Le développement des hélisurfaces, notamment en zones touristiques ou rurales, a entraîné une multiplication des litiges relatifs aux nuisances sonores et environnementales générées par les hélicoptères. Face au vide législatif quant à un régime spécifique de responsabilité, les victimes de ces nuisances se tournent fréquemment vers le droit commun, et notamment la théorie jurisprudentielle du trouble anormal du voisinage, fondée sur l’article 544 du code civil. Cette action, indépendante de toute faute, vise à faire reconnaître l’intolérabilité du trouble subi, en dépit de l’exercice d’une activité autorisée.
Deux décisions récentes illustrent l’efficacité mais aussi les limites de cette approche, confrontée à la complexité technique et réglementaire du transport aérien de proximité :
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Le jugement du tribunal judiciaire de Draguignan du 6 mars 2024 (RG n° 21/05717) sanctionne le dépassement manifeste des seuils d’usage réglementaire d’une hélisurface, et reconnaît un trouble anormal de voisinage sur la base de constats aco(ustiques précis, malgré les autorisations préfectorales successivement obtenues puis annulées.
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L’arrêt de la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion du 23 juin 2017 (RG n° 15/01549) va plus loin encore, en ordonnant purement et simplement la cessation de l’exploitation d’une hélistation, sur fond de fréquence excessive de vols, de proximité directe avec une habitation, et d’aggravation du trouble par la topographie rurale du site.
Ces deux décisions convergent dans la reconnaissance de la responsabilité fondée sur un trouble objectif, mais diffèrent sur les modalités de sanction : réparation pécuniaire pour l’une, cessation de l’activité pour l’autre, ce qui invite à interroger les conditions de mise en œuvre de la théorie, les critères d’intensité du trouble, l’incidence de la réglementation aérienne, et enfin les pouvoirs d’injonction du juge civil.
I. Une théorie fondée sur un équilibre entre propriété et tolérance, applicable même aux nuisances aéronautiques
A. Une responsabilité objective fondée sur l’article 544 du code civil
La théorie des troubles anormaux du voisinage trouve son ancrage dans l’article 544 du code civil, qui définit la propriété comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements ». À travers une construction prétorienne, la jurisprudence a imposé une limite à l’exercice du droit de propriété : ne pas causer à autrui un trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage.
Il s’agit d’une responsabilité sans faute, ce qui en fait un outil juridique particulièrement efficace dans des cas où l’auteur des nuisances agit dans le cadre d’une activité par ailleurs licite et autorisée, comme l’usage d’une hélisurface. Le seul fait qu’une activité soit conforme à la réglementation aéronautique ou qu’elle bénéficie d’une autorisation préfectorale ne suffit pas à exclure toute responsabilité civile si le trouble causé excède ce qu’un voisin peut normalement supporter.
Dans le jugement du tribunal judiciaire de Draguignan du 6 mars 2024, les juges le rappellent expressément : « la limite de ce droit est constituée par le trouble anormal du voisinage qui ouvre droit à réparation même en l’absence de faute ».
B. Des critères d’anormalité du trouble adaptés aux nuisances aériennes
Pour être qualifié d’« anormal », le trouble doit présenter une intensité ou une fréquence telles qu’il excède les inconvénients ordinaires de la vie en société. S’agissant des hélisurfaces, l’anormalité peut résulter :
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de la répétition quasi quotidienne des vols, en contradiction avec le caractère « occasionnel » exigé par l’arrêté du 6 mai 1995 (TJ Draguignan, p. 4),
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du niveau sonore élevé, mesuré de manière objective (rapports d’expert acousticien faisant état de pics à 70 dB, avec émergences diurnes supérieures à 20 dB),
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ou encore de l’impact concret sur la tranquillité et la jouissance du domicile, y compris à l’intérieur des pièces à vivre, fenêtres fermées.
Dans l’affaire jugée à Saint-Denis de La Réunion le 23 juin 2017, la cour d’appel confirme qu’un nombre élevé de mouvements (524 en un an) et des opérations de chargement bruyantes en zone rurale justifient la reconnaissance d’un trouble anormal du voisinage, « d’autant plus intolérable » en raison du contexte géographique.
