Le 30 décembre 2025, la Cour administrative d'appel de Toulouse rendait un arrêt autorisant la poursuite du projet d'autoroute A69, annulant ainsi le jugement du tribunal administratif qui avait suspendu les travaux quelques mois plus tôt.

À première vue, une énième décision de justice sur un projet d'infrastructure contesté.

À y regarder de plus près, le témoignage glaçant d'un droit de l'environnement neutralisé en temps réel par le législateur, et d'un juge administratif validant cette neutralisation.

I - Le contexte : quand le législateur corrige le juge en cours d'instance

Reprenons la chronologie, car elle est édifiante.

27 février 2025 : Le tribunal administratif de Toulouse annule les autorisations environnementales de l'A69. Motif : absence de raison impérative d'intérêt public majeur justifiant la dérogation aux espèces protégées.

Mars-avril 2025 : Appels de l'État, de la société Atosca (concessionnaire) et de la société ASF. L'affaire remonte en appel.

Mai 2025 : Alors que l'instruction de l'appel est en cours, le législateur adopte une loi de "validation" visant explicitement à sécuriser juridiquement le projet A69.

Cette loi, adoptée dans le cadre d'un texte plus large sur les infrastructures de transport, comprend des dispositions interprétatives destinées à faciliter la reconnaissance d'une raison impérative d'intérêt public majeur pour les projets qualifiés de "prioritaires" par la loi d'orientation des mobilités de 2019.

30 décembre 2025 : La CAA de Toulouse rend son arrêt, validant le projet. Elle s'appuie notamment sur les interventions législatives successives comme éléments de preuve de la RIIPM.

Traduisons clairement ce qui s'est passé :

  1. Un tribunal annule un projet pour non-respect du droit de l'environnement
  2. Le législateur intervient pendant l'appel pour modifier le cadre juridique applicable
  3. La cour d'appel valide le projet en tenant compte de ces nouvelles interventions législatives

C'est sans doute une première dans l'histoire du contentieux environnemental français.

Le législateur n'a pas attendu que la justice tranche définitivement - il a tranché à sa place, en cours de procédure.

Selon l'analyse du Club des Juristes, cette loi de mai 2025 constitue une loi de validation déguisée - c'est-à-dire une loi dont l'objet réel est de valider rétroactivement des actes administratifs annulés ou susceptibles de l'être.

Les lois de validation sont strictement encadrées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l'homme :

  • Elles ne peuvent intervenir que pour un motif impérieux d'intérêt général
  • Elles doivent être proportionnées
  • Elles ne peuvent priver les requérants de leur droit à un recours effectif

En l'espèce, le législateur a contourné ces garde-fous en ne qualifiant pas explicitement la loi de "validation", mais en adoptant des dispositions "interprétatives" du régime de dérogation espèces protégées.

Technique juridique :

  • Au lieu de dire : "L'autorisation du projet A69 est validée" (validation manifeste)
  • Le législateur dit : "Constitue une raison impérative d'intérêt public majeur tout projet qualifié de prioritaire par la loi LOM 2019" (interprétation soi-disant générale)

Résultat identique : Le projet A69, qualifié de prioritaire en 2019, bénéficie automatiquement de cette nouvelle définition.

Mais la façade juridique est préservée : Ce n'est pas une "validation" (qui serait contestable), c'est une simple "interprétation" (qui relève du pouvoir législatif).

La stratégie complète révélée : un verrouillage en cinq actes La chronologie complète révèle une stratégie de verrouillage juridique sans précédent :

Acte I - 2019 : L'ancrage législatif initial → Loi d'orientation des mobilités : l'A69 = projet "prioritaire"

Acte II - 2023 : La création d'un régime dérogatoire → Loi du 20 juillet 2023 créant la catégorie des "projets d'envergure nationale et européenne d'intérêt général majeur"

Acte III - 2024 : L'identification dans le régime dérogatoire → Arrêté interministériel du 31 mai 2024 identifiant l'A69 dans cette catégorie

Acte IV - Février 2025 : Le revers judiciaire → Le TA annule les autorisations malgré tout cet arsenal

Acte V - Mai 2025 : Le coup de force législatif → Loi de validation déguisée adoptée pendant l'instance d'appel

II - Cette intervention soulève une question constitutionnelle majeure.

Principe : La séparation des pouvoirs implique que le législateur ne peut censurer une décision de justice, même indirectement.

Or, en l'espèce :

  1. Un juge annule un acte administratif pour violation du droit de l'environnement
  2. Le législateur adopte une loi modifiant le droit applicable pendant l'appel
  3. Cette modification a pour effet - et très probablement pour objet - de faire échec à la décision de première instance

N'est-ce pas une violation de l'article 16 de la Déclaration de 1789 sur la séparation des pouvoirs ?

Jurisprudence du Conseil constitutionnel (décision n° 80-119 DC, 22 juillet 1980) :

"Si [...] il est loisible au législateur de modifier rétroactivement une règle de droit ou de valider un acte administratif ou de droit privé, [...] l'exercice de ce pouvoir ne saurait avoir ni pour objet ni pour effet de remettre en cause les décisions de justice ayant force de chose jugée"

Application au cas A69 :

  • La décision du TA n'a certes pas (encore) autorité de chose jugée puisqu'elle est frappée d'appel
  • Mais l'intervention législative pendant l'instance d'appel a manifestement pour objet de neutraliser cette décision

Le Conseil constitutionnel a admis (décision n° 99-422 DC, 21 décembre 1999) que le législateur puisse valider un acte pour un motif impérieux d'intérêt général, à condition de ne pas porter une atteinte disproportionnée aux droits garantis.

