La loi Duplomb, adoptée début juillet 2025, devait être la réponse politique à une revendication persistante du monde agricole : celle de retrouver un outil jugé indispensable à certaines cultures, l’acétamipride, tout en assurant que son usage resterait limité et encadré. Officiellement, il s’agissait de concilier compétitivité agricole et respect de l’environnement, en autorisant à titre dérogatoire un pesticide appartenant à la famille controversée des néonicotinoïdes. Officieusement, cette loi traduisait aussi une volonté de répondre rapidement aux pressions économiques, quitte à marcher sur une ligne étroite avec le principe de précaution inscrit dans la Charte de l’environnement.

Cette ligne, le Conseil constitutionnel vient de la redessiner avec netteté. Dans sa décision du 7 août 2025, il censure purement et simplement la disposition phare du texte, estimant que le législateur avait ouvert trop largement la porte à l’usage de substances présentant un risque grave et irréversible pour l’environnement, sans en définir clairement les conditions, la durée ni les garanties. Pour autant, le Conseil ne ferme pas définitivement la voie à toute réautorisation : il sanctionne une méthode défaillante, pas un objet interdit par nature.

C’est tout l’intérêt de cette décision : au-delà du refus de valider une dérogation trop générale, elle esquisse, en creux, ce que pourrait être un dispositif conforme à la Constitution. On y lit un rappel méthodologique, presque un mode d’emploi, pour encadrer juridiquement une exception au principe de précaution. Cet article se propose d’explorer cette méthodologie implicite : comprendre pourquoi le texte a été censuré, dégager les conditions qu’il aurait fallu respecter, et déterminer si le Conseil a voulu opposer un veto définitif ou offrir au législateur un cadre pour agir autrement.

I. Le raisonnement du Conseil : de la Charte de l’environnement à la censure

Pour comprendre la portée de la décision du 7 août 2025, il faut revenir à la grille d’analyse que le Conseil constitutionnel applique depuis l’intégration de la Charte de l’environnement dans le bloc de constitutionnalité en 2005. Deux de ses articles sont ici centraux.

L’article 5 consacre le principe de précaution : lorsque la réalisation d’un dommage grave et irréversible pour l’environnement ne peut être exclue avec certitude, les autorités publiques doivent, par application de ce principe, « veiller, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées ». Ces mesures doivent aussi être réversibles, afin de pouvoir être retirées ou modifiées à la lumière de nouvelles connaissances.

L’article 1er rappelle, pour sa part, que chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, et l’article 6 impose que les politiques publiques concilient protection et développement économique, dans le respect de l’intérêt des générations futures. C’est cet équilibre que le Conseil examine lorsqu’il est saisi d’un texte dérogatoire à une interdiction environnementale.

Une comparaison éclairante avec le précédent de 2020

Le Conseil ne juge pas dans un vide jurisprudentiel. Dans sa décision n° 2020-809 DC relative à la betterave sucrière, il avait admis qu’une dérogation à l’interdiction des néonicotinoïdes pouvait être conforme à la Constitution, à condition de respecter des limites strictes :

  • limitation à une filière clairement identifiée ;

  • durée maximale fixée (deux campagnes) ;

  • exclusion des modes d’application présentant le plus de risques pour la biodiversité, notamment la pulvérisation.

Ce précédent servait de référence implicite à l’examen de la loi Duplomb.

Une ouverture trop large, sans garde-fous

Or, dans le cas présent, le Conseil constate que la disposition déférée ouvrait la possibilité de déroger à l’interdiction :

  • pour toutes les filières agricoles, sans analyse différenciée des besoins ni identification préalable d’un danger spécifique pour chacune ;

  • sans limite temporelle claire, laissant place à une prolongation indéfinie ;

  • sans restriction technique sur les modes d’application, y compris ceux les plus susceptibles de disséminer le produit dans les écosystèmes sensibles.

Autrement dit, le texte confiait au pouvoir réglementaire une latitude quasi illimitée, sans encadrement législatif précis, alors même que la substance concernée appartient à une catégorie de pesticides dont la toxicité pour les pollinisateurs et l’environnement est documentée, et que des signaux d’alerte existent pour la santé humaine.

