Le 23 juillet 2025, la Cour internationale de justice (CIJ) rendait un avis historique sur les obligations climatiques des États, à la suite d’une saisine de l’Assemblée générale des Nations unies. Pour la première fois, une juridiction universelle affirmait, de manière explicite, que les États ont l’obligation juridique de prévenir les effets du changement climatique, d’en atténuer les causes, de protéger les droits fondamentaux menacés, et – le cas échéant – d’en réparer les conséquences.
Cette déclaration a aussitôt été saluée comme une « victoire pour la planète ». Mais pour l’avocat confronté au quotidien du contentieux administratif ou civil, en particulier lorsqu’il représente une commune, une intercommunalité ou un collectif local, la question centrale demeure : comment mobiliser concrètement cet avis dans l’argumentation juridique interne, et avec quelle efficacité ?
Loin des enthousiasmes incantatoires, cet article propose une lecture critique et pragmatique du potentiel structurant de l’avis, tout en identifiant les obstacles qui en limitent la transposition dans les contentieux de droit français.
I. Un socle d’obligations climatiques à haute densité juridique
L’avis de la CIJ du 23 juillet 2025 s’inscrit dans une dynamique juridique globale. Il consacre plusieurs principes à valeur coutumière qui peuvent, en droit français, irriguer l’interprétation des normes existantes :
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le principe de prévention des dommages environnementaux, y compris transfrontaliers ;
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l’obligation de diligence renforcée, tenant compte des capacités différenciées des États ;
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l’exigence de prise en compte des droits des générations futures ;
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le lien entre climat et droits fondamentaux, notamment les droits à la vie, à la santé, à l’alimentation, et à un environnement sain.
Ce socle s’articule directement avec des textes de valeur constitutionnelle dans l’ordre juridique français, au premier rang desquels figure la Charte de l’environnement de 2004, dont les articles 1er, 3 et 4 fondent les principes de prévention, de précaution et de participation.
Ainsi, même si l’avis ne crée pas de norme contraignante nouvelle, il conforte la lecture substantielle et téléologique des obligations existantes, tant en droit constitutionnel qu’en droit de l’environnement.
II. Des opportunités concrètes pour le contentieux des collectivités locales
Dans la pratique contentieuse des communes, l’avis peut devenir un vecteur d’argumentation structurant, notamment dans les domaines suivants :
1. Contentieux d’urbanisme ou de planification
Une commune ou des tiers peuvent invoquer l’avis pour contester un permis de construire, une déclaration préalable ou une révision de PLU :
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lorsqu’un projet immobilier aggrave l’exposition à un risque climatique identifié (inondation, canicule, incendie) ;
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lorsque la planification ne respecte pas les objectifs de sobriété foncière ou de résilience énergétique (cf. L. 101-2 et L. 101-2-1 du code de l’urbanisme) ;
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ou encore lorsqu’un projet méconnaît les objectifs de la SNBC (stratégie nationale bas carbone).
Exemple : une commune peut soutenir, dans un recours gracieux ou contentieux, que l’autorité préfectorale a méconnu ses obligations de prévention en autorisant un projet dans une zone inondable, sans étude climatique suffisante.
2. Contentieux de responsabilité pour carence ou dommages climatiques
Une commune sinistrée peut intenter une action contre :
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l’État, pour carence fautive (absence de plan de prévention des risques ou d’aménagements adaptés à la résilience) ;
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ou un opérateur économique ayant causé ou aggravé un phénomène climatique local (déforestation, imperméabilisation, artificialisation).
Exemple : une coulée de boue survenue après des travaux non autorisés peut fonder un recours en responsabilité fondé sur le manquement à l’obligation de diligence environnementale, éclairée par l’avis de la CIJ.
3. Contrats publics et contentieux contractuels
L’avis légitime l’introduction de clauses climatiques dans les marchés publics, délégations de service public ou concessions (notamment de transport, d’énergie ou d’assainissement) :
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exigence de neutralité carbone ;
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obligation de résultats en matière d’efficacité énergétique ;
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faculté de résiliation pour non-conformité aux objectifs climatiques.
Exemple : un syndicat intercommunal souhaitant sortir d’un contrat de chauffage urbain fossile pourrait soutenir, en cas de litige, que la rupture vise à satisfaire à une exigence d’intérêt général environnemental, consolidée par les principes affirmés dans l’avis.
III. Mais une intégration contrariée dans l’ordre juridique interne
Malgré ces perspectives, plusieurs obstacles structurels, techniques et idéologiques entravent la pleine mobilisation de l’avis par les juridictions françaises.
1. L’absence de force contraignante de l’avis
Juridiquement, l’avis n’a pas de valeur obligatoire. Il ne s’impose ni aux États, ni à leurs juridictions. S’il reflète l’état du droit coutumier, il reste à démontrer que ces obligations ont une effet direct et opposable dans l’ordre interne, ce qui demeure, en pratique, très incertain.
2. Le formalisme des juridictions françaises
Les juges administratifs et constitutionnels demeurent souvent réticents à fonder leur motivation sur des principes généraux non écrits ou extraits du droit international non conventionnel.
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Le Conseil d’État accepte d’intégrer des objectifs climatiques dans sa jurisprudence (Grande-Synthe, 2021), mais de manière encore marginale et très encadrée ;
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Le Conseil constitutionnel, dans ses décisions QPC, fait preuve d’une réserve systématique à l’égard du droit international non ratifié ou du droit souple.
3. La difficulté de démontrer un lien de causalité
L’avis de la CIJ rappelle que la responsabilité suppose un lien direct et certain entre l’omission reprochée et le dommage climatique subi.
Or, cette exigence est particulièrement difficile à satisfaire dans les contentieux climatiques, en raison :
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du caractère systémique et diffus des émissions de GES ;
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du rôle contributif de multiples acteurs ;
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et de la complexité probatoire des effets différés.
4. Le déséquilibre procédural
Dans les contentieux portés par des collectivités ou des collectifs citoyens, l’asymétrie entre les moyens des parties, la lenteur procédurale, et la prudence des juges freinent l’effectivité des principes proclamés.
Conclusion : un levier politique et argumentatif plus qu’une norme pleinement justiciable
L’avis de la CIJ constitue, à bien des égards, une avancée juridique historique. Il offre aux praticiens une grammaire nouvelle pour structurer leurs moyens, en conciliant droit à un environnement sain, obligation de prévention, et responsabilité intergénérationnelle.
Mais il ne constitue pas, à ce jour, une norme directement invocable devant les juridictions françaises. Son efficacité dépendra :
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de la capacité des avocats à l’intégrer dans un raisonnement combiné avec les normes internes (Charte, code de l’environnement, SNBC…) ;
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de l’évolution jurisprudentielle progressive du Conseil d’État et des juges civils ;
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de la réception institutionnelle par le Conseil constitutionnel dans le cadre de futures QPC climatiques.
Ainsi, pour l’avocat, l’avis de la CIJ est à la fois une boussole, un levier, un signal politique, et une promesse juridique en attente d’effectivité. Il appartient désormais aux praticiens d’en faire un instrument de transformation contentieuse, en ne cédant ni au désenchantement, ni à l’illusion normative.
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