La protection de la biodiversité constitue un pilier fondamental du droit de l’environnement, particulièrement dans le cadre de projets d’aménagement ou industriels. En France, le cadre juridique relatif aux espèces protégées, énoncé aux articles L. 411-1 et L. 411-2 du Code de l’environnement, impose des interdictions strictes sur les activités susceptibles de nuire à ces espèces ou à leurs habitats. Toutefois, des dérogations peuvent être accordées sous des conditions précises pour permettre la réalisation de projets d’intérêt public majeur. La décision du Tribunal administratif de Toulon du 9 décembre 2024 (n° 2300515) offre un cas d’étude éclairant sur l’application de ces dispositions dans le cadre de l’enregistrement d’une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE), en l’occurrence une déchetterie intercommunale à Sainte-Maxime. Cette décision, qui rejette la requête d’annulation de l’arrêté préfectoral du 14 octobre 2022, soulève des questions cruciales sur l’équilibre entre la protection des espèces protégées et les impératifs d’intérêt public. Comment le juge administratif articule-t-il les exigences de protection des espèces protégées avec les besoins de régularisation des autorisations administratives ? Cette problématique invite à examiner l’intérêt de la décision pour les praticiens, à en analyser la motivation juridique et à formuler des observations critiques sur son apport et ses limites.

Rappel des faits

La communauté de communes du golfe de Saint-Tropez exploite une déchetterie située sur des parcelles à Sainte-Maxime, classée comme ICPE. En vue de sa rénovation et de son extension, un dossier de demande d’enregistrement a été déposé le 2 mars 2022, suivi d’un arrêté préfectoral d’enregistrement le 14 octobre 2022. La société civile immobilière X, propriétaire de parcelles voisines, a contesté cet arrêté, invoquant notamment l’absence de dérogation pour les espèces protégées, en violation des articles L. 411-1 et L. 411-2 du Code de l’environnement. La requérante a soutenu, sur la base d’un prédiagnostic écologique de décembre 2020, que le projet risquait de porter atteinte à plusieurs espèces protégées, notamment des oiseaux, des reptiles, des insectes, des mammifères et une espèce végétale. Le préfet du Var a ultérieurement accordé, par un arrêté du 20 janvier 2023, une dérogation pour deux espèces (la tortue d’Hermann et la magicienne dentelée), tandis que les autres espèces invoquées étaient couvertes par des mesures d’évitement et de réduction des impacts. Le Tribunal a rejeté la requête, estimant que l’arrêté de dérogation régularisait l’illégalité initiale pour les deux espèces concernées et que les autres espèces ne nécessitaient pas de dérogation en raison d’impacts résiduels jugés négligeables.

I. Dérogations et régularisation : comment le juge sauvegarde-t-il l’équilibre environnemental ?

A. Le cadre juridique des dérogations pour les espèces protégées

Le Tribunal s’appuie sur les articles L. 411-1 et L. 411-2 du Code de l’environnement, qui interdisent la destruction ou la perturbation des espèces protégées et de leurs habitats, sauf dérogation accordée par le préfet. Cette dérogation est soumise à trois conditions cumulatives : l’absence de solution alternative satisfaisante, l’absence de nuisance au maintien des espèces dans un état de conservation favorable, et la justification par un motif d’intérêt public majeur (point 28). Le Tribunal précise que l’obligation de demander une dérogation dépend de la caractérisation suffisante du risque pour les espèces protégées, après prise en compte des mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire (point 30). Si ces mesures réduisent le risque à un niveau jugé non significatif, aucune dérogation n’est requise (point 30).

B. L’analyse du Tribunal au cas par cas : régularisation a posteriori et/ou évaluation des impacts

Le Tribunal distingue deux situations. Pour la tortue d’Hermann et la magicienne dentelée, il constate que l’arrêté initial du 14 octobre 2022 était illégal faute de dérogation préalable. Cependant, l’arrêté du 20 janvier 2023, accordant une dérogation pour ces deux espèces, régularise cette illégalité (point 39). Cette régularisation est facilitée par le régime de plein contentieux des ICPE (article L. 514-6), qui permet au juge de prendre en compte des éléments postérieurs à l’acte attaqué pour éviter son annulation (point 34). Le Tribunal souligne que l’arrêté de dérogation, dont le caractère définitif n’est pas contesté, répond aux exigences légales, notamment après l’avis favorable du Conseil national de la protection de la nature (point 40).

Pour les autres espèces invoquées (oiseaux, reptiles, mammifères, flore), le Tribunal s’appuie sur l’étude écologique du 16 juin 2022, jointe au dossier de demande de dérogation. Cette étude conclut, après prise en compte de sept mesures d’évitement et de réduction, que les impacts résiduels sont « négligeables » (point 40). Le Tribunal note que la requérante n’a pas contesté utilement ces conclusions et que l’avis favorable du Conseil national de la protection de la nature renforce leur crédibilité. Par conséquent, le risque pour ces espèces n’étant pas suffisamment caractérisé, aucune dérogation n’était nécessaire (point 40). Le Tribunal rejette ainsi le moyen tiré de la violation des articles L. 411-1 et L. 411-2.

Cette motivation, rigoureuse dans son application du cadre légal, illustre la souplesse du juge administratif dans la gestion des vices affectant les autorisations environnementales. Toutefois, elle soulève des questions sur la robustesse de l’évaluation des impacts et sur l’équilibre entre protection de la biodiversité et poursuite des projets d’intérêt public. La seconde partie explore l’intérêt de cette décision pour les praticiens et propose des observations critiques.

