La question de la réparation du préjudice écologique poursuit, au fil des décisions, une trajectoire singulière : née devant le juge administratif, consacrée par le juge pénal, puis codifiée dans le Code civil en 2016, elle semblait pourtant demeurer cadenassée par deux verrous.

- D’une part, la crainte de voir le juge judiciaire empiéter sur la sphère des autorités administratives, notamment lorsqu’un dommage trouve sa source dans un produit dûment autorisé.

- D’autre part, l’incertitude pesant sur le point de départ de la prescription, trop souvent invoquée pour écarter des actions alors que les connaissances scientifiques n’étaient encore que fragmentaires.

L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 13 novembre 2025 (n° 24-10.959)  desserre ces deux étaux. Il affirme la pleine compétence du juge civil pour connaître de la réparation du préjudice écologique de droit commun, même en présence d’autorisations administratives, dès lors qu’il s’agit non de substituer son appréciation à celle de l’État, mais d’examiner les manquements à l’obligation de vigilance environnementale. Il clarifie également la prescription, en exigeant que celle-ci ne commence à courir qu’à la date où des indices « graves, précis et concordants » d’imputabilité peuvent être raisonnablement identifiés.

Cette évolution ouvre des perspectives concrètes pour les victimes de dommages environnementaux — collectivités, riverains, associations, voire entreprises — et impose aux acteurs économiques une vigilance accrue face aux données scientifiques nouvelles. Pour en mesurer la portée, rien ne vaut la mise en situation : c’est l’objet du cas pratique qui suit.

I. — Le contexte : une commune face à une pollution diffuse

La commune de Valmont-sur-Rivière, 3 200 habitants, est située en aval de plusieurs exploitations agricoles utilisant un produit phytopharmaceutique homologué depuis le début des années 2010.

À partir de 2016, une série de constats environnementaux révèle :

  • la disparition progressive d’espèces aquatiques protégées ;

  • une concentration anormalement élevée de résidus chimiques dans les sédiments ;

  • un déséquilibre manifeste du cours d’eau qui traverse la commune.

La municipalité, prudente, mandate un bureau d’études : le rapport déposé en 2019 reste prudent, évoquant seulement de possibles corrélations sans pouvoir en établir la preuve.

En 2022, une nouvelle étude scientifique indépendante publiée dans une revue à comité de lecture démontre pour la première fois une relation causale forte entre l’usage du produit et les atteintes constatées.


II. — La décision stratégique : saisir le juge judiciaire

En 2023, la commune décide d’assigner les deux principaux exploitants agricoles et leur fournisseur, en invoquant :

  • l’atteinte grave et durable à l’environnement (art. 1246 à 1252 C. civ.) ;

  • un manquement à l’obligation de vigilance environnementale résultant des articles 1er et 2 de la Charte de l’environnement ;

  • un manquement aux obligations européennes découlant du règlement n° 1107/2009 (mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques).

Les défendeurs répliquent immédiatement :

  1. Incompétence du juge judiciaire, au motif qu’il serait interdit de remettre en cause une AMM délivrée par l’État.

  2. Prescription, la pollution étant connue depuis 2016.


III. — L’éclairage jurisprudentiel apporté par l’arrêt du 13 novembre 2025

La situation de Valmont-sur-Rivière illustre parfaitement les deux apports majeurs de l’arrêt de la Cour de cassation (Cass. civ. 3e, plén., 13 nov. 2025, n° 24-10.959, au Bull.)

A — Compétence du juge judiciaire : un verrou qui saute (art. 1246 s. C. civ.)

La Cour décide que le juge judiciaire reste compétent pour indemniser le préjudice écologique dès lors qu’il ne substitue pas son appréciation à celle de l’autorité administrative ayant octroyé l’AMM, mais :

  • qu’il apprécie les manquements à l’obligation de vigilance environnementale,

  • ou les manquements aux obligations issues du droit européen,

  • sur la base d’études scientifiques ultérieures.

Conséquence pratique pour Valmont-sur-Rivière :
► L’action n’est pas irrecevable.
► L’étude de 2022 devient centrale pour démontrer un manquement postérieur à l’autorisation administrative.

B — Prescription : l’exigence d’indices “graves, précis et concordants” (art. 2224 et 2226-1 C. civ.)

La Cour refuse que la prescription commence à courir :

  • dès les premières alertes,

  • ou dès les suspicions vagues de toxicité.

Elle exige que la prescription décennale ne commence qu’au moment où le demandeur dispose d’indices graves, précis et concordants d’imputabilité.

Conséquence pour Valmont-sur-Rivière :

  • Les suspicions de 2016 ou les rapports prudents de 2019 ne suffisaient pas.

  • La prescription ne commence qu’en 2022, date de l’étude scientifique démonstrative.

  • L’action engagée en 2023 est donc parfaitement recevable.


IV. — Que peut obtenir la commune ?

En s’appuyant sur l’évolution jurisprudentielle récente :

1. Réparation du préjudice écologique pur (art. 1247 C. civ.)

  • restauration du cours d’eau,

  • financement d’un programme de renaturation,

  • opérations de repeuplement piscicole,

  • mesures de prévention compensatoires.

2. Responsabilité pour manquement à l’obligation de vigilance

Une obligation progressivement consolidée, reposant :

  • sur les articles 1 et 2 de la Charte de l’environnement,

  • sur l’analyse de données scientifiques disponibles,

  • sur le devoir de s’informer sérieusement des effets indirects du produit utilisé.

3. Action contre le fournisseur

Si ses opérations de suivi post-autorisation révèlent un manquement à l’information du public ou des exploitants, sa responsabilité civile peut être engagée.


V. — Enseignements pratiques pour les entreprises et les collectivités

A — Pour les collectivités

  • L’action devant le juge judiciaire redevient une voie efficace, sans crainte d’irrecevabilité.

  • La preuve repose désormais sur des éléments scientifiques récents, et non sur les premières alertes.

  • Le préjudice écologique « pur » retrouve une portée pleinement opérationnelle.

B — Pour les entreprises

  • L’AMM n’est plus un bouclier absolu :
    si de nouvelles études imposent une vigilance renforcée, l’utilisateur peut être fautif.

  • La responsabilité peut naître postérieurement à l’autorisation administrative.

  • L’anticipation scientifique devient un impératif stratégique et juridique.

C — Pour les avocats

  • Le contentieux civil du préjudice écologique s’autonomise.

  • La prescription dépend d’une analyse rigoureuse des données scientifiques.

  • La Charte de l’environnement est désormais un véritable levier contentieux.

Par Me Laurent GIMALAC, Avocat spécialiste en Droit de l’environnement, Bureau de Grasse : 48 Avenue Pierre Sémard, 06130 GRASSE et bureau de Paris : 222 Bd Bd Saint Germain, 75007 PARIS. Tel :  01 42 60 04 31 (Paris) ou 04 93 69 36 85 - Le Cannet et Grasse.