Le cœur de la censure : l’absence de proportionnalité et de réversibilité

Le Conseil en déduit que le législateur n’a pas satisfait aux exigences de l’article 5 de la Charte. Il n’a pas prévu les mesures permettant de s’assurer que la dérogation resterait proportionnée à un danger identifié, qu’elle serait strictement nécessaire, et qu’elle pourrait être retirée si les circonstances évoluaient.

En conséquence, la disposition a été censurée, non pas au nom d’une interdiction absolue de l’acétamipride, mais parce que la loi ne contenait pas les éléments méthodologiques indispensables à toute exception au principe de précaution.

II. Une méthodologie en creux : ce que le Conseil constitutionnel attend d’une dérogation

Si la décision du 7 août 2025 est ferme dans sa censure, elle ne se borne pas à claquer la porte. En creux, elle dessine les contours d’une voie que le législateur aurait pu emprunter – et qu’il pourrait encore emprunter – pour rendre une dérogation conforme à la Constitution. On y retrouve, disséminés dans les considérants, les éléments d’une méthodologie législative minimale en matière de précaution environnementale.

1. Cibler précisément le besoin et la filière

La première exigence découle directement de la comparaison avec la décision « betterave sucrière » de 2020. Le Conseil avait alors validé la dérogation parce qu’elle concernait une filière clairement identifiée confrontée à un risque économique grave et immédiat. À l’inverse, la loi Duplomb ouvrait la possibilité d’utiliser l’acétamipride dans toutes les filières agricoles, sans distinguer les cultures réellement menacées de celles pour lesquelles il existe des alternatives. Le Conseil attend du législateur qu’il justifie la nécessité de l’exception par des données objectives propres à la filière concernée, et non par une formule générale invoquant la compétitivité agricole.

2. Définir des limites temporelles strictes

Le principe de précaution suppose que la mesure dérogatoire soit provisoire. Dans la décision de 2020, la durée avait été fixée à deux campagnes, avec un réexamen obligatoire. Dans le cas présent, le texte ne fixait aucune durée maximale, laissant au pouvoir réglementaire le soin de décider de la prolongation. Cette absence de borne temporelle a pesé lourd dans la censure : elle rendait illusoire la réversibilité de la mesure. Pour être conforme, une dérogation doit donc prévoir une échéance précise, au-delà de laquelle il faudra une nouvelle intervention législative.

3. Encadrer techniquement l’usage

Le Conseil insiste, dans sa jurisprudence, sur l’importance de réduire au maximum les voies d’exposition de la substance concernée. Dans la betterave sucrière, l’usage était limité au traitement des semences, en excluant la pulvérisation. La loi Duplomb, elle, ne prévoyait aucune restriction technique : l’acétamipride aurait pu être utilisé par tous les modes d’application, y compris les plus dangereux pour les pollinisateurs et la dispersion environnementale. L’encadrement technique constitue donc un pilier de la proportionnalité.

4. Organiser un suivi scientifique et un contrôle effectif

Le Conseil ne le formule pas explicitement, mais la logique du principe de précaution implique un dispositif de suivi. Une autorisation temporaire sans mécanisme d’évaluation continue n’est pas compatible avec l’exigence constitutionnelle. Cela suppose de :

  • confier à une autorité indépendante (ANSES, par exemple) le suivi des effets environnementaux et sanitaires ;

  • publier régulièrement les résultats ;

  • prévoir la possibilité d’un retrait anticipé si des données nouvelles aggravent l’estimation du risque.

5. Prévoir un plan de sortie ou de substitution

Enfin, la décision de 2020 l’avait souligné et celle de 2025 le rappelle en creux : une dérogation n’a de sens que si elle s’accompagne d’un plan de recherche et de déploiement d’alternatives. L’exception n’est pas une solution en soi, mais un temps accordé pour trouver mieux. Le législateur doit donc formaliser cette trajectoire, faute de quoi l’exception risque de devenir la règle.


