Le droit de l’environnement s’est construit autour de quelques piliers fondamentaux : le principe pollueur-payeur, la réparation intégrale du dommage, et l’idée selon laquelle la victime d’une pollution doit être protégée face à la puissance industrielle ou aux effets systémiques de la dégradation écologique. Pourtant, la Cour de cassation vient de dessiner les contours d’un renversement discret mais redoutablement structurant de cette logique protectrice.

Dans un arrêt du 5 juin 2025 (n° 22-23.456, référencée sur le site de la Cour de cassation), la deuxième chambre civile a retenu la responsabilité partagée entre une aciérie à l’origine d’une pollution des sols et des éleveurs agricoles victimes de cette pollution, au motif que ces derniers avaient continué d’exploiter les terres contaminées en pleine connaissance de cause. En d’autres termes, la victime devient, au moins partiellement, complice de l’aggravation de son propre préjudice. Cette décision, rapportée notamment par Actu-Environnement, soulève de vives interrogations sur l’évolution de la jurisprudence civile en matière de contentieux environnemental.

Si le principe selon lequel la faute de la victime peut limiter son droit à réparation est bien connu en droit commun (article 1240 du Code civil), son application à des situations de pollution ancienne, complexe et multifactorielle, interpelle. Car derrière cette décision se profile une nouvelle exigence implicite : celle d’un comportement parfaitement prudent et informé de la part des victimes environnementales, sous peine de voir leur indemnisation réduite, voire écartée.

Dès lors, on peut se demander : la victime d’une pollution peut-elle être tenue pour coresponsable de l’aggravation de son propre préjudice au point de voir son indemnisation amputée ? Et plus largement : cette décision constitue-t-elle un infléchissement du principe de réparation intégrale, au profit d’une lecture plus distributive des responsabilités ?

Pour éclairer cette problématique, nous analyserons dans un premier temps les apports et fondements juridiques de l’arrêt du 5 juin 2025 (I), avant d’en examiner les implications critiques pour les droits des victimes environnementales (II).

I. Un infléchissement jurisprudentiel fondé sur la contribution fautive de la victime au dommage environnemental

L’arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 5 juin 2025 (n° 22-23.456) s’inscrit dans le cadre du droit commun de la responsabilité civile délictuelle, tel que codifié aux articles 1240 et suivants du Code civil. Il consacre avec une netteté particulière la possibilité pour le juge de moduler l’indemnisation d’un dommage en raison du comportement ultérieur de la victime, même lorsque ce dommage trouve sa source dans une pollution grave et persistante imputable à un tiers industriel.

A. La reconnaissance d’une faute contributive postérieure à la pollution initiale

Dans l’affaire en cause, des éleveurs agricoles exploitaient des terres situées à proximité immédiate d’une aciérie dont l’activité avait entraîné une pollution durable des sols. Il n’était pas contesté que cette pollution était bien le fait de l’exploitant industriel, ni qu’elle avait des conséquences concrètes sur la qualité des terres agricoles, et donc sur la sécurité sanitaire et économique de l’exploitation. Toutefois, les juridictions du fond — confirmées par la Cour de cassation — ont estimé que la connaissance par les éleveurs de la contamination des sols n’a pas été suivie de mesures suffisantes de précaution ou de retrait, ceux-ci ayant au contraire persisté dans l’usage des terres pour leurs activités d’élevage.

Cette persistence consciente dans une situation de risque a été analysée par la Cour comme une cause d’aggravation du préjudice, et donc comme un facteur de réduction de l’indemnisation. Ainsi, la causalité entre le dommage et la faute du tiers se voit partiellement rompue par l’attitude du lésé, dans une logique de coresponsabilité largement inspirée de la jurisprudence sur la faute de la victime en matière d’accident corporel ou de dommages consécutifs à un trouble anormal du voisinage.

B. Une application audacieuse mais contestable des principes classiques de responsabilité

En droit positif, la faute de la victime peut légitimement conduire à une réduction du droit à réparation, sous réserve que cette faute soit en lien causal direct avec l’aggravation du préjudice. Toutefois, cette logique s’avère plus difficile à manier en matière environnementale, où les effets sont souvent différés, cumulatifs et scientifiquement complexes. En appliquant ce raisonnement aux éleveurs — qui n’ont pas créé la pollution, mais ont continué à exploiter les sols — la Cour de cassation transpose des outils de la responsabilité individuelle à des contextes écologiques marqués par l'incertitude, la dépendance économique et la dissymétrie d’information.

La décision semble ici dépasser le seul cadre de la prudence individuelle pour introduire une obligation implicite de retrait ou de mise en sécurité, dont la charge incomberait à la victime. Or, une telle exigence, si elle peut sembler logique dans une perspective théorique, fait abstraction des réalités économiques et foncières des exploitants agricoles, souvent captifs de leur outil de travail et démunis face à une pollution déjà installée.

Enfin, on notera que cette approche n’a pas été accompagnée d’un rappel du principe de précaution ou du principe pollueur-payeur (articles L110-1 et L160-1 du Code de l’environnement), ce qui accentue le déséquilibre de la motivation : l’accent est mis sur la diligence de la victime plutôt que sur la permanence de la faute du pollueur.