Ainsi, les juridictions, tout en appliquant une théorie générale du droit civil, ont su l’adapter à des situations contemporaines impliquant des nuisances techniques spécifiques et souvent insidieuses.
II. Une application neutralisée ou renforcée par la réglementation des hélisurfaces
A. L’encadrement réglementaire de l’usage des hélisurfaces : vers une normalisation du régime d’exception
La question des nuisances liées aux hélisurfaces s’inscrit dans un régime réglementaire historiquement lacunaire, conçu à l’origine comme un régime dérogatoire fondé sur le principe de l’usage occasionnel. L’objectif : permettre, en dehors des aérodromes, l’atterrissage ou le décollage ponctuel d’hélicoptères sans en faire une activité permanente.
Jusqu’à récemment, cette réglementation reposait essentiellement sur l’arrêté interministériel du 6 mai 1995, qui définissait les hélisurfaces comme des emplacements non aménagés pouvant être utilisés :
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soit dans la limite de 200 mouvements par an et 20 mouvements par jour (un mouvement étant un atterrissage ou un décollage),
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soit de manière plus concentrée dans le cadre d’événements exceptionnels limités à trois jours par semaine durant trois mois par an.
L’affaire jugée par le tribunal judiciaire de Draguignan en mars 2024 se réfère à ce cadre juridique dans le traitement des abus manifestes : la juridiction y relève un dépassement massif des seuils autorisés (plus de 1 100 mouvements par an), ce qui prive l’hélisurface en cause de sa conformité réglementaire, justifiant le rejet de l’exception d’antériorité soulevée par l’exploitant.
Mais ce régime, trop permissif et trop flou, a été récemment réformé par le décret n° 2023-1008 du 31 octobre 2023, portant création de la sixième partie réglementaire du code des transports.
Désormais codifié aux articles R. 6212-7 à R. 6212-13, le nouveau dispositif confirme que les hélisurfaces ne peuvent être utilisées qu’à titre occasionnel (art. R. 6212-7), mais il renforce les prérogatives du préfet, qui peut désormais :
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interdire l’utilisation d’une hélisurface en cas d’atteinte à la tranquillité ou à la sécurité publiques, ou à l’environnement (art. R. 6212-8),
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soumettre leur usage à déclaration préalable ou à des restrictions spécifiques de fréquence, d’horaires, ou de manœuvres (art. R. 6212-10),
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imposer des obligations aux pilotes et exploitants par arrêté ministériel (art. R. 6212-13).
Le décret renvoie expressément à un arrêté interministériel, destiné à fixer les seuils de mouvements admissibles, les critères d’appréciation du caractère occasionnel, les prescriptions acoustiques et les modalités déclaratives.
En somme, cette réforme marque une volonté de renforcer le contrôle administratif sur une activité jusqu’alors faiblement encadrée, tout en réaffirmant le principe d’usage ponctuel.
B. L’impact de la régularité administrative sur l’action civile en trouble anormal du voisinage
La conformité à cette réglementation peut avoir des conséquences juridiques déterminantes sur le succès d’une action en trouble anormal du voisinage, en raison notamment de l’article L. 113-8 du code de la construction et de l’habitation(ancien art. L. 112-16). Ce texte énonce que les nuisances provoquées par certaines activités (agricoles, industrielles, artisanales, commerciales ou aéronautiques) n’ouvrent pas droit à réparation dès lors que :
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ces activités sont conformes aux dispositions législatives ou réglementaires ;
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elles sont antérieures à l’installation du plaignant (date de demande de permis de construire ou d’acte de vente) ;
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et qu’elles se poursuivent dans les mêmes conditions.
Ce mécanisme vise à protéger les exploitants contre des actions en responsabilité initiées par des voisins « arrivés après coup », dans l’esprit de l’adage qui vient au trouble doit le supporter.
