La Cour de cassation et la délégation des pouvoirs au notaire : une décision controversée

 

Le 27 mars 2024, la première chambre civile de la Cour de cassation a rendu une décision notable (n° 22-13.041) concernant la délégation des pouvoirs au notaire, dans le cadre des opérations de partage judiciaire. ​

 

Cette décision, qui insiste sur le caractère complexe de la procédure de partage judiciaire, soulève des questions quant à ses implications pratiques et sa cohérence avec la jurisprudence antérieure.

 

Un changement de jurisprudence

 

Traditionnellement, la Cour de cassation jugeait que le juge ne pouvait déléguer ses pouvoirs au notaire liquidateur, pour trancher les contestations soulevées par les parties. ​

 

Cette position classique visait à garantir que le juge, et non le notaire, tranche les différends, conformément à l'article 4 du code civil. ​

 

Cependant, la décision du 27 mars 2024 marque un tournant en permettant au juge de renvoyer les parties devant le notaire pour l'instruction des désaccords relatifs aux comptes, à la liquidation et au partage…alors pourtant que l’arrêt d’appel n’imposait pas une telle décision. ​

 

Une décision qui ne justifiait pas d’insister sur le caractère spécifique de la procédure de partage judiciaire.​

 

La Cour de cassation justifie ce changement par la spécificité de la procédure de partage judiciaire complexe, prévue aux articles 1364 à 1376 du code de procédure civile. ​

 

Cette procédure comprend plusieurs phases :

 

  • Une phase judiciaire où le Juge tranche les différends sur le principe et renvoie devant le notaire commis,

 

  • Une phase notariée où le notaire, sous la surveillance d'un juge, convoque les parties et demande la production de documents utiles pour procéder aux comptes et à la liquidation de leurs droits ; le notaire doit établir un projet liquidatif. ​

 

  • Une phase de conciliation devant le Juge, après établissement du projet liquidatif,

 

  • Une phase judiciaire, qui porte sur les désaccords relatifs au projet liquidatif non régularisé.

 

La Cour estime que cette phase notariée favorise le règlement amiable des différends et le bon déroulement des opérations de partage. ​

 

Mais le notaire n’est pas Juge et ne peut trancher : il doit appliquer les règles posées par le jugement : c’était le schéma cohérent posé par le Code et entériné par la Cour de cassation.

 

Pour paraphraser le professeur Maurice COZIAN, qui stigmatisait les juristes se référant au particularisme, à la spécificité, ou à des catégories sui generis, il s’agit d’une « fainéantise intellectuelle », visant à se dispenser de qualifier.

 

L’arrêt de la Cour d’appel ne renvoyait pas l’appréciation au notaire du principe, mais uniquement des pièces produites.

 

La Cour d’appel avait tranché le principe ; au notaire de faire les calculs.

 

Voilà la répartition qui était celle de la procédure en matière de liquidation complexe…comme dans d’autres domaines.

 

Lorsqu’un Juge tranche le principe de la responsabilité dans sa décision et renvoie à un expert pour investiguer sur le quantum du préjudice, personne ne dit que c’est spécifique ou que le Juge délègue ses pouvoirs.

 

Le Juge statue en droit sur le principe et le technicien se prononce sur des éléments techniques, pour affiner la future décision du Juge.

 

En l’occurrence, la Cour d’appel avait arrêté le principe d’une créance, demandée dans l’assignation, mais avait renvoyé au notaire pour le quantum et la réalisation des calculs, dans son projet d’état liquidatif.

 

C’était tout à fait orthodoxe et, pour tout dire, assez habituel.

 

Des conséquences problématiques en pratique

 

Bien que cette décision paraisse, a priori, conforme à la procédure de partage judiciaire complexe, elle peut avoir des conséquences problématiques en pratique.

 

C’est comme si la Cour de cassation avait été piquée au vif par le fondement du pourvoi : le déni de justice.

 

Au lieu de répondre que la procédure de liquidation complexe était spécifique et permettait en quelque-sorte une entorse à l’article 4, il lui suffisait de répondre, plus simplement et sans faire appel à un grand principe, que la Cour d’appel avait effectivement statué sur le principe, mais qu’il appartenait au notaire de faire les calculs, au regard des pièces qui lui seraient communiquées.

 

A lecture de cet arrêt, l’on peut se demander pourquoi la Cour de cassation a fait « compliqué », alors qu’elle aurait pu faire « simple ».

 

Pourquoi énoncer un nouveau principe, alors que l’énoncé des évidences antérieures suffisait ?

 

Etait-ce pour le seul plaisir de rendre un arrêt de principe ?

 

En renvoyant les parties devant le notaire pour l'instruction des désaccords, le juge risque de prolonger les délais de résolution des litiges et d'augmenter les coûts pour les parties.

 

Au lieu de voir le Tribunal trancher, les difficultés vont se multiplier dans la phase notariée devant le pauvre Juge commis, qui n’avait déjà pas besoin de cela, vu la masse de travail auquel il doit déjà faire face.

 

Et si ce n’est pas tranché à ce stade, ce le sera, de manière encore plus compliquée, dans la phase de conciliation ou dans la dernière phase judiciaire devant le Tribunal !

 

De plus, cette décision peut être perçue comme une déresponsabilisation du juge, qui semble déléguer une partie de ses pouvoirs au notaire. ​

 

Mais l’on déplace surtout les problèmes.

 

Au lieu de trancher les contestations en début de procédure, on les renvoie à plus tard ; c’est également une déresponsabilisation du premier Juge envers ses collègues, qui seront saisi en fin de procédure (vu les délais habituels des procédures, celui qui intervient au début est de moins en moins le même, à la fin).

 

Une incohérence avec la jurisprudence antérieure

 

Cette décision semble également incohérente avec la jurisprudence antérieure, qui obligeait les parties à formuler toutes leurs demandes dans l'assignation initiale.

 

En permettant au notaire d'instruire les désaccords, la Cour de cassation introduit une nouvelle étape dans la procédure, qui peut compliquer la tâche des parties et des avocats…mais aussi du Juge à terme.

 

En permettant de repousser la possibilité de trancher les désaccords à plus tard, ce qui semble simplifier l’office du Juge dans la première phase, cela risque de lui compliquer dans l’ultime phase…car la nature a horreur du vide !

 

Et, si c’est compliqué pour le Juge, ce le sera encore plus pour les parties.

 

Une partie de la doctrine approuve cette jurisprudence au nom du pragmatisme.

 

Une autre partie, ainsi que beaucoup de praticiens la critiquent…justement pour son manque de pragmatisme et la méconnaissance du déroulement réel des procédures.

 

Conclusion

 

En conclusion, bien que la Cour de cassation n'était pas obligée de revenir sur sa précédente jurisprudence, sa décision du 27 mars 2024 soulève des questions quant à ses implications pratiques et sa cohérence avec la jurisprudence antérieure.

 

Il est essentiel de suivre l'évolution de cette nouvelle approche pour évaluer son impact sur les procédures de partage judiciaire et les droits des parties.

 

La procédure de partage complexe était déjà un maquis pour beaucoup d’avocats.

 

Grâce à la Cour de cassation, cela va devenir une jungle de plus en plus infranchissable, sauf par les avocats les plus expérimentés en matière de succession.