Questionnements sous le masque

  • Sophie Challan-Belval, avocate au barreau de Rouen, co-rédactrice du rapport sur « L’avenir de la profession d’avocat »
  • Gaz. Pal. 19 mai 2020, n° GPL379d9, p. 3

 

 

Après 56 jours barrés sur mon agenda devenu vide, je retrouve enfin mon vieux palais.

Je suis partie en combattante d’une justice de proximité ; le badge « avocat en grève » était encore accroché sur ma robe quand je l’ai dépliée.

Mais je reviens autre.

Je reviens masquée, distante d’au moins 1 mètre, voire même dématérialisée.

De nos robes, nous expliquons souvent qu’elles servent à effacer l’homme ou la femme que nous sommes pour n’être plus que la voix de nos clients… en réalité elles permettent de ne plus voir que l’essentiel : l’humain. Celui que nous défendons.

Un rictus de colère. Un visage d’inquiétude. Un air de compassion. Un sourire d’amusement. L’avocat plaide aussi avec son corps.

Une main sur l’épaule pour consoler, rassurer, faire taire ou calmer. Tendre un mouchoir ou un stylo, plonger les yeux dans les yeux, s’asseoir dans un bureau.

Être ainsi confesseur, accoucheur ou protecteur de son client.

Tous ces regards et ces petits gestes qui permettent de transformer nos savoirs en humanité.

Si je porte le masque en plaidant ou en conseillant, si je me tiens éloignée de mon client, si je me protège de lui et lui de moi, par ce nouveau box en tissu ou en plexiglas, je respecte sa santé et la mienne mais suis-je toujours « le dernier à ses côtés » ?

Si je plaide mais par écran, si j’assiste mais par téléphone, si je défends une cause mais par dépôt de papiers, la justice sera certes plus rapide mais en sera-t-elle pour autant mieux rendue ? 

Aujourd’hui que reste-t-il de cette humanité ? Comment émouvoir, convaincre, donner de la chair et du sentiment à un dossier derrière l’avocat désincarné que la crise sanitaire est en train de modeler ?

Depuis des années, grève après grève, les avocats se sont battus contre la justice de masse, la politique du chiffre, l’efficacité statistique, la visioJustice, les box, les jugements sans audience mais en quelques semaines tous ces combats dans l’unique intérêt des justiciables semblent avoir été balayés comme un fétu de paille sous couvert d’état d’urgence sanitaire.

La noblesse de notre fonction ne saurait pour autant nous autoriser à mettre en danger la collectivité. On ne peut envisager de risquer la santé de nos clients, de nos collaborateurs, de nos juges et greffiers, de nos concitoyens en ne respectant pas des gestes barrières indispensables.

Alors, si demain j’avance à la barre, y verra-t-on mon humanité ou au contraire mon irresponsabilité ?

Regardez mon visage.

Je ne veux pas que nous déposions les armes d’une justice humaine comme on nous demande de déposer nos dossiers.

Sophie Challan-Belval