Il a déjà été beaucoup écrit sur le glissement sémantique opéré au cours de l'évolution de la rédaction de l'article L. 1115-1 du code général des collectivités territoriales : consacrant d'abord la notion de « coopération décentralisée », qui suppose, implicitement mais nécessairement, l’existence d’un homologue avec lequel entrer en relation, ces dispositions encadrent désormais « l'action extérieure des collectivités territoriales », traduisant ainsi le fait que le synallagmatisme imposé originellement n'avait plus cours.

Il a également été beaucoup dit - surtout sur les plateaux de télévision - à propos du contentieux sériel relatif aux subventions qui ont pu être accordées par différentes collectivités à l'ONG "SOS Méditerranée", qui peut s'enorgueillir d'avoir sauvé plusieurs dizaines de milliers de vies au cours de sa quasi décennie d'existence.

Ces subventions ont fait l'objet de recours de la part d'opposants politiques défendus par un même conseil et au moyen d'un argumentaire identique mais ayant donné des résultats différents.

Sans revenir dans le détail sur ces décisions, on peut résumer la chose en avançant que la plupart des juges du fond ont validé la légalité de ces subventions à l'exception notable - et notée - de celle accordée par le Conseil de Paris qui, après avoir été validée en première instance, avait été finalement retoquée à hauteur d'appel.

Toujours est-il que le Conseil d'État a été saisi d'une salve de pourvois portant sur les différents arrêts rendus sur cette problématique qui, sans être totalement inédite (Conseil d'État, 3ème - 8ème SSR, 17 février 2016, n° 368342) se présentait sous un jour nouveau et teintée d'une coloration éminemment politique.

Ceci explique probablement la saisine de la section toute entière du contentieux du Conseil d’État, amenée à se prononcer sur 3 séries de pourvois pour répondre, selon le communiqué de presse rendu concomitamment à ses décisions et l'avis audience publique y afférent, à une série de questions relatives, d'une part, à l'action extérieure des collectivités territoriales et, d'autre part, à la possible remise en cause d'une jurisprudence ancienne relative à l'intérêt pour agir d'un contribuable local.

Comme souvent, la Haute Juridiction adopte une position nuancée, aussi instructive par ce qu'elle énonce clairement que par ce qu'elle révèle implicitement.

Sur les limites et les modalités d'exercice de l'aide extérieure des collectivités territoriales, ou la consécration implicite d'un principe général de neutralité

Le rapporteur public dans ces 3 affaires, Monsieur Pez-Lavergne, avait rappelé à l'audience publique les 3 conditions nécessaires pour admettre la légalité des interventions humanitaires des collectivités territoriales. :

  • Le caractère international de l’action,
  • Son caractère humanitaire,
  • Le respect des engagements internationaux de la France.

À ces trois conditions, le rapporteur public avait proposé d’en consacrer une quatrième, à savoir l’exigence de neutralité.

Certes, celle-ci n’est pas mentionnée par le texte législatif, mais le rapporteur public estimait qu’il s’agit d’un principe général du service public, qui doit s’appliquer même sans texte.

Il en tirait la conséquence que les subventions doivent avoir un but strictement humanitaire, à l’exclusion de tout mobile politique et que le soutien financier ne peut pas être utilisé à d’autres activités que l’aide humanitaire.

Sur ce point, il a estimé que les subventions allouées par le Conseil de Paris et le Département de l'Hérault étaient bien assorties de garanties suffisantes pour s'assurer que les fonds financeraient exclusivement le sauvetage en mer et non le fonctionnement général de l'association.

Ces mêmes garanties (notamment la nécessité de tenir une comptabilité analytique) n'étant pas présentes dans la convention passée entre SOS Méditerranée et la commune de Montpellier, il avait préconisé d'annuler cette dernière.

Force est de constater que la section du contentieux a suivi la position de son rapporteur public, en consacrant, sans le nommer explicitement, le principe de neutralité en matière d'aide extérieure des collectivités territoriales.