II. Une décision aux implications critiques pour le statut des victimes environnementales

Si la décision de la Cour de cassation du 5 juin 2025 s’inscrit, en apparence, dans la continuité des principes classiques de la responsabilité civile, elle emporte en réalité des conséquences profondes et potentiellement déstabilisatrices pour le régime juridique des atteintes à l’environnement. En retenant la faute de la victime comme facteur de modulation de l’indemnisation, elle introduit une nouvelle exigence de comportement exemplaire de la part des personnes exposées à une pollution, ce qui pourrait durablement affecter le contentieux environnemental.

A. Vers une insécurité juridique pour les victimes : la charge implicite d’anticiper et de se protéger

L’un des effets les plus notables de cet arrêt réside dans le renversement implicite de la charge de précaution. Là où le droit environnemental impose traditionnellement au pollueur une responsabilité accrue, fondée sur l’anticipation des risques et la réparation intégrale du dommage, la Cour semble ici suggérer que la victime elle-même devait s’abstenir d’exploiter un bien affecté, même si cette pollution est le fait d’un tiers, et ce sous peine d’être tenue partiellement responsable de ses propres pertes.

Cette position soulève de redoutables difficultés : comment un exploitant agricole, souvent non spécialiste de la toxicologie des sols, pourrait-il déterminer le seuil de dangerosité exigeant un retrait ? Quelle est sa marge de manœuvre réelle dans un contexte économique contraint, où l’usage de la parcelle constitue la seule source de revenu ? Et surtout, n’est-on pas en train d’exiger d’une victime qu’elle renonce à son activité pour préserver ses droits indemnitaires ?

La décision semble ignorer que la résilience d’une exploitation ne va pas sans prise de risques : continuer à exploiter malgré la pollution, ce n’est pas nécessairement faire preuve d’imprudence, c’est parfois l’unique option de survie économique. En cela, cette jurisprudence fait courir le risque d’une insécurité juridique nouvelle pour les victimes, qui devront désormais se justifier d’avoir « bien réagi » à un dommage qu’elles n’ont pas causé.

B. Une rupture silencieuse avec le principe de réparation intégrale et la hiérarchie des responsabilités

Au-delà de la seule modulation de l’indemnisation, cet arrêt consacre un glissement de paradigme. Historiquement, le juge civil tendait à protéger les victimes de pollutions, parfois même de manière surprotectrice, en sanctionnant les comportements fautifs des industriels ou des collectivités. Or ici, la victime est mise en accusation pour n’avoir pas su limiter les effets d’un dommage qui, rappelons-le, est la conséquence d’un comportement fautif d’autrui.

Cette inversion du regard fragilise le principe de réparation intégrale du dommage en ce qu’elle permet au juge de réduire l’indemnisation en se fondant sur des comportements économiquement contraints, juridiquement ambigus, et parfois scientifiquement incertains.

En pratique, les contentieux environnementaux s’en trouveront probablement modifiés : les victimes devront désormais documenter leur « bonne conduite postérieure », prouver qu’elles ont tenté de limiter le dommage, qu’elles n’ont pas agi de manière négligente — autant de critères qui introduisent une insécurité et un aléa judiciaire peu compatibles avec la gravité des enjeux écologiques actuels.

Conclusion : une vigilance doctrinale nécessaire face à un tournant jurisprudentiel silencieux

L’arrêt de la Cour de cassation du 5 juin 2025 s’impose comme un tournant discret mais déterminant dans l’évolution du contentieux environnemental civil. En posant que des victimes peuvent se voir reprocher une part de responsabilité dans l’aggravation de leurs propres préjudices, dès lors qu’elles ont continué à exploiter des sols pollués en connaissance de cause, la Haute juridiction modifie subtilement mais fondamentalement la grammaire du droit de la responsabilité écologique.

Loin de se limiter à une banale application de la faute de la victime, cette décision introduit une exigence implicite d’auto-préservation : désormais, la victime d’une pollution ne pourra espérer une réparation intégrale que si elle démontre avoir adopté une attitude rigoureusement prudente, voire abstentionniste. Ce déplacement de la focale — du pollueur vers la victime — interroge profondément la cohérence de notre droit avec les grands principes du droit de l’environnement, notamment le principe de précaution, le principe pollueur-payeur et celui de non-régression.

S’il est loisible au juge civil de rechercher l’équité dans la répartition des responsabilités, on peut s’inquiéter de ce que cette exigence de « bonne conduite » post-dommage ne finisse par dissuader les victimes les plus modestes ou les plus isolées d’agir en justice, faute de pouvoir démontrer leur exemplarité comportementale dans un contexte de contrainte.

Ce faisant, la Cour de cassation ouvre une brèche dans la protection des victimes environnementales, et contribue — peut-être involontairement — à déplacer sur elles une partie du poids de la crise écologique. Une telle inflexion appelle une vigilance doctrinale, mais aussi, à terme, une clarification législative, afin de réaffirmer que la réparation d’un dommage environnemental ne peut reposer sur une vision économiquement aveugle des comportements individuels.