Toutefois, comme l’a relevé à juste titre le TJ de Draguignan, cette protection ne joue qu’en cas de stricte régularité de l’activité. Dès lors que les seuils de mouvements sont franchis, que les autorisations préfectorales sont annulées ou que l’activité s’écarte du cadre réglementaire (comme ce fut le cas avec une moyenne mensuelle de 240 mouvements en été), l’article L. 113-8 CCH ne saurait faire obstacle à l’action civile.
Autrement dit, le juge judiciaire conserve sa pleine compétence pour apprécier l’anormalité du trouble, indépendamment du régime administratif, dès lors que l’activité excède les limites de tolérance fixées par les textes ou par les faits.
III. L’office du juge civil : entre réparation indemnitaire et injonction de cessation
A. Le pouvoir d’indemniser la perte de jouissance ou le préjudice moral
Le premier niveau d’intervention du juge civil, dans le cadre d’une action fondée sur le trouble anormal du voisinage, consiste à évaluer et réparer le préjudice subi, sans pour autant remettre en cause l’activité à l’origine du trouble. Cette solution, plus modérée, s’impose notamment lorsque la nuisance est avérée mais que sa suppression intégrale heurterait l’intérêt général ou l’économie locale.
Dans l’affaire jugée par le tribunal judiciaire de Draguignan en mars 2024, les juges ont écarté la demande de cessation d’activité, mais ont octroyé :
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46 500 € au titre du préjudice de jouissance (bruits récurrents, perte de tranquillité, impact sur la vie quotidienne estivale dans une zone protégée),
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10 000 € au titre du préjudice moral, compte tenu de la durée du trouble et des démarches engagées par la victime,
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et 10 000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Il s’agit là d’un arbitrage classique, où le juge reconnaît un trouble excessif mais privilégie une solution indemnitaire, notamment en l’absence de mesure préfectorale effective d’interdiction. À noter que, dans cette affaire, les frais de constat acoustique et d’huissier (environ 50 000 €) n’ont pas été intégrés aux dépens, faute de désignation judiciaire des techniciens, ce qui invite à une vigilance dans la préparation du contentieux.
B. Le pouvoir exceptionnel d’ordonner la cessation d’activité, sous astreinte
Dans certains cas plus rares, le juge civil fait usage de son pouvoir d’injonction, ordonnant la cessation pure et simple de l’activité génératrice du trouble. Cette solution radicale est justifiée lorsque :
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le trouble est intolérable dans son intensité et sa récurrence,
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aucune régulation n’a pu être obtenue des autorités administratives compétentes,
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ou lorsque l’activité présente un caractère manifestement irrégulier ou illicite.
Tel fut le cas dans l’arrêt de la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion du 23 juin 2017, qui a confirmé l’injonction faite à la société CISE Réunion de cesser toute activité liée à l’exploitation d’hélicoptères sur une parcelle rurale située à moins de 150 mètres d’une habitation familiale. La décision était assortie d’une astreinte de 1 000 € par infraction constatée, ce qui illustre l’effectivité du dispositif.
Le raisonnement de la cour est ferme : la fréquence des vols (524 mouvements annuels + 158 charges suspendues) et la localisation de l’hélistation dans un environnement calme ont conduit à caractériser un trouble anormal grave, justifiant des mesures structurelles. Le juge civil se fait ainsi régulateur de fait, en l’absence ou en dépit de l’inaction des autorités préfectorales.
Cette décision, bien que moins fréquente, démontre que le juge judiciaire dispose d’un pouvoir d’appréciation autonome, y compris dans un domaine souvent considéré comme réservé à la compétence administrative ou aéronautique.
Conclusion
L’usage de la théorie des troubles anormaux du voisinage pour faire cesser ou limiter les nuisances générées par les hélisurfaces constitue aujourd’hui l’un des rares outils juridiques à la disposition des riverains, confrontés à une réglementation technique et lacunaire.
Si l’action civile permet d’obtenir des réparations pécuniaires substantielles, voire des cessations d’activité ordonnées, elle révèle en creux la nécessité d’une coordination renforcée entre police administrative et juge judiciaire, afin que les règles relatives à l’usage des hélisurfaces ne restent pas lettres mortes dans les territoires particulièrement exposés.
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