Un piéton est renversé par un cycliste distrait. Il se rend à la pharmacie pour soigner les petites égratignures causées par cet accident. En entrant dans l'officine, il reçoit une tuile sur la tête et plonge pendant plusieurs jours dans le coma. Le cycliste est-il responsable du dommage résultant de l'immobilisation de la victime ? Intuitivement on soupçonne qu'il ne devrait pas répondre de cet élément de préjudice. Mais pourquoi ? Après tout, si la victime n'avait pas été renversée, elle ne se serait pas rendue à la pharmacie et n'aurait pas reçu une tuile sur la tête ! Qu'en est-il exactement ? Face à l'absence de définition légale du lien de causalité, la doctrine a élaboré un certain nombre de théories parmi lesquelles on peut citer : l'équivalence des conditions, la causalité adéquate, l'empreinte continue du mal, la causa proxima, etc .... Bon nombre d'auteurs estiment cependant que le problème du lien de causalité est insoluble et que les juges auraient tendance à se fier à leur intuition pour trancher cette question. De notre côté, nous croyons, au contraire, que ce prétendu mystère a été percé avec brio par l'un des plus grands spécialistes de la matière : le Professeur Noël Dejean de la Bâtie dans son ouvrage sur la responsabilité civile délictuelle paru dans la célèbre collection Aubry et Rau (Tome VI-2, Responsabilité délictuelle, 1989, pages 121 à 140). Selon cet auteur, pour qu'un lien de causalité existe, deux conditions cumulatives doivent être réunies : d'une part, le fait défectueux imputé au défendeur doit avoir joué un rôle dans la survenance du dommage (A) ; d'autre part, le fait défectueux doit expliquer, "par sa défectuosité même", le préjudice subi par la victime (B).
A/ Le fait défectueux doit avoir joué un rôle dans la survenance du dommage
A titre liminaire, il convient d'expliquer que la notion de "fait défectueux", mise en évidence par le Professeur Dejean de la Bâtie, englobe le fait défectueux de l'homme (c'est-à-dire essentiellement la faute) et le fait défectueux des choses. Un fait normal n'étant pas, en principe, mais il existe hélas des exceptions (Article 1384, alinéa 4, du Code civil et loi du 5 juillet 1985), source de responsabilité civile.
Cette précision étant faite, la première question à se poser lorsqu'on est confronté au lien de causalité est la suivante : le dommage serait-il survenu si le fait défectueux ne s'était pas produit ? Si la réponse à cette question est positive, la première condition est remplie. Mais cela ne veut pas dire, pour autant, que lien de causalité existe (il est vrai cependant que la jurisprudence se contente parfois de cette seule condition pour déduire l'existence d'un lien de causalité). Si, en revanche, la réponse est négative, on peut d'emblée écarter l'existence d'un lien de causalité. Quelques exemples s'imposent. Ainsi, le défaut d'étiquette réglementaire sur l'emballage d'un acide dangereux n'a joué aucun rôle dans la réalisation du dommage subi par l'employé d'une entreprise qui, ayant perdu l'équilibre, fut atteint à l'oeil par une partie de ce liquide, dès lors que la victime avait connaissance du danger que présentait le produit (Cour de cassation, 2ème Chambre civile, 16 février 1978, Bull. civ., II, n° 43, page 35). Dans une autre affaire, des particuliers avaient sollicité d'une banque, en 1989, un prêt de 3 200 000 francs pour l'acquisition d'un immeuble. La banque a demandé qu'un expert procède à une évaluation du bien mais a donné son consentement au crédit avant même de prendre connaissance du rapport d'expertise. A la suite de la défaillance des emprunteurs, le bien immobilier a été vendu à l'amiable en 1997 moyennant un prix de 2 300 000 francs, sur lequel une somme de seulement 1 558 000 francs est revenue à la banque. L'expert aurait surévalué le bien. La Cour de Cassation décide cependant, à juste titre, qu'il n'y a aucun lien de causalité entre la faute alléguée et le préjudice puisque la banque avait consenti au prêt avant même de prendre connaissance du rapport de l'expert (Cour de cassation, 2ème Chambre civile, 3 mars 2011, n° de pourvoi : 10-11925). Dans l'exemple cité en introduction, il est certain que la distraction du cycliste a joué un rôle dans la survenance du dommage subi par la victime : sans elle, la victime ne se serait pas rendue à la pharmacie et n'aurait donc pas reçu une tuile sur la tête. Mais en est-elle la cause ? Rien n'est moins sûr.
