(...ne serait que purement fortuite)

L’avocat commis d’office attend son client mis en cause au commissariat, dans le bureau de deux officiers de police judiciaire (OPJ). Il est installé en face des deux OPJ. L’OPJ de droite (OPJ Alpha) tape sur un clavier à côté duquel se trouve une bouteille d’eau. Son bureau est parfaitement rangé et le mur derrière lui est exempt de toute affiche. L’OPJ de gauche (OPJ Béta) attend le mis en cause. Il trépigne d’impatience. Son bureau est mal rangé. Sont disposés sur le plateau du bureau des papiers en vrac, des canettes de soda, des tablettes de chocolat empilées. L’OPJ Béta saisit une tablette, casse une rangée de chocolat et l’engloutit goulument. Sur le mur derrière lui est fixée l’affiche du film « BAC NORD ».

Le mis en cause arrive accompagné du geôlier. Il est dans un état de fatigue et de stress avancé. Il semble perdu.

OPJ Béta (d’un air gourmand) : Bien, on va pouvoir commencer. Maître, vos heures d’entretien s’il vous plaît ?

L’avocat : 08h16 / 08h46

OPJ Béta (répète à voix haute et tape sur son clavier) : 08h16 / 08h46, dites-moi c’est plutôt précis comme timing. Vous avez noté les secondes aussi ? (rires). Sait-on jamais, vous auriez pu dépasser la demi-heure (rires).

L’avocat : oui, il m’a bien fallu une demi-heure pour comprendre de quoi il s’agit.

OPJ Béta : pourtant, un mari qui tabasse sa femme, ce n’est pas si compliqué à comprendre…

L’avocat : c’est votre opinion…

OPJ Béta : absolument, et je la partage… Bien, après les questions sur l’identité, venons-en aux faits. Monsieur Ben FRAKAS, qu’avez-vous à me dire sur les faits ?

Le mis en cause : ben je sais pas moi, on s’est disputés et elle est tombée sur le coin de la table…

OPJ Béta : donc elle est tombée toute seule sur le coin de la table, c’est bien ça ?

Le mis en cause : je ne sais pas moi, je ne me rappelle plus bien, elle m’a insulté, elle m’a traité de bon à rien et on s’est agrippés et elle est tombée, voilà !

OPJ Béta : voilà ! (L’OPJ tape frénétiquement sur son clavier puis se tourne ostensiblement vers le Mis En Cause). Pourquoi mentez-vous ?

L’OPJ Alpha relève la tête de son clavier et regarde son collègue d’un air inquiet.

Le mis en cause : Monsieur je vous jure, la vie de ma mère !

L’avocat : Attendez là, c’est quoi cette question ?

OPJ Béta : Maître, vous parlerez quand on vous le dira, c’est-à-dire à la fin. Dans l’attente, vous n’avez qu’à prendre des notes.

L’avocat : merci du conseil mais là non, vous allez trop loin ! Vos collègues ne fonctionnent pas tous comme ça.

OPJ Béta (faussement mielleux) : Maître, vous ne pouvez pas poser de questions ni répondre à la place de votre client pendant l’audition (art. 63-4-3 al. 1 du Code de Procédure Pénale).

L’avocat : et l’enquête à charge et à décharge, vous en faites quoi ? La présomption d’innocence, le respect de la dignité de la personne humaine, vous en faites quoi ? Hein ? Hein ?

OPJ Béta (il mime le geste de jouer du violon) : de qui de quoi ? dignité ? personne humaine ? Et sa femme, et les trois jours d’ITT ? L’œil au beurre noir ? La morsure au bras ? Vous y pensez aussi ? Va falloir se calmer Maître. Vous interviendrez à la fin. Point barre.

Un policier ouvre la porte sans toquer. Il passe la tête dans l’entrebâillement de la porte et s’écrie :

Policier anonyme : c’est Lui ?

OPJ Béta : ouais, c’est bien lui !

Le policier anonyme le regarde de la tête aux pieds et des pieds à la tête et referme la porte.

OPJ Béta : Bien, revenons à nos moutonssss. Monsieur BEN FRAKAS, comment expliquez-vous un tel déferlement de violence contre votre épouse ?