Mais ici :

  • Quel est le motif impérieux ? Éviter l'arrêt d'un projet déjà bien avancé ? C'est faire primer le fait accompli sur le droit.
  • L'atteinte est-elle proportionnée ? Elle prive les requérants du bénéfice d'une décision de justice favorable rendue après des années de procédure.

La fragilité juridique de cette loi de validation est donc réelle.

III - Le droit de l'environnement ne sort pas vainqueur de cette affaire

Admettons même que cette loi de validation soit juridiquement défendable.

Admettons que le Conseil constitutionnel, s'il était saisi, valide cette intervention pour "motif impérieux d'intérêt général".

Le problème de fond demeure : que reste-t-il du droit de l'environnement si le législateur peut, à tout moment, réécrire les règles du jeu en cours de partie ?

La séquence devient :

  1. Associations : "Le projet viole le droit de l'environnement"
  2. Juge de première instance : "Vous avez raison, j'annule"
  3. État : "On va faire appel"
  4. Législateur (pendant l'appel) : "Je modifie le droit pour valider le projet"
  5. Juge d'appel : "Avec le nouveau droit, le projet est légal"

Ce n'est plus un débat juridique.

C'est un rapport de force politique où le droit sert de variable d'ajustement.

Les textes de protection sont toujours là :

  • Article L. 411-2 du Code de l'environnement : "raison impérative d'intérêt public majeur"
  • Directive Habitats : "interprétation stricte"
  • Article L. 163-1 : compensation des zones humides

Mais leur portée a été neutralisée par :

  1. Des interventions législatives successives (2019, 2023, 2024)
  2. Une loi de validation déguisée adoptée pendant l'instance (2025)
  3. Une interprétation judiciaire transformant ces qualifications politiques en validations juridiques automatiques

Le droit de l'environnement n'a donc pas été appliqué dans toute sa portée intiaile  - il a été évacué par le politique, avec l'aval du juge.

Le prix de cette capitulation : l'effondrement de sa crédibilité

Cette affaire marque peut-être un point de rupture dans la perception du droit de l'environnement.

Car ce qui vient de se passer dépasse l'interprétation extensive ou le contrôle juridictionnel allégé.

C'est une démonstration de force : le législateur peut neutraliser une décision de justice en cours d'instance en réécrivant les règles.

Trois questions en découlent :

1. Le droit de l'environnement existe-t-il encore ?

Si le législateur peut, à tout moment, réécrire les conditions de dérogation aux espèces protégées pour valider un projet annulé par le juge, alors le droit de l'environnement n'est plus du droit - c'est une préférence politique révocable à tout instant.

2. À quoi sert de saisir le juge ?

Vous gagnez en première instance après des années de combat ? Qu'importe : le législateur interviendra avant l'appel pour effacer votre victoire.

Le message aux associations et citoyens est limpide : "Ne perdez pas votre temps avec les recours juridiques, la partie est truquée."

3. Que reste-t-il comme recours ?

Si le juge ne peut protéger, si ses décisions favorables peuvent être annulées par la loi en cours d'instance, vers quoi se tourner ?

Réponse qui émerge dans les milieux écologistes : l'action directe.

Si le système juridique ne fonctionne plus, il ne reste que le blocage physique, l'occupation, la désobéissance civile.

Le risque est immense : en détruisant la crédibilité de l'outil juridique, on pousse à la radicalisation.

On assiste à l'émergence d'une désespérance juridique d'un type nouveau chez les défenseurs de l'environnement.

Ce n'est plus : "Le juge interprète mal les textes" (désaccord juridique classique)

C'est : "Le système est truqué, le législateur intervient pour effacer les victoires juridiques" (perte de confiance systémique)

Conclusion : La revanche du droit ? : l'arsenal juridique pour inverser le rapport de force

L'histoire du droit nous enseigne que les pires dénis produisent souvent les plus grandes avancées. L'affaire A69 ouvre paradoxalement un arsenal de recours stratégiques susceptibles de renverser, à terme, cette jurisprudence :

- Pourvoi en cassation devant le Conseil d'État (2 mois) pour dénaturation de la RIIPM et inversion de la charge de la preuve

- QPC contre la loi de validation de mai 2025 pour violation de la séparation des pouvoirs (article 16 DDHC) et atteinte au droit au recours effectif

- Plainte à la Commission européenne pour manquement à la directive Habitats (interprétation stricte de la RIIPM, examen insuffisant des alternatives) – probabilité de condamnation CJUE  

- Recours devant la CEDH (après épuisement des voies internes) pour violation du droit à un recours effectif (article 13) et à un procès équitable (article 6§1) – jurisprudence Stran et Zielinski directement applicables,

La stratégie contentieuse globale combine ces quatre fronts : le national (Conseil d'État, Conseil constitutionnel) pour tenter un arrêt immédiat, l'européen (CJUE, CEDH) pour obtenir une condamnation de principe et des dommages-intérêts, créant ainsi un précédent dissuasif pour tous les futurs projets. 

Le droit a cette particularité : il ne meurt jamais vraiment, il mûrit dans les juridictions supranationales. Les recours qui s'ouvrent maintenant sont autant de bombes à retardement juridique – certaines exploseront dans 18 mois (Conseil d'État), d'autres dans 5 ans (CEDH), mais leur effet cumulé restructurera le contentieux environnemental français. À condition de les actionner tous, méthodiquement, jusqu'au bout.