La protection des journalistes professionnels face aux détenteurs de capital
La clause de cession
Cass. soc., 4 décembre 2024, n°23-13.279
Dans un contexte de concentration des médias pour la presse quotidienne et régionale, de volonté de réduction du coût du journaliste professionnel et de précarité accrue du statut de journaliste, par son arrêt du 4 décembre 2024, la chambre sociale de la Cour de cassation ne cède pas à la tentation d’un revirement fragilisant la mise en œuvre des droits des journalistes professionnels postérieurement à une cession de leur journal ou périodique (1 à 3).
Un salarié engagé le 10 août 1978 par la société Le Courrier Cauchois, entreprise de presse d’un hebdomadaire régional, s’est prévalu, à la suite de l’annonce de son employeur du 20 décembre 2017 de la prise de contrôle du journal par la société La Manche Libre, de la clause de cession le 12 janvier 2018. Son contrat a pris fin le 16 février 2018.
Le salarié a saisi la commission arbitrale et a perçu une indemnité de licenciement de 190.000 euros brut.
La société Le Courrier Cauchois a saisi la juridiction prud’homale afin qu’elle dise que la résiliation du contrat de travail du salarié devait produire les effets d’une démission afin d’obtenir la restitution de l’intégralité des sommes versées à la suite de la rupture de son contrat de travail, à l’exception de l’indemnité de congés payés. La Cour d’appel de Rouen l’a déboutée par un arrêt confirmatif (4) et elle s’est pourvue en cassation.
Sur le premier moyen, d’autre part, pris en sa première branche, le pourvoi reproche à la cour d’appel de ne pas avoir établi que la décision du salarié de quitter l’entreprise a résulté de la cession, étant donné que la juridiction s’est bornée à relever que le salarié l’a mise en œuvre dans un délai de 15 jours à compter de l’information de la cession et que le salarié a souhaité en fait partir à la retraite sans rechercher un nouvel emploi de journaliste.
Est-ce que les conditions du bénéfice de la clause de cession ont été réunies ?
La Cour de cassation répond par l’affirmative, rappelant que l’article L. 7112-5 du Code du travail prévoit qu’une rupture du contrat de travail, survenue à l’initiative du journaliste professionnel et motivée par la cession du journal ou du périodique au service duquel il exerce sa profession, lui ouvre le droit à une indemnité de licenciement.
La Haute juridiction précise que l’invocation de la clause de cession suppose que : « le journaliste professionnel établisse que la résiliation du contrat de travail est motivée par l’une des circonstances qu’il énumère. Cet article ne lui impose pas, en revanche, de délai pour mettre en œuvre la clause de cession, ni de démontrer sa volonté de poursuivre sa carrière de journaliste postérieurement à la rupture du contrat de travail. »
D’autre part, pris en sa deuxième branche, l’employeur a soutenu en substance que la cour d’appel a inversé la charge de la preuve en faisant peser sur l’employeur la démonstration que la véritable cause de la rupture était étrangère à celle objective invoquée par le salarié, plutôt que sur ce dernier, qui aurait dû justifier tout d’abord que son départ résultait véritablement de la cession.
Dans une action de contestation du paiement de l’indemnité de licenciement, alors qu’est établi un lien de causalité entre le départ du salarié et la cession, est-ce que le salarié doit justifier davantage de la véritable raison de son départ avant que l’employeur n’en conteste la réalité ?
La Cour de cassation répond par la négative et considère que, dès lors qu’il est établi que le salarié a rompu le contrat du fait de la cession du journal, ce dernier n’a pas à justifier une volonté de poursuivre une carrière de journaliste postérieurement à la rupture du contrat de travail (5).
Aussi, la Cour de cassation rappelle que l’application de la clause de cession est conditionnée (I), mais renforce la protection de son application sans ajouter de nouvelles conditions à celles énumérées par le texte (II).
I. Une application conditionnelle de la clause de cession
Le demandeur au pourvoi a estimé que la cour d’appel avait violé l’article L. 7112-5 du Code du travail, mais cette position est rejetée par la Cour de cassation au regard des conditions exigées pour la mise en œuvre de la clause de cession (A) ou non (B).
A. Les conditions exigées de la mise en œuvre de la clause de cession
Le statut de journaliste professionnel est dérogatoire au droit commun et cela s’illustre également par l’exception relative à la mise en œuvre d’une clause de cession, alors qu’en principe, lors d’un transfert d’entreprise, les contrats de travail se maintiennent (1).
En effet, le journaliste professionnel peut invoquer la clause de cession afin de rompre le contrat à la condition cumulative d’avoir la qualité de journaliste professionnel au sein d’un journal ou d’un périodique et que cette rupture intervienne du fait d’une cession.
De plus, l’intention du salarié de mettre fin pour cette raison à la relation de travail doit être claire et non équivoque (6).
En pratique, le cas échéant, le journaliste professionnel doit référencer son départ comme lié à une cession, afin de le distinguer d’une simple démission.
De surcroît, la Cour de cassation contrôle les juges de la cour d’appel qui doivent expliquer suffisamment les raisons de l’application de l’article L.7112-5 du Code du travail après vérification de l’existence d’un lien de causalité entre la rupture du contrat et la cession du journal (7), pour laquelle la jurisprudence a confirmé postérieurement que les juges du fond ont l’appréciation souveraine (8).