II. Entre pragmatisme et protection : les forces et possibles failles du jugement

A. L’intérêt pour les praticiens : clarification et pragmatisme sur les conditions de la régularisation en cours de contentieux

La décision du Tribunal administratif de Toulon est d’un intérêt majeur pour les praticiens du droit de l’environnement. Premièrement, elle clarifie l’articulation entre l’obligation de dérogation et les mesures d’évitement/réduction. En confirmant que des mesures efficaces peuvent dispenser de solliciter une dérogation lorsque le risque n’est pas suffisamment caractérisé (point 30), le Tribunal offre une grille d’analyse pratique pour évaluer les obligations des pétitionnaires lors de la constitution des dossiers d’enregistrement. Cette approche pragmatique permet d’éviter des démarches administratives lourdes lorsque les impacts sont jugés négligeables, ce qui est particulièrement utile pour des projets d’infrastructures publiques comme les déchetteries.

Deuxièmement, la décision illustre le rôle du plein contentieux dans la régularisation des illégalités. En reconnaissant que l’arrêté de dérogation du 20 janvier 2023 régularise l’illégalité initiale pour deux espèces (point 39), le Tribunal met en avant les outils juridiques à la disposition du juge pour préserver la continuité des projets d’intérêt public. Cette souplesse est précieuse pour les praticiens confrontés à des contentieux environnementaux, où les vices de procédure ou de fond sont fréquents mais souvent régularisables. La référence aux pouvoirs du juge en matière de sursis à statuer (point 34) et à la possibilité de limiter l’annulation à une partie de la décision (point 35) renforce l’utilité de la décision comme guide pour la gestion des recours.

Enfin, la décision met en lumière l’importance des études écologiques et des avis d’experts, tels que celui du Conseil national de la protection de la nature, dans l’appréciation des impacts. Pour les praticiens, cela souligne la nécessité de produire des dossiers robustes, appuyés par des analyses scientifiques crédibles, pour sécuriser les autorisations environnementales.

B. Observations critiques : une évaluation des impacts perfectible

Malgré ses mérites, la décision présente des limites qui méritent une réflexion critique. Premièrement, le Tribunal semble accorder une confiance importante à l’étude écologique du 16 juin 2022, sans examiner de manière approfondie la méthodologie ou la pertinence des mesures d’évitement et de réduction proposées. La conclusion selon laquelle les impacts résiduels sont « négligeables » (point 40) repose sur une évaluation sommaire, sans que le juge ne précise les critères ayant conduit à cette qualification. Cette approche peut être problématique dans un contexte où la protection des espèces protégées exige une rigueur scientifique accrue, notamment face à la diminution globale de la biodiversité. Le Tribunal aurait pu, par exemple, exiger une analyse plus détaillée des impacts cumulatifs ou à long terme, surtout pour des espèces sensibles comme les chiroptères ou les oiseaux migrateurs.

Deuxièmement, la décision soulève une question sur l’équilibre entre la régularisation des illégalités et la protection effective de la biodiversité. En validant la régularisation postérieure pour la tortue d’Hermann et la magicienne dentelée, le Tribunal privilégie la continuité du projet au détriment d’une application stricte des exigences préalables de dérogation. Si cette souplesse est conforme au régime de plein contentieux, elle risque de créer un précédent où les pétitionnaires pourraient être incités à minimiser les démarches préalables, comptant sur une régularisation ultérieure. Cette pratique pourrait affaiblir l’effectivité du régime de protection des espèces protégées, en particulier pour des projets ayant des impacts significatifs.

Enfin, le Tribunal ne répond pas pleinement à l’argument de la requérante selon lequel certaines espèces invoquées ne figureraient pas sur les listes protégées (point 38). Bien que ce moyen soit jugé imprécis, une clarification sur la qualification des espèces concernées aurait renforcé la rigueur de la décision. Cette omission laisse une zone d’incertitude pour les praticiens, qui pourraient avoir besoin de critères plus clairs pour déterminer quelles espèces nécessitent une protection.

La décision du Tribunal administratif de Toulon offre ainsi une illustration précieuse de l’application du régime des dérogations pour les espèces protégées, tout en révélant des tensions entre pragmatisme administratif et exigence de protection environnementale. Ces éléments invitent à une réflexion sur les améliorations possibles du cadre juridique et judiciaire.

Conclusion

La décision du Tribunal administratif de Toulon du 9 décembre 2024 constitue un jalon important dans l’analyse du régime des dérogations pour les espèces protégées. En clarifiant les conditions dans lesquelles une dérogation est nécessaire et en démontrant la capacité du juge à régulariser les illégalités dans le cadre du plein contentieux, elle offre aux praticiens des outils concrets pour naviguer dans les contentieux environnementaux. Toutefois, son approche parfois sommaire de l’évaluation des impacts et sa priorisation de la régularisation soulignent la nécessité d’une vigilance accrue pour garantir une protection effective de la biodiversité. Pour l’avenir, il serait souhaitable que les juridictions administratives renforcent leurs exigences en matière d’analyse scientifique des impacts et encouragent les pétitionnaires à anticiper les obligations de dérogation dès la conception des projets. Cette décision, par son pragmatisme et ses limites, invite ainsi à un débat plus large sur l’équilibre entre développement et préservation dans le droit de l’environnement.