Le raisonnement de principe adopté dans les différentes affaires en cause (CE, 13 mai 2024, "Ville de Paris", n° 472155, 473817 ; "Département de l'Hérault", n° 474507 ; "Ville de Montpellier", n° 474652) est le suivant :

4. Aux termes de l'article L. 1115-1 du code général des collectivités territoriales, dans sa rédaction applicable au litige : " Dans le respect des engagements internationaux de la France, les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent mettre en oeuvre ou soutenir toute action internationale annuelle ou pluriannuelle de coopération, d'aide au développement ou à caractère humanitaire. / A cette fin, les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent, le cas échéant, conclure des conventions avec des autorités locales étrangères. Ces conventions précisent l'objet des actions envisagées et le montant prévisionnel des engagements financiers (...) ". 5. Il résulte de ces dispositions, éclairées par les travaux préparatoires de la loi du 2 février 2007 relative à l'action extérieure des collectivités territoriales et de leurs groupements et de la loi du 7 juillet 2014 d'orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale, dont elles sont notamment issues, que les collectivités territoriales et leurs groupements ont compétence pour mettre en oeuvre ou soutenir toute action internationale de coopération, d'aide au développement ou à caractère humanitaire, le législateur n'ayant subordonné cette possibilité ni à la condition que cette action réponde à un intérêt public local, ni à la condition qu'elle s'inscrive dans les autres domaines de compétences attribués par la loi aux collectivités territoriales, ni à l'exigence qu'elle implique une autorité locale étrangère. 6. Il résulte en outre de ces dispositions que les actions menées ou soutenues sur ce fondement doivent respecter les engagements internationaux de la France. Elles ne doivent pas interférer avec la conduite par l'Etat des relations internationales de la France. 7. Par ailleurs, les actions menées ou soutenues sur le fondement de ces dispositions ne sauraient conduire une collectivité territoriale ou un groupement de collectivités territoriales à prendre parti dans un conflit de nature politique ou un conflit collectif du travail. Si la seule circonstance qu'une organisation prenne des positions dans le débat public ne fait pas obstacle à ce qu'une collectivité territoriale ou un groupement lui accorde un soutien pour des actions mentionnées à l'article L. 1115-1 du code général des collectivités territoriales, ces collectivités et groupements ne sauraient légalement apporter leur soutien à une organisation dont les actions de coopération, d'aide au développement ou à caractère humanitaire doivent être regardées en réalité, eu égard à son objet social, ses activités et ses prises de position, comme des actions à caractère politique. 8. En outre, si une collectivité ou un groupement accorde un soutien à une organisation qui prend des positions dans le débat public, ils doivent s'assurer, par les conditions qu'ils posent et par des engagements appropriés qu'ils demandent à l'organisation de prendre, que leur aide sera exclusivement destinée au financement des actions de coopération, d'aide au développement ou à caractère humanitaire qu'ils entendent soutenir, et ne sera pas utilisée pour financer les autres activités de cette organisation. 9. Enfin, si les dispositions de l'article L. 1115-1 du code général des collectivités territoriales prévoient que les collectivités territoriales ou leurs groupements décidant de mener ou de soutenir des actions internationales de coopération, d'aide au développement ou à caractère humanitaire peuvent conclure à cette fin une convention avec des autorités locales étrangères, elles ne subordonnent pas la conduite ou le soutien à une telle action à la conclusion d'une convention avec les personnes ou autorités concernées par cette action. Il résulte néanmoins des dispositions de l'article 10 de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations que la conclusion d'une telle convention est obligatoire lorsqu'est attribuée à un organisme de droit privé une subvention d'un montant supérieur à un certain seuil, fixé à 23 000 euros par le décret du 6 juin 2001 pris pour l'application de ces dispositions. En outre, pour pouvoir bénéficier d'une subvention publique, les associations ou fondations soumises aux dispositions de l'article 10-1 de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations doivent respecter, depuis l'entrée en vigueur de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République qui ont créé ces dispositions, les engagements qui y sont mentionnés.