Or de son côté, le demandeur au pourvoi a pointé du doigt des incertitudes entourant la caractérisation et la charge de la preuve entre les parties d’un tel lien de causalité, alors que le salarié faisait valoir ses droits à la pension de retraite.
Aussi le pourvoi a jeté le doute sur l’invocation conforme de la clause de cession, laissant entendre qu’elle était motivée par un départ à la retraite — cause alternative de rupture du contrat de travail qui lui est concurrentielle. Il existe, en effet, un enjeu pécunier tant pour le salarié (selon l’ancienneté, la clause de cession s’avère plus attractive que l’indemnité de départ à la retraite pour le salarié (9)), que pour l’employeur, pour qui elle est plus coûteuse.
Cependant, dans cet arrêt, la Cour de cassation n’a alourdi ni la justification ni le risque de la preuve pesant sur le journaliste professionnel.
B. Conditions non-exigées de la mise en œuvre de la clause de cession
Issu de la loi du 29 mars 1935 relative au statut des journalistes, dite loi Brachard, la clause de cession est un droit acquis de longue date par les journalistes, dont la Cour de cassation ne renforce pas les limites.
Dans un premier temps, la Cour de cassation réaffirme que le journaliste professionnel n’a pas de délai pour mettre en œuvre la clause de cession comme elle l’avait déjà énoncé dans sa jurisprudence du 30 novembre 2024 (10).
A cet égard, la Cour de cassation a eu à se prononcer sur l’absence de sérieux de la question prioritaire de constitutionnalité qui lui avait été soumise quant à cette absence de délai pour la mise en œuvre de la clause de cession présentée comme une atteinte disproportionnée à la liberté contractuelle et à la liberté d’entreprendre (11).
Toutefois, l’attention est attirée sur le fait qu’il existe deux bornes temporelles à prendre en compte :
- le journaliste professionnel ne peut se prévaloir de la clause de cession avant que ladite cession soit effective, en l’occurrence, au lendemain de sa notification de départ à la retraite, le salarié avait déclenché sa clause de cession, mais la prise de contrôle de sa station radio par fusion n’avait pas effectivement été réalisée (12) ;
- une action en paiement de l’indemnité de la clause de cession demeure soumise aux règles de la prescription (13).
Dans l’arrêt commenté, le demandeur, au stade du pourvoi, n’avait pas critiqué le non-respect du délai, ce qui n’aurait pas eu de sens compte tenu que le salarié avait invoqué son bénéfice, dans un bref délai, à une date située dans la fenêtre de tir proposée par l’employeur.
La Cour de cassation précise, dans un second temps, que le journaliste n’a pas à démontrer sa volonté de poursuivre sa carrière de journaliste postérieurement à la rupture du contrat de travail.
En cela, cette interprétation littérale du texte protège l’indépendance des journalistes professionnels.
[La seconde partie du commentaire d’arrêt (relative à l’existence du lien de causalité et à la charge de la preuve) est disponible en intégralité, sur demande, à l’adresse électronique suivante : mailto:laurent.canoy@avocat.fr]
1. LETHIELLEUX, Laëtitia, Processus institutionnels et implication des salariés. Influence d’une règle de droit sur l’implication des salariés restants : le cas de la clause de cession, UNIVERSITE DE PARIS I – PANTHEON SORBONNE – Institut d’Administration des Entreprises de Paris, 2006, 523 p.
2. DE CREVOISIER, Louis, La concentration dans le secteur des médias à l’ère numérique : de la réglementation à la régulation, Inspection générale des finances, mars 2022.
3. BLOCHE, Patrick, Rapport de l’Assemblée nationale n°2939, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 12 novembre 2010 ; voir aussi ACCARDO, Alain, Journalistes précaires, Ed. Le Mascaret : 1998, 411 p.
4. CA de Rouen, ch. Soc., 19 janvier 2023, n°20/03701.
5. Outre le premier moyen, pris en sa troisième branche, fondé sur un défaut de réponse à conclusions, il est indiqué que la Cour de cassation n’a pas accueilli le second moyen par lequel le demandeur au pourvoi a remis en cause le rejet de sa question préjudicielle devant la Cour de justice européenne portant sur l’application et l’interprétation non conformes au droit européen des dispositions relatives à la clause de cession et à l’indemnité spécifique, au regard des avantages disproportionnés d’une telle clause qui seraient susceptibles d’avoir une incidence sur le droit d’établissement des investisseurs d’un état membre de l’Union européenne et favoriseraient la concentration des médias, en ce qu’ils renforceraient la position des grands industriels européens ou des grands groupes de presse à même d’en supporter le coût au détriment des investisseurs indépendants.
6. Cass. soc., 15 mars 2006, 03-45.875.
7. Cass. soc., 8 juillet 2020, 18-21.460.
8. Cass. soc., 13 nov. 2025, n° 24-16.723.
9. Convention collective nationale des journalistes du 1er novembre 1976, refondue le 27 octobre 1987 IDCC 1480, art. 51 et art.44.
10. Cass. soc., 30 novembre 2004, n°02-42.437.
11. Cass. soc., 21 février 2019, 18-21.460.
12. Cass. soc., 18 septembre 2002, n°00-40.398.
13. Cass. soc., 7 juillet 2015, n°15-40.019.

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