B/ Le fait défectueux doit expliquer, "par sa défectuosité même", le préjudice
Il ne suffit pas qu'une faute ou que le fait anormal d'une chose ait joué un rôle dans la survenance d'un dommage pour que cette faute ou que ce fait défectueux puisse en être appelé cause. Il faut encore que le préjudice s'explique "par la défectuosité même" du fait imputé au défendeur selon la formule du Professeur Dejean de la Bâtie. Comme l'écrit cet auteur "un fait n’est pas retenu comme cause d’un dommage par cela seul qu’il l’a rendu possible ; il ne l’est que si c’est sa défectuosité même, prouvée ou présumée, qui peut en fournir, au moins partiellement, l’explication".
Ainsi, il n'y a pas de lien de causalité entre la faute de celui qui conduit un scooter sous l'emprise de l'alcool (1, 10 g par litre de sang) et le préjudice dès lors qu'il n'est pas établi que "dans un état plus lucide" le conducteur ivre aurait pu éviter la collision (Cour de cassation, 2ème Chambre civile, 25 février 2010, n° de pourvoi : 09-65829). Dans cet exemple, la faute a incontestablement joué un rôle dans l'accident : le conducteur du scooter, parce qu'il a dépassé le taux d'alcool autorisé, n'aurait jamais dû conduire. S'il s'était abstenu de conduire, l'accident ne se serait pas produit. Mais cette faute n'explique pas, par sa défectuosité même, l'accident. En d'autres termes, l'accident ne s'explique pas par l'imprégnation alcoolique du motocycliste. La défectuosité du fait imputé au défendeur (ici l'imprégnation alcoolique) n'explique pas son préjudice. Si l'on se demande pourquoi l'accident est survenu, il est impossible de répondre : "parce que le conducteur du scooter était ivre". De même, il n'y a pas de lien de causalité entre l'absence de permis de conduire et un accident s'il est constaté que l'automobiliste conduisait correctement au moment du sinistre (Cour de cassation, 2ème Chambre civile, 28 mai 1975, Dalloz 1975, Informations rapides, page 182). Là encore, l'automobiliste n'aurait jamais du prendre la route n'étant pas titulaire du permis de conduire. Sa faute a donc joué un rôle dans l'accident. S'il n'avait pas conduit, l'accident ne se serait pas produit. Mais en l'espèce l'accident ne s'expliquait pas par le défaut de permis. Si l'on se demande pourquoi l'accident s'est produit, on ne peut pas répondre : parce que l'automobiliste conduisait sans permis. Cette faute est sans rapport avec le dommage. C'est donc bien la question du "pourquoi ?" qu'il faut poser en matière de lien de causalité ainsi que l'a expliqué de façon remarquable le Professeur Dejean de la Bâtie.