Pris ensemble, ces cinq éléments composent une véritable grille de conformité constitutionnelle pour toute dérogation au principe de précaution. Ils ne garantissent pas que le Conseil validera la mesure – car tout dépendra aussi de la substance concernée et de l’état des connaissances – mais ils offrent un cadre lisible pour élaborer une loi qui puisse franchir l’épreuve du contrôle.

III. Veto définitif ou feu vert conditionnel ?

La tentation est grande, à la lecture rapide de la décision du 7 août 2025, d’y voir un coup d’arrêt définitif à toute velléité de réautoriser un néonicotinoïde en France. L’ampleur de la censure – totale et sans réserve – pourrait donner cette impression. Pourtant, le raisonnement du Conseil invite à une lecture plus nuancée.

1. Une censure sur la forme plus que sur le fond

Le Conseil n’a pas déclaré que l’acétamipride, en lui-même, ne pouvait jamais être autorisé. Il n’a pas non plus statué sur l’état actuel des connaissances scientifiques pour dire que le risque était avéré et insurmontable. Ce qu’il reproche à la loi Duplomb, c’est de n’avoir pas respecté les exigences méthodologiques que commande le principe de précaution : absence de ciblage, de limitation temporelle, d’encadrement technique, de suivi, et de plan de sortie. Autrement dit, la censure porte sur la structure de la dérogation, non sur l’objet chimique qu’elle visait.

2. Le précédent de 2020 comme signal

La comparaison avec la décision « betterave sucrière » de 2020 confirme cette lecture. Dans ce précédent, le Conseil avait validé une dérogation, précisément parce qu’elle respectait des critères clairs :

  • filière identifiée ;

  • durée limitée ;

  • usage techniquement encadré ;

  • perspective de sortie. En reprenant cette grille pour juger la loi Duplomb, le Conseil laisse entendre que ces critères demeurent valableset qu’un texte qui les respecterait pourrait, en principe, passer l’examen de constitutionnalité.

3. Un avertissement au législateur

Cela ne signifie pas que la porte est grande ouverte. Le message adressé au Parlement est clair : l’exception ne peut plus être large, floue et reconductible sans borne. Elle doit être rare, calibrée, et assumée comme telle. Cette exigence place la barre très haut, car elle oblige à fonder la dérogation sur des données précises, à en mesurer l’impact et à l’inscrire dans une trajectoire de substitution. Mais elle ne ferme pas juridiquement la possibilité d’autoriser à nouveau, dans un cadre strict.

4. Le risque d’un contrôle renforcé à l’avenir

En réalité, la décision du 7 août pourrait inaugurer un contrôle plus intrusif du Conseil constitutionnel sur les dérogations environnementales. Après avoir validé en 2020, censuré en 2025, il en ressort une ligne directrice plus contraignante : tout texte futur sera scruté à l’aune des cinq exigences implicites que nous avons relevées. Le législateur est prévenu : toute approximation dans la rédaction sera interprétée comme un manquement au principe de précaution.


En définitive

La décision du 7 août 2025 n’est donc pas un veto chimique, mais un feu vert conditionnel, assorti d’un mode d’emploi sévère. Elle trace une ligne de crête : d’un côté, le principe de précaution comme garde-fou constitutionnel ; de l’autre, la possibilité d’agir malgré l’incertitude, à condition de maîtriser totalement l’exception.

Pour qui veut réintroduire un produit controversé, la voie est étroite. Mais elle existe – et le Conseil, loin de la condamner, en a dessiné les contours.

Conclusion

La décision du 7 août 2025 ne ferme pas la porte : elle la verrouille mal si l’on n’en respecte pas le code. Ce code, le Conseil constitutionnel l’a énoncé en creux : cibler, limiter, encadrer, suivre et prévoir la sortie. Faute de ces cinq clés, la loi Duplomb a été censurée. Avec elles, une dérogation pourrait, en théorie, survivre au contrôle de constitutionnalité.

Plus qu’un veto, cette décision est un rappel à l’ordre méthodologique : en matière environnementale, l’exception n’est possible que si elle est rare, précise et réversible. Tout le reste n’est qu’une brèche dans la précaution – et le juge constitutionnel n’hésitera plus à la refermer.