L'article L 411-35 du Code rural et de la pêche maritime érige en principe l'incessibilité du bail rural (il faut, bien sûr, mettre de côté le bail cessible "hors cadre familial" de l'article L 418-1 institué par la loi du 5 janvier 2006).

Ce principe connaît deux exceptions :

- la possibilité pour le preneur de céder le bail à un membre de sa famille, soit avec l'accord du bailleur, soit, à défaut, avec l'agrément du Tribunal paritaire des baux ruraux,

- la faculté (moins courante) de faire apport (en fait de céder, puisqu'une cession de bail rural ne peut être réalisée qu'à titre gratuit) du droit au bail à une société d'exploitation à forme civile (en pratique GAEC, EARL, SCEA), avec l'accord exprès du bailleur (sans recours possible devant le juge) - Article L 411-38.

Devant l'afflux d'exploitations en difficulté, le législateur a institué un nouveau mode de cession du bail rural pour répondre à ces nouvelles situations.

C'est ainsi que la loi du 30 décembre 1988 a institué une cession spécifique du bail (ou des baux) détenu(s) par un exploitant faisant l'objet d'une procédure de liquidation judiciaire, sous réserve que l'exploitation du preneur soit "essentiellement" constituée de ce bail (ou de  ces baux). Le texte est placé, aujourd'hui, à l'article L 642-1 du Code de commerce.

Il dispose en son 2ème alinéa :

"Lorsqu'un ensemble est essentiellement constitué du droit à un bail rural, le tribunal peut, sous réserve des droits à indemnité du preneur sortant et nonobstant les autres dispositions du statut du fermage, soit autoriser le bailleur, son conjoint ou l'un de ses descendants à reprendre le fonds pour l'exploiter, soit attribuer le bail rural à un autre preneur proposé par le bailleur ou, à défaut, à tout repreneur dont l'offre a été recueillie dans les conditions fixées aux articles L 642-2, L 642-4 et L 642-5. Les dispositions relatives au contrôle des structures des exploitations agricoles ne sont pas applicables. Toutefois, lorsque plusieurs offres ont été recueillies, le tribunal tient compte des priorités du schéma directeur régional des exploitations agricoles mentionné à l'article L 312-1 du code rural et de la pêche maritime."

Le caractère essentiel du bail (ou des baux) doit être apprécié au regard de l'intérêt économique des parcelles ainsi louées, et non seulement en s'appuyant sur le seul critère surface (Cass. 3° civ., 28 avril 1998, n° 95-20.682).

Ce texte prévoit un ordre de priorité qui s'imposait jusqu'alors au juge.

1/ Le bailleur peut reprendre les parcelles louées pour les exploiter lui-même, ou les faire exploiter par son conjoint et un de ses descendants (bizarrement, le partenaire lié par un PACS n'est pas mentionné). Il n'est pas exigé que le bénéficiaire de la reprise dispose d'une capacité professionnelle agricole et le reprenant n'est pas soumis à l'obigation de solliciter une autorisation d'exploiter, si l'opération l'exige. Aucune durée d'engagement n'est stipulée, de sorte que la reprise peut n'être effective que sur une courte durée. Par contre, si le preneur a procédé à des améliorations sur le fonds loué, le bailleur est redevable à son égard de l'indemnité de l'article L 411-69 (dès lors que le bail a pris fin).

2/ Le bailleur peut choisir un autre fermier et le tribunal est alors tenu d'ordonner la cession du bail à ce nouvel exploitant. Là encore, les règles habituelles de la reprise ne s'appliquent pas (à l'exception, sans doute, de l'indemnité au preneur sortant). L'opération est également étrangère au Contrôle des structures des exploitations agricoles, de sorte qu'une telle cession peut conforter l'unité d'un agriculteur déjà bien doté.

3/ Si aucune des deux options précédentes n'a été retenue, le tribunal peut alors attribuer le bail au preneur qu'il retient, en prenant en compte les aspects sociaux-économiques et l'intérêt des créanciers. Si plusieurs candidats se présentent, le tribunal devra toutefois respecter l'ordre de priorités fixé par le Schéma directeur régional des exploitations agricoles, en vigueur. 

Cette hiérarchie pouvait se traduire, notamment en présence de plusieurs baux (et donc d'orientations différentes selon la décision prise par chaque bailleur), par une dispersion de l'exploitation "liquidée", certaines terres louées étant reprises par les bailleurs concernés, d'autres cédées à tel preneur choisi par le propriétaire, et enfin les dernières cédées au nouveau preneur retenu par le juge. Une situation manifestement contraire à l'esprit de la loi qui tend à la sauvegarde de l'"entreprise" agricole.

