Commentaire publié dans la revue Lexbase Public du 30 mai 2024

Réf : TA Strasbourg, 19 avril 2024, SELAS Altraconsulting, req. n° 2402132.


Par une ordonnance du 19 avril 2024, le Tribunal administratif de Strasbourg a constaté l’irrégularité de l’offre de l’attributaire d’un marché public de prestations de services, en raison de sa méconnaissance des dispositions de la loi du 31 décembre 1971 interdisant que les avocats voient leurs honoraires déterminés exclusivement en fonction du résultat du dossier qui leur est confié.

Au cas d’espèce, l’office public de l’habitat Pôle Habitat Colmar – Centre Alsace avait engagé une procédure de mise en concurrence, sous forme d’appel d’offres ouvert, pour la conclusion d’un marché public de services relatif au suivi administratif des dossiers de dégrèvement de taxes foncières sur les propriétés bâties.

Au terme de la procédure, le marché a été attribué à un groupement momentané d’entreprises composé d’une société d’audit spécialisée dans le dégrèvement fiscal des bailleurs sociaux et d’un cabinet d’avocats.

La société Altraconsulting, cabinets d’avocats ayant soumissionné et dont l’offre a été classée en deuxième position au terme de la procédure d’appel d’offres, a alors formé un recours en référé précontractuel devant le Tribunal administratif de Strasbourg en invoquant, comme principal moyen, l’irrégularité de l’offre de l’attributaire.

Le juge des référés fait droit au moyen en raison de la contradiction de l’offre de l’attributaire avec la loi du 31 décembre 1971 et annule la procédure de passation du marché au stade de l’analyse des offres (I.), confirmant ainsi que les offres présentées par les avocats en vue de l’obtention de marchés publics doivent respecter les spécificité inhérentes à la profession (II.).

 

1. L’irrégularité de l’offre

​​1.1. La méconnaissance de la loi du 31 décembre 1971

Premièrement, l’ordonnance rendue par le juge des référés du Tribunal administratif de Strasbourg retient le caractère irrégulier de l’offre remise par l’attributaire du marché en raison de sa contradiction avec l’article 10 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971[1] portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, lequel dispose, entre autres, que « toute fixation d'honoraires qui ne le serait qu'en fonction du résultat judiciaire est interdite. Est licite la convention qui, outre la rémunération des prestations effectuées, prévoit la fixation d'un honoraire complémentaire en fonction du résultat obtenu ou du service rendu. »

Conformément à ce texte, si la rémunération des avocats peut intégrer un honoraire de résultat, celui-ci ne peut pas constituer la seule composante de la rémunération, mais doit nécessairement être associé à un honoraire de diligence, dont le paiement est dû indépendamment de l’issue du dossier.

Au cas d’espèce, le groupement d’entreprises désigné attributaire du marché avait proposé une offre financière au titre de laquelle sa rémunération était déterminée « uniquement par un pourcentage appliqué sur le montant du dégrèvement de taxes foncières sur les propriétés bâties obtenu et payé par la trésorerie ».

En d’autres termes, la rémunération proposée par le groupement attributaire consistait en un honoraire « uniquement en fonction du résultat », au sens de l’article 10 de la loi du 31 décembre 1971.

On relèvera que le juge des référés précise, au passage, qu’aucune différence ne doit être opérée à ce titre entre les activités « judiciaires et juridiques ».

On suppose que le juge a, ce faisant, répondu à un argument soulevé en défense consistant à soutenir que la prohibition des honoraires exclusivement de résultat posée par l’article 10 de la loi du 31 décembre 1971 ne concernerait que les activités juridictionnelles, qui seraient seules visées par le terme « judiciaires », par opposition aux prestations de conseil et représentation non juridictionnelles, qui constitueraient des activités « juridiques ».

Le juge des référés rejette cette distinction pour l’application de l’article 10 de la loi du 31 décembre 1971 et confirme que la prohibition des honoraires exclusivement de résultat s’applique à toutes les prestations fournies par les avocats.

In fine, l’offre du groupement attributaire, dès lors qu’elle est contraire à la loi du 31 décembre 1971, est nécessairement irrégulière au sens de l’article L. 2152-2 du Code de la commande publique qui, pour rappel, dispose qu’une offre irrégulière est une offre qui « méconnait la législation applicable ». 

 

1.2. Indifférence de la qualité de cotraitant d’un groupement

Deuxièmement, l’ordonnance de référé commentée écarte le moyen soulevé en défense par l’attributaire, tenant à ce que la rémunération du cabinet d’avocats membre du groupement était déterminée dans le cadre de la convention de groupement de façon forfaitaire, et non en fonction du résultat des prestations réalisées.

Le juge des référés du Tribunal administratif de Strasbourg rejette l’argument au motif, logique, que la convention de groupement, quand bien même elle prévoirait effectivement que le cabinet d’avocats serait rémunéré de façon forfaitaire, n’est pas un document constitutif du marché opposable à l’acheteur.

