De la faculté ou du devoir du juge de restituer le fondement juridique pertinent de la demande ?
Réflexions à l’occasion de l’arrêt (Civ 2, 5 juillet 2018 n°17-19738), arrêt de cassation publié.
L’article 12 du CPC, en ses alinéas 2 et 3, dispose que le juge doit « donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée.
Toutefois, il ne peut changer la dénomination ou le fondement juridique lorsque les parties, en vertu d'un accord exprès et pour les droits dont elles ont la libre disposition, l'ont lié par les qualifications et points de droit auxquels elles entendent limiter le débat. »
Doit-on y voir là pour le juge une faculté ou une obligation ?
L’assemblée plénière de la Cour de cassation par un arrêt du 21 décembre 2007 n°06-11.343 avait jugé :
« Mais attendu que si, parmi les principes directeurs du procès, l’article 12 du nouveau code de procédure civile oblige le juge à donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux invoqués par les parties au soutien de leurs prétentions, il ne lui fait pas obligation, sauf règles particulières, de changer la dénomination ou le fondement juridique de leurs demandes ; qu’ayant constaté, par motifs propres et adoptés, qu’elle était saisie d’une demande fondée sur l’existence d’un vice caché dont la preuve n’était pas rapportée, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de rechercher si cette action pouvait être fondée sur un manquement du vendeur à son obligation de délivrance »
La formation la plus solennelle de la Cour de cassation concluait ainsi à la simple faculté.
Certes, mais le domaine d’extension de cette faculté s’est vu restreint.
Le droit interne contient ces règles impératives pour lesquels le juge doit requalifier pour juger et ne saurait par conséquent déclarer le demandeur irrecevable en raison d’un fondement erroné. Les règles particulières sont multiples. Les articles 120, 125 du CPC respectivement pour les exceptions de nullité quant à l’inobservation des règles des règles de fond relatives aux actes de procédure et les fins de non-recevoir lorsqu’elles sont qualifiées d’ordre public.
En outre, la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE 4 juin 2009, aff C-243/03, Pannon GSM Zrt c/ Erzsébet Sustikné Gyorfi) a progressivement étendu cette sphère du devoir s’imposant au juge. Enfin, la Cour de cassation a également étendu le domaine pour lequel le juge a désormais l’obligation de restituer aux faits invoqués leur qualification juridique pertinente.
Ainsi, ce mouvement peut être retracé, schématiquement en 4 étapes.
1.- D’abord, obligation est désormais faite au juge de requalifier en matière de clauses abusives, CJUE 4 JUIN 2009, C-243/08.
« Il convient de souligner, à cet égard, que, s’il faut garantir cette faculté au juge national, il est exclu d’interpréter l’article 6, paragraphe 1, de la directive comme signifiant que c’est uniquement dans les cas où le consommateur a introduit une demande explicite à ce sujet qu’une clause contractuelle abusive ne lie pas le consommateur. Une telle interprétation exclurait, en effet, la possibilité pour le juge national d’apprécier d’office, dans le cadre de l’examen de la recevabilité de la demande qui lui est soumise et sans demande explicite du consommateur à cet effet, le caractère abusif d’une clause contractuelle. »
2.- Ensuite, il appartint à la Cour de cassation en chambre mixte (cass ch mixte 7 juillet 2010 n°15-25.651) d’élargir encore cette obligation faite au juge dès lors que ratione materiae l’ordre public du droit de l’Union européenne était en jeu.
Dans un arrêt doté de la publication la plus prestigieuse, la Cour de cassation prend la mesure du mouvement initié en droit européen quant au devoir du juge de restituer le fondement idoine :
« Attendu que si le juge n'a pas, sauf règles particulières, l'obligation de changer le fondement juridique des demandes, il est tenu, lorsque les faits dont il est saisi le justifient, de faire application des règles d'ordre public issues du droit de l'Union européenne, telle la responsabilité du fait des produits défectueux, même si le demandeur ne les a pas invoquées ;
3.- Enfin, il revint au juge de l’union européen d’expliquer les raisons de l’obligation faite au juge de changer de fondement le cas échéant (Des normes relatives au droit de la consommation). CJUE 21 avril 2016 C 377/14).
