Depuis près de vingt ans, les prêts en francs suisses agitent régulièrement les tribunaux. Dans les années 2000, ils ont été massivement proposés aux travailleurs frontaliers, attirés par des taux d’intérêt très bas et par l’idée rassurante de contracter dans la même devise que leurs revenus. En apparence, l’opération était simple et sûre. En réalité, ces prêts en devise étrangère contenaient un risque souvent sous-estimé : le risque de change.
Pendant longtemps, la justice française a considéré que ce risque n’existait pas vraiment lorsqu’un emprunteur était payé en francs suisses. La logique était la suivante : puisque la personne gagne son salaire dans la même devise que celle dans laquelle elle rembourse, elle ne subit pas les variations du cours euro/CHF. Résultat : de nombreuses actions engagées par les emprunteurs pour faire annuler des clauses de leurs contrats étaient rejetées.
Mais le 9 juillet 2025, la Cour de cassation (Pourvoi n° 24-19.647) a décidé de changer de cap. Dans un arrêt très attendu, elle adopte une approche plus réaliste, plus protectrice et surtout plus conforme au droit européen. Ce changement pourrait avoir des conséquences considérables pour les personnes ayant souscrit des prêts en francs suisses, et il pourrait rouvrir la porte à des contentieux qui semblaient clos.
Cet article vous explique, dans un langage clair et accessible, ce que la Cour a dit, pourquoi elle l’a dit, et ce que cela signifie concrètement pour les emprunteurs et les banques.
1. L’histoire : une emprunteuse frontalière comme beaucoup d’autres.
L’affaire concerne une femme travaillant en Suisse, résidant en France, et finançant en France plusieurs biens immobiliers destinés à la location. Entre 2005 et 2010, elle souscrit quatre prêts immobiliers en francs suisses auprès de la Caisse d’Épargne. Pendant toutes ces années, rien d’inhabituel : elle rembourse ses mensualités en CHF grâce à son salaire versé dans la même devise.
Les choses changent lorsqu’elle est licenciée en 2018. Elle continue de toucher une rente en francs suisses, mais d’autres revenus – allocations chômage, loyers – sont en euros. Comme pour beaucoup de frontaliers, sa situation professionnelle évolue, et sa dépendance à l’euro augmente.
À ce moment-là, les fluctuations du taux de change commencent à peser davantage sur sa capacité de remboursement.
Elle décide alors de contester certaines clauses de ses contrats et d’accuser la banque de ne pas l’avoir suffisamment alertée sur les risques.
La cour d’appel rejette sa demande en considérant, comme le faisaient les juridictions jusqu’alors, que puisqu’elle percevait ses revenus en francs suisses au moment de signer les prêts, elle n’était pas exposée à un risque de change.
La Cour de cassation ne va pas s’en contenter.
2. Pourquoi la position précédente posait problème ?
Pendant des années, on a raisonné en regardant uniquement le jour où le prêt était signé. Si, à cette date, l’emprunteur gagnait sa vie en francs suisses, on estimait qu’il n’y avait aucun danger.
Mais ce raisonnement est réducteur, et ce pour plusieurs raisons.
- D’abord, un prêt immobilier dure longtemps. Vingt ans. Vingt-cinq ans parfois. Peu de personnes peuvent garantir qu’elles gagneront leur vie dans la même devise tout au long de cette période. On peut changer d’emploi, être licencié, prendre sa retraite, changer de pays, percevoir des revenus annexes dans une autre monnaie. C’est ce qui est arrivé à l’emprunteuse de l’affaire.
- Ensuite, la plupart des travailleurs frontaliers vivent en France, financent des biens en France et paient leurs charges en euros. Même s’ils gagnent leur salaire en francs suisses, leur vie quotidienne, leur environnement économique et leur patrimoine sont majoritairement liés à l’euro.
- Enfin, les variations du taux de change euro/franc suisse peuvent être spectaculaires. Il suffit de se souvenir de la décision de la banque nationale suisse en 2015 d’abandonner le taux plancher, qui avait fait bondir le franc suisse de manière brutale. Des milliers de frontaliers se sont alors retrouvés avec un capital à rembourser qui avait augmenté mécaniquement, parfois de 20 à 30%, du seul fait de la variation de la monnaie.
La justice française prenait donc un instantané – celui du jour de la signature – au lieu de regarder le film complet, c’est-à-dire l’évolution probable sur toute la durée du prêt.
3. Ce que dit la Cour de cassation : regardons toute la vie du prêt, pas seulement son premier jour.
La Cour de cassation adopte une approche beaucoup plus logique : elle considère qu’il faut évaluer le risque de change sur l’ensemble de la durée du prêt, et non pas uniquement au moment où il est conclu.
Elle explique que l’emprunteur doit pouvoir comprendre les risques réels auxquels il s’expose, et ces risques doivent être envisageables « raisonnablement » sur toute la période d’exécution du contrat.
Concrètement, cela signifie qu’on ne peut plus dire : « Vous étiez payé en francs suisses en 2005, donc vous ne risquiez rien ».
Il faut se demander plutôt :
- Était-il possible que votre situation change ?
