Une faute contractuelle à double résonance
Les faits replacés dans leur matrice juridique
Le litige oppose une SAS à son directeur général, également salarié et détenteur de 5 % du capital. Un pacte d’associés conclu en 2015 prévoyait :
- l’obligation de soumettre au comité stratégique toute « modification significative » de la rémunération d’un dirigeant percevant plus de 60 000 € annuels ;
- la perte de l’indemnité conventionnelle de mandat en cas de faute grave définie par renvoi à la jurisprudence sociale ;
- une clause bad leaver imposant, lorsque la faute grave est caractérisée, la cession forcée des titres au prix d’acquisition.
En décembre 2017, le dirigeant se verse un complément de 10 400 € à titre d’indemnité compensatrice de congés. L’accord du comité stratégique n’a pas été sollicité, alors même que le pacte le rendait impératif. La SAS déclenche une procédure de licenciement pour faute grave, convoque une assemblée et révoque le mandataire.
Perspective : cumul de régimes disciplinaires
Le cumul emploi/mandat implique deux sphères normatives :
- la relation de travail gouvernée par le Code du travail, notamment la faute grave ouvrant droit à licenciement immédiat ;
- la relation sociétale, dominée par la liberté statutaire en SAS et la révocabilité ad nutum.
Le pacte superpose une troisième strate : la faute grave contractuelle. Les parties conviennent par avance qu’un manquement aux engagements financiers vis-à-vis du comité stratégique déclenchera les sanctions bad leaver et la privation de l’indemnité de mandat.
Qualification de la faute grave : approche croisée
Apport de la jurisprudence sociale
Depuis longtemps, la chambre sociale définit la faute grave comme celle qui « rend impossible le maintien du salarié dans l’entreprise ». Par un jeu de renvoi, le pacte importe ce standard dans la sphère corporate : il suffit donc de démontrer une rupture irrémédiable de la confiance pour caractériser la faute.
Rôle déterminant du manquement contractuel
La cour d’appel constate :
- l’existence d’une clause claire exigeant l’aval préalable du comité ;
- l’octroi unilatéral d’un avantage financier ;
- le caractère significatif du montant (≈ 10 % du fixe annuel).
La violation délibérée des règles internes intra et extra-statutaires est jugée suffisante pour établir la faute grave ; la cour se dispense d’une analyse détaillée du préjudice subi par la société.
Efficacité contentieuse de la clause bad leaver
Rédaction et limites du mécanisme
La clause organisait :
- un prix automatique (coût d’acquisition moyen pondéré) si faute grave ;
- un délai de 30 jours pour solliciter une expertise contradictoire ;
- un droit pour l’investisseur de renoncer à l’achat après expertise.
Le dirigeant, certain d’obtenir un prix décorrélé du marché (≃ 15 € l’action), n’a pas actionné l’expertise. La cour lui oppose la rigueur contractuelle : la fenêtre processuelle étant expirée, aucun recours n’est possible contre la décote.
Compatibilité avec l’article 1843-4 du Code civil
L’arrêt confirme qu’une valorisation fixée par avance et objectivable échappe à la procédure de réévaluation judiciaire ; l’expert 1843-4 n’est mobilisable qu’en l’absence d’accord de prix ou lorsque celui-ci dépend d’une tierce détermination défaillante. Ici, la formule se suffit à elle-même.
Révocation et principe de loyauté procédurale
Distinction entre motif et modalités
La révocation ad nutum signifie que la société n’a pas à justifier la décision. Mais l’arrêt rappelle qu’elle doit respecter une « obligation de loyauté » :
- délai raisonnable entre convocation et assemblée ;
- accès aux griefs ;
- ton mesuré dans la communication post-décision.
Le courriel envoyé aux actionnaires insinuant une restitution négligente du véhicule et des outils professionnels porte atteinte à la réputation du dirigeant ; la cour indemnise ce préjudice moral à hauteur de 10 000 €.
Tableau de gestion des risques
Phase critique |
Risque identifié |
Mesures contractuelles recommandées |
---|---|---|
Rémunération variable non validée |
Qualification de faute grave + bad leaver |
Procédure d’alerte automatique dès dépassement d’un seuil ; PV d’approbation systématique |
Fixation du prix de cession |
Allégation de prix dérisoire |
Indexation mixte (historique + multiple de résultats) ; expertise obligatoire et préalable |
Révocation |
Dommages-intérêts pour vexation |
Charte de sortie : délai de convocation, remise du matériel, communication neutre |
Implications stratégiques pour les praticiens
Pour les investisseurs majoritaires
- Utiliser la clause bad leaver pour sécuriser la stabilité managériale tout en préservant la valeur d’entreprise.
- Anticiper la preuve de la faute : traçabilité des process internes, conservation des mails d’avertissement.
Pour les dirigeants actionnaires
- Exiger lors de la négociation un plancher valorisation ou un bonus d’exit si l’EBITDA dépasse certains seuils.
- Mettre en place un suivi mensuel des validations du comité stratégique afin d’éviter tout impair documenté.
L’arrêt Versailles 10 décembre 2024 illustre une tendance lourde : la contractualisation fine des relations actionnariales prime sur l’équité ex post. Une clause bad leaver rédigée avec précision résiste au contrôle judiciaire, pour peu que la société s’astreigne à un formalisme loyal lors de la révocation.
À défaut, le risque d’une indemnité pour vexation subsiste, mais reste marginal par rapport à la décote économique qu’elle permet de consolider. Pour les professionnels du M&A, la leçon est claire : la valeur d’un actif ne se défend pas seulement par la performance financière ; elle se protège d’abord dans la ligne de chaque article du pacte d’associés.
LE BOUARD AVOCATS
4 place Hoche,
78000, Versailles
https://www.lebouard-avocats.fr/
https://www.avocats-lebouard.fr/
https://www.lebouardavocats.com/
Pas de contribution, soyez le premier