En effet, la convention de groupement a pour objet d’organiser les relations contractuelles entre les membres dudit groupement, certes pour les besoins de l’exécution du marché, mais sans pour autant créer d’obligations ni de droits à l’égard du pouvoir adjudicateur.

En outre, l’ordonnance retient le fait qu’un groupement momentané d’entreprises ne dispose, par essence, d’aucune personnalité juridique, de telle sorte que chaque membre est, en réalité, contractuellement lié à titre individuel avec le pouvoir adjudicateur.

Dans ces conditions, dès lors que le cabinet d’avocats est membre du groupement attributaire du marché, il a vocation à être contractuellement lié à l’acheteur. Dans le cadre de cette relation contractuelle, la loi du 31 janvier 1971, et en particulier son article 10, doivent donc être respectés.

Or, au cas d’espèce, dès lors que l’offre remise par le groupement prévoyait que la rémunération était déterminée « uniquement par un pourcentage appliqué sur le montant du dégrèvement de taxes foncières sur les propriétés bâties obtenu et payé par la trésorerie », la relation contractuelle qui avait vocation à naître entre le cabinet d’avocats et le pouvoir adjudicateur était soumise à de telles conditions financières.

Pour prévenir cette irrégularité, il aurait été nécessaire de prévoir, dans l’offre remise par le groupement (et non dans la convention de groupement), des modalités de rémunération distinctes pour le cabinet d’avocats et la société d’audit, pour autant que les documents financiers exigées au titre de l’offre permettent d’opérer une telle distinction.

In fine, dès lors que l’offre ne respecte pas les règles tenant aux conditions de rémunération d’un cabinet d’avocats, elle est logiquement irrégulière dans son intégralité, c’est-à-dire également en ce qu’elle concerne la société d’audit qui, elle, n’est en principe pas soumise aux dispositions de la loi du 31 décembre 1971.

Ayant constaté l’irrégularité de l’offre de l’attributaire du marché, le juge des référés du Tribunal administratif de Strasbourg annule la procédure de mise en concurrence au stade de l’examen des offres, ce qui permettra en principe au requérant, dont l’offre était classée deuxième, d’être désigné attributaire.

 

2. Les risques d’irrégularité de l’offre inhérents aux marchés de prestations juridiques

L’ordonnance commentée fournit un nouvelle exemple jurisprudentiel des motifs d’irrégularités d’une offre existant lorsque le marché porte sur des prestations juridiques et qu’un professionnel du droit présente une offre.

Par le passé, le Conseil d’Etat a déjà eu l’occasion de rappeler que l’exécution de prestations juridiques, et notamment le fait de « donner des consultations juridiques ou rédiger des actes sous seing privé » constitue une activité réglementée, que seules peuvent exercer les personnes identifiées par la loi du 31 décembre 1971.

Partant, seule ces personnes peuvent soumissionner aux marchés de prestations juridiques.

Aussi, lorsque les prestations juridiques ne constituent qu’une composante du marché, les personnes autorisées à exercer ces prestations doivent, a minima, figurer dans le groupement soumissionnaire[2].

De plus, l’article 54 de la loi du 31 décembre 1971 interdit qu’une personne qui n’est pas professionnelle du droit dispense des consultations juridiques ou rédige des actes sous seing privé « par personne interposée. »

Il en résulte qu’un professionnel du droit ne peut pas être présenté en tant que sous-traitant, mais qu’il doit nécessairement être co-traitant, afin de pouvoir valablement réaliser les prestations juridiques objet du marché[3].

Enfin, la question de la compatibilité entre, d’une part, l’exigence des acheteurs tendant à ce que les candidats fournissent des références au titre de leur candidature et, d’autre part, la confidentialité de la relation entre un avocat et son client, a déjà été posée.

Le Conseil d’Etat a indiqué, à ce titre « que la production de références professionnelles par des avocats candidats à un marché public ne porte pas atteinte au secret régissant leurs relations avec leurs clients dès lors que les renseignements qu’ils apportent ne comportent pas de mention nominative et ne permettent pas non plus d’identifier les personnes qui ont demandé les consultations au travers d’indications sur les circonstances dans lesquelles les conseils ont été donnés »[4].

Ces exemples doivent inciter les opérateurs économiques à redoubler de prudence dès lors que l’objet du marché pour l’attribution duquel ils soumissionnent intègre, même partiellement, des prestations juridiques couvertes par la loi du 31 décembre 1971.

 


[1] Il faut relever que l’ordonnance vise, à deux reprises (aux considérants 4 et 5) la « loi du 10 juillet 1971 », ce qui résulte manifestement d’une erreur matérielle.

[2] CE, 4 avril 2018, Société Altraconsulting, req. n° 415946.

[3] TA Grenoble, 24 novembre 2014, Société Systra, req. n° 1406606.

[4] CE, 7 mars 2005, Communauté urbaine de Lyon, req. n° 274286 ; également : CE, 6 mars 2009, Commune d’Aix-en-Provence, req. n° 314610.