« s’il était loisible au juge national de réviser le contenu des clauses abusives figurant dans de tels contrats, une telle faculté serait susceptible de porter atteinte à la réalisation de l’objectif à long terme visé à l’article 7 de ladite directive, dès lors qu’elle affaiblirait l’effet dissuasif exercé sur les professionnels par la pure et simple non-application à l’égard du consommateur de telles clauses abusives (arrêt du 30 mai 2013, Asbeek Brusse et de Man Garabito, C‑488/11, EU:C:2013:341, point 58 et jurisprudence citée).
Ainsi, dans une situation où la juridiction nationale aboutit à la conclusion qu’une clause est abusive au sens de la directive 93/13, il incombe alors à cette juridiction de tirer toutes les conséquences qui en découlent selon le droit national afin de s’assurer que ce consommateur n’est pas lié par cette clause (voir, en ce sens, ordonnance du 16 novembre 2010, Pohotovosť, C‑76/10, EU:C:2010:685, point 62 et jurisprudence citée).
Il s’ensuit que, comme l’a relevé en substance Mme l’avocat général au point 75 de ses conclusions, une juridiction nationale ayant constaté que plusieurs des clauses d’un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur sont abusives, au sens de la directive 93/13, est tenue d’exclure l’ensemble des clauses abusives et pas seulement certaines d’entre elles.
4.- Il est pourtant permis de se demander si l’arrêt (Civ 2, 5 juillet 2018 n°17-19738) ne fait pas encore preuve de davantage d’audace ? Il semble requérir du juge d’ajuster le bon fondement afin de statuer sur la question.
Vu l'article 1er de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, ensemble l'article 12 du code de procédure civile ; Attendu, selon le jugement attaqué, rendu en dernier ressort, que le véhicule de la société Pressing Fontaine frères a été percuté par le scooter conduit par M. Z... et assuré auprès de la société Mutuelle d'assurance des instituteurs de France (l'assureur) ; que celle-ci l'a assigné en réparation des dommages subis sur le fondement de la responsabilité délictuelle des articles 1382 et suivants du code civil ;
La juridiction de proximité considérait qu’il n’y avait là qu’une simple faculté de restituer le fondement approprié. Elle ne le fit pas d’elle-même et se contenta de déclarer irrecevable.
« Attendu que pour débouter la société Pressing Fontaine frères de ses demandes, la juridiction de proximité relève que les accidents de la circulation impliquant des véhicules terrestres à moteur relèvent du régime spécial de responsabilité de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, que cette loi exclut l'application des régimes de responsabilité de droit commun et qu'en conséquence, il y a lieu de déclarer l'action de la société Pressing Fontaine frères mal fondée ; »
Pour autant la Cour de cassation, dans la veine de l’arrêt de la chambre mixte et de l’arrêt de la CJUE exprime sa désapprobation et casse pour violation de la loi
« Qu'en statuant ainsi, alors que selon ses propres constatations, les dommages avaient été causés par un accident de la circulation survenu entre deux véhicules à moteur, de sorte qu'il lui incombait pour trancher le litige de faire application, au besoin d'office, des dispositions d'ordre public de la loi du 5 juillet 1985, la juridiction de proximité a violé les textes susvisés ; »
Il semble que désormais la Cour de cassation fasse obligation au juge de requalifier et substituer le bon fondement outre les textes ménageant déjà cette obligation non seulement lorsqu’il en va de l’ordre public européen (cass ch mixte 7 juillet 2010 n°15-25.651) mais également lorsqu’il en va de dispositions d’ordre public en droit national. (Civ 2, 5 juillet 2018 n°17-19738)
En effet, le visa est riche d’intention en ce qu’il vise ensemble l’article 1er de loi de 1985 énonçant son caractère d’ordre public et son article 12 qui traite du fondement juridique de la demande.
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