L'arrêt rendu le 23 octobre 2024 par la Chambre commerciale de la Cour de cassation (pourvoi n° 23-50.013) vient bouleverser cet ordonnancement.

Les faits sont les suivants.

L'EARL X, qui développait une activité de grandes cultures, mettait en valeur une exploitation, essentiellement consituée de terres louées (auprès de plusieurs propriétaires) par bail rural pour une superficie de plus de 100 hectares.

Connaissant des difficultés financières, l'EARL X fait l'objet d'une procédure de redressement judiciaire. Puis, le plan de redressement n'ayant pu être réalisé, l'EARL X a été mise sous liquidation judiciaire.

Le liquidateur reçoit alors trois offres de reprise, dont deux sont maintenues suite au désistement d'un candidat.

A savoir :

- l'offre de la SAS Y pour un prix de 171.600 €

- l'orffre de la SCEA Z pour un prix de 191.600 €.

Le tribunal judiciaire attribue les baux ruraux afférents à un ensemble de parcelles d'une superficie totale de 98 ha 36 a 61 ca à la SCEA Z et commet tel mandataire judiciaire pour réaliser les actes de cession. Accessoirement, le tribunal ordonne la cession des éléments corporels et incorporels formant le "fonds agricole" de l'EARL X, au prix de 191.600 €, dont 41.600 € pour les éléments incorporels.

Un certain nombre de bailleurs, ainsi que l'EARL V (qui était partie en première instance sans s'être apparemment portée alors candidate), relèvent appel du jugement. Ces propriétaires demandent que l'EARL V soit désignée comme l'attributaire des baux ruraux qui les concernent, représentant une superficie totale d'un peu plus de 20 hectares.

La cour d'appel, réformant partiellement le jugement, fait droit à cette demande, considérant qu'il convient de respecter la hiérarchie fixée par le texte.

Dont pourvoi formé par la SCEA Z.

Sur ce, la Haute Cour casse l'arrêt d'appel en ce qu'elle a décidé cette nouvelle attribution des baux et renvoit devant la cour d'appel d'Angers.

Elle motive sa décision en rappelant que l'article L 642-1 du Code de commerce a pour but, à travers la cession de l'entreprise, le maintien d'activités susceptibles d'exploitation autonome, de tout ou partie des emplois qui y sont attachés et d'apurer le passif.

Elle ajoute que la hiérarchie qui aurait été fixée par le texte ne relève que d'une interprétation "qui prive le tribunal de toute liberté d'appréciation du choix entre le preneur proposé par le bailleur et le preneur ayant déposé une offre (de reprise).". Et, en conséquence, "interdit toute cession à un repreneur dont l'offre permettrait de la (l'exploitation agricole) sauvegarder."

Elle conclut ainsi : "Il apparaît souhaitable de l'interpréter en ce sens que le tribunal dispose d'un pouvoir d''apprécier l'offre ou la proposition qui répond le mieux aux objectifs énoncés au premier alinéa (de l'article L 642-1)", à savoir "le maintien de l'activité de l'exploitation autonome et des emplois qui y sont attachés".

Au final, un revirement complet, avec une (nouvelle) interprétation qui s'attache plus à l'esprit de la loi qu'à la lettre du texte. Exit la hiérarchie appliquée jusqu'alors. Ou plutôt, ce n'est qu'à défaut d'offre retenue par le tribunal que les deux autres possibilités pourront être mises en oeuvre.

Accessoirement, cette affaire fait ressurgir la question de l'éviction de la prohibition des pas-de-porte (stipulée par l'article L 411-74 du Code rural et de la pêche maritime) à l'occasion de telles cessions de baux réalisées dans le cadre d'une procédure collective.

En l'espèce, les baux concernés n'étaient pas des baux cessibles hors cadre familial de l'article L 418-1 (lequel autorise le paiement d'un pas-de-porte lors de la cession dudit bail).

Mais, le tribunal judiciaire a expressément ordonné le versement (par l'attributaire retenu) d'une somme de 41.600 € au titre de la reprise des éléments incorporels et on ne voit pas quels éléments incorporels autres que les baux ruraux auraient pu être visés. Ce jugement n'a d'ailleurs pas été réformé sur ce point par la cour d'appel.

Une telle décision n'est pas sans rappeler un jugement, certes ancien (TGI Chartres, 22 mai 1991), qui avait allégrement contourné la régle. Faisant ainsi preuve de réalisme au regard des contingences économiques.