Ce même auteur explique également comment il est possible de retenir la responsabilité civile d'une personne lorsque les conséquences du fait défectueux qu'on lui impute paraissent très éloignées de celui-ci. Partons, comme lui (ouvrage précité, page 138), d'un exemple tiré de la jurisprudence : un automobiliste attache mal ses bagages sur le toit de son véhicule. Il prend la route et ses valises se détachent au moment où il passe à proximité d'un herbage bien clos, effrayant ainsi le cheval qui s'y trouve. L'animal apeuré franchit la clôture et percute un autre véhicule causant des blessures au conducteur et à son épouse. En l'espèce, les juges du fond ont considéré que la faute de l'automobiliste ayant consisté à mal arrimer les bagages sur le toit du véhicule était en relation de causalité avec le préjudice subi par les personnes percutées (Cour de cassation, 2ème Chambre civile, 24 mai 1971, Bull. civ., II, n° 186 ; cette solution des juges du fond n'était même plus contestée devant la Cour de cassation). La solution est-elle juste ? Certainement. Il faut en effet, pour constater l'existence du lien de causalité, partir du préjudice, et pouvoir remonter dans le temps, de fait défectueux en défectueux, par une suite de "pourquoi ?", jusqu'au fait défectueux initial. Démonstration : pourquoi le conducteur et son épouse ont-ils été blessés ? Parce-qu'ils ont été percutés par un cheval (fait défectueux). Pourquoi le cheval les a-t-il percutés ? Parce qu'il divaguait sur la route (fait défectueux). Pourquoi le cheval divaguait-il sur la route ? Parce qu'il s'est sauvé de son herbage (fait défectueux). Pourquoi s'est-il sauvé de son herbage ? Parce qu'il a été effrayé par la chute des valises tombées depuis le toit d'un véhicule (fait défectueux). Pourquoi les bagages sont-ils tombés ? Parce qu'ils étaient mal attachés au véhicule (fait défectueux initial) ! Ainsi, comme l'écrit de façon pénétrante le Professeur Dejean de la Bâtie : "ce que l'on recherche en la matière, c'est le cheminement du mal qui a atteint la victime. Peu importe que ce cheminement soit court ou long, normal ou exceptionnel ; ce qui compte seulement, c'est qu'il soit continu, c'est-à-dire constitué par un enchaînement de défectuosités qui s'engendrent l'une l'autre sans aucun hiatus. Lorsqu'une série de faits intermédiaires s'intercale entre le fait initial et le dommage, la continuité suppose non seulement que chacun de ces faits présente un aspect défectueux, mais encore que cet aspect s'explique toujours, au moins partiellement, par la défectuosité du fait précédent, et ainsi de suite jusqu'au fait initial, lui même incorrect ou présumé tel" (N. Dejean de la Bâtie in Aubry et Rau, Responsabilité délictuelle, T VI-2, Librairies techniques, 1989, pages 139-140). Pour constater l'existence d'un lien de causalité, il convient donc de suivre ce que l'auteur appelle "l'empreinte continue du mal". Cette théorie révèle ainsi la cohérence de la responsabilité civile. En effet, ce n'est pas pour rien que le "fait générateur" doit présenter un aspect défectueux : cette défectuosité est un mal tout comme le préjudice ; et le mal s'est propagé, à la manière d'un incendie, pour venir frapper la victime (pour une démonstration de la véracité de la théorie de l'empreinte continue du mal, nous conseillons vivement la lecture de la note du Professeur Dejean de de la Bâtie parue au JCP 1990, II, 21544).
Qu'en est-il, alors, de notre cycliste évoqué en introduction ? Et bien, partons du préjudice : pourquoi la victime a-t-elle été immobilisée pendant plusieurs jours ? Parce qu'elle a reçu une tuile sur la tête. Pourquoi a-t-elle reçu une tuile sur la tête ? ..... Parce qu'elle a été renversée par un cycliste .... Non, il est impossible d'affirmer cela ! Le fait d'avoir été renversée par un cycliste n'a été que l'occasion de son préjudice et non la cause au sens juridique. La jurisprudence, cependant, n'applique pas toujours le raisonnement que nous avons exposé. Tantôt, elle se contente, pour constater l'existence d'un lien de causalité, du fait que le dommage ne serait pas survenu si le fait défectueux ne s'était pas produit. D'autres fois, elle dénie l'existence d'un lien de causalité pour cette raison, semble-t-il, que le préjudice paraît trop éloigné du fait imputé au défendeur alors même qu'il existe une empreinte continue du mal (Par exemple : Cour de cassation, 2ème Chambre civile, 8 février 1989, Bull. Civ., II, n° 39, JCP 1990, II, 21544 note N. Dejean de la Bâtie). C'est dire, qu'en la matière, il n'est souvent pas possible de prédire à l'avance, avec certitude, quelle sera, en définitive, la solution adoptée dans tel ou tel cas d'espèce.
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