute commerciale ?

  1. Principe général de la charge de la preuve

Le principe général repose sur le fait que la charge de la preuve incombe à celui qui prétend un droit ou une obligation. Cela signifie que si une partie avance une affirmation, elle doit étayer cette affirmation par des éléments probants. Cette règle vise à garantir l'équité dans le processus judiciaire et à éviter que des accusations infondées ne portent préjudice à des parties innocentes.

  1. Inversion de la charge de la preuve

Cependant, la jurisprudence a développé des exceptions à ce principe, permettant l'inversion de la charge de la preuve dans certaines circonstances particulières. Dans une affaire, la Cour a jugé qu'il serait injuste d'imposer à la partie qui ne dispose pas des éléments de preuve de démontrer l’existence d’une obligation, renversant ainsi la charge de la preuve. Cela signifie que la partie adverse doit alors prouver l'absence d'obligation, soulignant ainsi la volonté du système judiciaire de s'adapter aux réalités des situations concrètes.

  1. Cas spécifiques : pratiques commerciales déloyales

L'inversion de la charge de la preuve est particulièrement fréquente dans les litiges relatifs aux pratiques commerciales déloyales. Dans ce type de litige, la partie plaignante peut rencontrer des difficultés à établir des faits, souvent en raison de la nature secrète des opérations commerciales de son concurrent. Pour remédier à cette asymétrie d'information, la jurisprudence a été amenée à adapter les règles de preuve. Par exemple, la Cour a statué que la charge de prouver l'absence de concurrence déloyale incombe à la partie qui adopte des pratiques contestées. Ainsi, c'est à cette dernière de prouver la légitimité de ses actions, renforçant l'idée que la protection des droits des commerçants doit primer dans un environnement où les pratiques peuvent parfois être obscures.

  1. Dynamique de la charge de la preuve et implications pratiques

Cette dynamique de la charge de la preuve en matière commerciale est essentielle pour plusieurs raisons. Tout d'abord, elle vise à équilibrer les droits des parties dans un contexte où les informations ne sont pas toujours également accessibles. Dans un marché où les asymétries d'information sont fréquentes, établir des faits peut s'avérer difficile pour la partie la plus vulnérable. En adaptant la répartition de la charge de la preuve, les juridictions cherchent à garantir que la justice soit rendue de manière équitable. De plus, cette approche permet de protéger les acteurs commerciaux contre les abus et les pratiques déloyales. En imposant à la partie accusée de prouver la légitimité de ses actions, la jurisprudence contribue à créer un environnement où les pratiques commerciales doivent être transparentes et justifiables. Cela favorise une concurrence saine et éthique, essentielle pour la confiance des consommateurs et la stabilité du marché.

 

B - L'appréciation des éléments de preuve par les juridictions et leurs conséquences sur les décisions

Le processus d'appréciation des éléments de preuve par les juridictions est un aspect crucial du système judiciaire, et il joue un rôle déterminant dans l'issue des litiges commerciaux. Les juges, en tant qu'arbitres des conflits, ont la responsabilité d'évaluer la pertinence et la crédibilité des preuves présentées tout en respectant les principes de loyauté et d'équité. Cette appréciation est non seulement un exercice de pouvoir, mais aussi un reflet des valeurs fondamentales du droit, telles que la transparence et l'équilibre entre les parties.

  1. Le pouvoir d'appréciation des juges

Les juges disposent d'un large pouvoir d'appréciation quant à la valeur probante des éléments de preuve. Cela signifie qu'ils peuvent librement déterminer si les preuves présentées sont suffisantes pour établir les faits en litige. Ce pouvoir d'appréciation est essentiel, car il permet aux juges de tenir compte du contexte dans lequel les preuves ont été produites, des relations d'affaires entre les parties, et des circonstances spécifiques de chaque affaire. La Cour a validé la décision des juges du fond qui avaient jugé que des documents internes d'une société étaient insuffisants pour établir la réalité d'une créance. Les juges ont souligné le caractère unilatéral de ces documents et leur absence de corroboration par d'autres éléments probants. La décision met en lumière l'importance d'une évaluation rigoureuse et équilibrée des preuves, où la simple production de documents ne suffit pas si leur fiabilité n'est pas établie.

  1. L'intégration des preuves modernes

La jurisprudence évolue également avec les nouvelles technologies et les pratiques commerciales contemporaines. L'admission de preuves électroniques, telles que les e-mails ou les messages instantanés, est désormais courante, à condition que leur authenticité soit démontrée. Selon l’article 1366 du Code civil, L'écrit électronique a la même force probante que l'écrit sur support papier, sous réserve que puisse être dûment identifiée la personne dont il émane et qu'il soit établi et conservé dans des conditions de nature à en garantir l'intégrité.

L’article 1367 alinéa 2 du Code civil dispose que : Lorsqu'elle est électronique, elle consiste en l'usage d'un procédé fiable d'identification garantissant son lien avec l'acte auquel elle s'attache. La fiabilité de ce procédé est présumée, jusqu'à preuve contraire, lorsque la signature électronique est créée, l'identité du signataire assurée et l'intégrité de l'acte garantie, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat.

La Cour de cassation a reconnu la valeur probante d'un message électronique, soulignant que la partie qui présente ce type de preuve doit prouver qu'il n'a pas été altéré et qu'il reflète fidèlement l'accord entre les parties. Cette décision marque une avancée dans l'acceptation des nouvelles formes de preuve et reflète la nécessité d'adapter les normes juridiques aux réalités du commerce moderne.

  1. Le principe de la contradiction

Un autre élément fondamental de l'appréciation des preuves est le respect du principe de la contradiction. Ce principe garantit que chaque partie a la possibilité de contester les éléments de preuve présentés par l'autre partie, ce qui est essentiel pour assurer l'équité du procès. En effet, le droit à un procès équitable implique que chaque partie puisse défendre ses intérêts et présenter ses arguments de manière complète.

  1. Conséquences sur les décisions judiciaires

Les conséquences de l'appréciation des éléments de preuve sont significatives. Une évaluation rigoureuse et équilibrée des preuves peut mener à des décisions justes et équitables, renforçant la confiance des acteurs commerciaux dans le système judiciaire. En revanche, une appréciation biaisée ou inéquitable peut entraîner des décisions injustes, nuisant à l'intégrité du système juridique et à la protection des droits des parties. De plus, l'intégration de preuves modernes et le respect du principe de la contradiction contribuent à une meilleure transparence dans les litiges commerciaux. Cela permet aux parties d'avoir une vision claire des éléments qui influencent les décisions des juges et de mieux comprendre les raisons qui sous-tendent les jugements rendus.

 

Sources :

Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 13 mars 2024, 22-16.487, Inédit - Légifrance (legifrance.gouv.fr)

Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 5 juin 2024, 23-10.954, Publié au bulletin - Légifrance (legifrance.gouv.fr)

Article 1354 - Code civil - Légifrance (legifrance.gouv.fr)

Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 11 juillet 2018, 17-10.458, Publié au bulletin - Légifrance (legifrance.gouv.fr)

Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 1 février 2023, 20-22.176, Publié au bulletin - Légifrance (legifrance.gouv.fr)

Article 1353 - Code civil - Légifrance (legifrance.gouv.fr)

Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 22 novembre 2023, 22-18.795, Publié au bulletin - Légifrance (legifrance.gouv.fr)