Le mis en cause : il se tourne vers son avocat avec un geste d’impuissance.

L’OPJ Alpha relève la tête de son clavier et regarde son collègue d’un air toujours plus inquiet.

L’avocat (s’adressant à son client) : Bon, écoutez-moi, il pose les questions qu’il veut et vous, eh bien vous avez le droit de vous taire, vous pouvez demander à exercer votre droit au silence. Dites simplement : j’exerce mon droit au silence.

OPJ Béta (il lève les yeux au ciel) : Ah ben merci bien, Maître ! Voilà qui va vraiment aider à la manifestation de la vérité ! Monsieur BEN FRAKAS (l’OPJ prend un ton mielleux), vous n’allez tout de même pas écouter votre avocat et vous taire ? ça ne va pas plaire au Proc. Pas du tout du tout du tout.

Le mis en cause :

OPJ Béta : Vous ne voulez vraiment pas répondre à mes petites questions ?

Le mis en cause (il se tourne vers son avocat qui en retour l’encourage du regard, alors le mis en cause se lance) : je serre mon droit au silence (il se reprend), j’exège, j’exècre....

L’avocat (mime l’articulation) : j’EX..ER..CE…

Le mis en cause : j’EX..ER..CE… mon droit au silence.

OPJ Béta : Ah bravo, Maître ! (il se redresse vivement sur sa chaise). Ecoutez moi bien, Maître, ça ne va pas se passer comme ça ! On va demander une prolongation de la garde à vue avec une audition toutes les deux heures. Votre commission d’office va se transformer en calvaire !

Bon, finissons-en avec cette première audition. Maître ! Des questions ? des observations ?

L’avocat : oui, juste une petite question pour Monsieur BEN FRAKAS.

OPJ Béta (surpris, il se tient droit devant son écran, les doigts déployés au-dessus de son clavier, prêt à transcrire) : je vous écoute Maître !

L’avocat : Monsieur BEN FRAKAS, comment expliquer vous une telle agressivité de l’OPJ Béta à votre encontre, et ceci pendant toute la durée de l’audition ?

Le mis en cause (il regarde son avocat puis se tourne vers l’OPJ Béta et fait un geste d’impuissance) :

L’OPJ Alpha relève la tête de son clavier et regarde l’avocat d’un air ahuri.

L’avocat (s’adressant à son client) : si vous ne savez pas vous avez le droit de répondre je ne sais pas.

Le mis en cause (il se tourne successivement vers l’OPJ Béta, puis l’OPJ Alpha, puis son avocat) : …je…ne…sais…pas.

OPJ Béta : Maître, vous n’êtes pas sérieux ?

L’avocat : oh que si, veuillez retranscrire, siouplait !

OPJ Béta : Maître, on n’est pas obligés d’en arriver là…

L’avocat : C’est ça ou je rédige moi-même des observations à l’attention du Procureur de la République. Je crois savoir que cette semaine, c’est Madame LADENTDURE qui est de permanence ? C’est bien ça ?

OPJ Alpha et OPJ Béta se lancent un regard inquiet. L’OPJ Alpha confirme de la tête d’un air grave et fataliste.

OPJ Béta (l’OPJ Béta s’exécute) : rien à ajouter ? Maî…tre (sa voix s’étrangle)

L’avocat : Oh que si, je n’ai pas terminé.

Monsieur BEN FRAKAS, comment expliquer vous un tel déferlement de violence à votre encontre de la part de l’OPJ Béta ?

OPJ Béta (l’OPJ Béta tape sur le clavier) : Ah non, non et non ! C’est de l’acharnement !

Le mis en cause (il se tourne successivement vers l’OPJ Béta, puis l’OPJ Alpha, puis son avocat) : …je…ne…sais…pas.

L’avocat : veuillez noter siouplaît.

Le mis en cause signe le procès-verbal et sort du bureau avec son escorte et son avocat.

L’OPJ Alpha (il s’adresse à l’OPJ Béta) : la Proc va apprécier. A mon avis, pour ta notation et ta prime de fin d’année, c’est mort.