- Était-il possible que vous deviez rembourser en euros ?
- Était-il possible que la monnaie fluctue fortement ?
- Était-il possible que vos revenus deviennent partiellement ou totalement en euros ?
Si la réponse est oui – et elle l’est en réalité bien souvent – alors il existe un risque de change. Point.
La Cour insiste également sur un autre point essentiel : la banque doit fournir une information claire, complète et intelligible, permettant à l’emprunteur de comprendre les conséquences économiques d’une variation du taux de change. Pas seulement « le prêt est en francs suisses », mais “voici ce qui peut arriver si la monnaie varie de 10%, 20%, 30%”.
C’est une obligation issue du droit européen, que la France doit respecter.
4. Pourquoi ce revirement est logique et nécessaire.
Ce changement de jurisprudence n’est pas une surprise totale. Depuis plusieurs années, la Cour de justice de l’Union européenne rappelle que les clauses financières doivent être transparentes, compréhensibles et expliquer clairement les mécanismes pouvant impacter le consommateur.
Les prêts en devises sont des contrats complexes. Ils peuvent rapidement devenir dangereux si les monnaies se mettent à évoluer de manière défavorable. La CJUE a donc posé une exigence simple : l’emprunteur doit comprendre non seulement le texte, mais aussi les conséquences économiques concrètes de ce qu’il signe.
La Cour de cassation se conforme désormais pleinement à cette position. Elle reconnaît que le risque de change fait partie intégrante de ce type de prêt et qu’il peut peser sur l’emprunteur même lorsque celui-ci perçoit initialement des revenus dans la même devise.
Il était temps : la perception d’un salaire en francs suisses à un moment donné ne protège pas de l’incertitude économique à long terme, ni d’un changement de situation personnelle. Les établissements bancaires ont donc désormais l’obligation d’informer largement et précisément les emprunteurs, en prenant en compte la réalité du terrain et les évolutions probables de leur parcours.
5. Ce que cela change pour les emprunteurs.
La conséquence principale est simple : beaucoup plus d’emprunteurs pourront désormais faire valoir que leur prêt comportait un risque de change insuffisamment expliqué. Les frontaliers en particulier - et ils sont nombreux à avoir souscrit ces prêts - pourront peut-être obtenir que certaines clauses soient annulées, voire obtenir réparation pour défaut de mise en garde.
Ce revirement pourrait même concerner des emprunteurs dont les dossiers avaient été rejetés sous l’ancienne jurisprudence.
Il ouvre aussi la voie à un réexamen des prêts existants : lorsqu’une personne subit une augmentation artificielle de son capital dû à la variation du franc suisse, la banque pourrait devoir rendre des comptes sur la manière dont elle l’a informée à l’origine.
Attention toutefois bien sûr, au délai de prescription à vérifier.
6. Ce que cela implique pour les banques.
Pour les établissements bancaires, cette décision entraîne un changement de paradigme. Il ne suffit plus de dire : « Le client gagnait sa vie en francs suisses, il savait ce qu’il faisait ».
Les banques doivent désormais démontrer qu’elles ont expliqué le fonctionnement du prêt, les conséquences possibles d’une forte variation des monnaies et les risques concrets pour l’emprunteur, non pas seulement au moment de la signature, mais sur toute la durée du contrat.
Elles doivent également anticiper que leur responsabilité peut être engagée si elles n’ont pas personnalisé leur conseil en tenant compte de la situation réelle et probable du client, notamment lorsqu’il vit en France, a un patrimoine en France, ou risque de percevoir des revenus en euros.
7. Une décision qui impacte tout le marché des prêts en devises.
Même si l’affaire concerne les francs suisses, ses implications dépassent largement cette seule devise. L’enseignement est valable pour l’ensemble des prêts libellés dans une monnaie étrangère. L’idée est simple : dès que la devise du prêt n’est pas la devise dans laquelle l’emprunteur vit ou dépense majoritairement, il existe un risque de change qui doit être examiné avec attention et expliqué avec clarté.
La décision de la Cour de cassation traduit donc une prise de conscience plus large : dans un contexte économique international instable, les prêts en devises sont des produits complexes qui nécessitent une vigilance accrue et une obligation d’information renforcée.
L’arrêt du 9 juillet 2025 transforme la façon dont les prêts en francs suisses sont analysés en France.
En adoptant une vision dynamique, réaliste et protectrice, la Cour de cassation remet au cœur du contrat le risque de change, trop longtemps minimisé.
Ce revirement représente une véritable reconnaissance de la précarité économique dans laquelle un emprunteur peut être placé lorsque la devise du prêt fluctue fortement. Il rééquilibre les rapports entre les banques et les consommateurs et ouvre des perspectives nouvelles pour de nombreux emprunteurs frontaliers.
Il s’agit sans conteste d’une décision majeure, qui devrait faire date dans le contentieux des prêts en devises et contribuer à un marché du crédit plus transparent, plus loyal et plus protecteur.
Virginie Audinot, Avocat
Barreau de Paris
Audinot Avocat
www.audinot-avocat.com

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