Ce faisant, le Conseil d’État rappelle aujourd’hui que :

  • La loi permet aux collectivités territoriales de soutenir toute activité internationale de coopération, d’aide au développement ou à caractère humanitaire qui respecte les engagements internationaux de la France et n’interfère pas avec la politique internationale conduite par l’État. Ce qui exclut, de fait, le financement d'activités politiques.
  • Le législateur a ainsi délibérément choisi de soustraire l'action extérieure des collectivités territoriales du champ d'influence de la notion d'intérêt public local, mais également de permettre aux collectivités d'intervenir dans des domaines de compétences qui ne leur incombent pas de prime abord, sans exiger nécessairement, au surplus, l'implication d'une autorité locale étrangère.
  • Elles ne sauraient toutefois, en apportant un tel soutien, prendre parti dans un conflit de nature politique, et elles doivent toujours s’assurer que leurs subventions financent uniquement des activités réellement humanitaires, et non des activités politiques. Partant, si le simple fait qu’une organisation prenne des positions dans le débat public n’interdit pas à une collectivité territoriale de lui accorder un soutien pour une action internationale de coopération, d’aide au développement ou à caractère humanitaire, c’est à la condition que cette action ne constitue pas en réalité une action à caractère politique et que la collectivité territoriale qui décide d’apporter son soutien à une telle organisation s’assure que son aide sera exclusivement destinée au financement d’une action de coopération, d’aide au développement ou à caractère humanitaire, et ne sera pas utilisée pour financer les autres activités de cette organisation.

N'en déplaise aux polémistes des chaînes d'information en continu, les juges du Palais Royal estiment, de façon non équivoque, que l’activité de sauvetage en mer de SOS Méditerranée est bien une action internationale à caractère humanitaire, et non une action de nature politique.

Les décisions précitées ajoutent que cette action est menée en conformité avec les principes du droit maritime international, qui prévoient l’obligation de secourir les personnes se trouvant en détresse en mer, et de les débarquer dans un lieu sûr dans un délai raisonnable, quel que soit leur nationalité ou leur statut, et juge qu’elle n’est pas contraire, par principe, aux engagements internationaux de la France.

Il relève également que si les autorités de certains États de l’Union européenne ont pu refuser le débarquement des navires de l’association, celle-ci y a déféré, et que les autorités françaises ont d’ailleurs contesté la conformité de ces refus au droit maritime international, et juge que, dans ces conditions, cette activité ne peut être regardée comme interférant avec la conduite par l’État des relations internationales de la France.

Les conditions de fond ainsi posées par la loi étant remplies, le Conseil d’État en déduit que le fait que les responsables de SOS Méditerranée ont pris des positions dans le débat public sur la politique de l’Union européenne et de certains États en matière de sauvetage en mer des migrants en Méditerranée ne suffit pas à interdire aux collectivités territoriales d’apporter un soutien à son activité opérationnelle de sauvetage en mer, à condition de réserver ce soutien à cette seule activité.

Seul le contrôle des conditions de forme, qui impliquent que la délibération octroyant la subvention soit assortie des garanties permettant de s'assurer que l'aide sera exclusivement destinée au financement de l’action internationale humanitaire qu’elle entendait soutenir et non aux autres activités de l'association attributaire, a permis au Conseil d'État de sévir, dans l'un des trois cas qui lui étaient soumis.

Sur l’intérêt pour agir du contribuable local et le possible abandon de la jurisprudence "commune de Rivedoux-Plage"

Pour sanctionner la subvention allouée par la Ville de Montpellier, le Conseil d'État a néanmoins été amené à revenir sur l'appréciation de la recevabilité du recours porté devant les juges du fond par un contribuable local de cette collectivité.

En effet, le Tribunal administratif de Montpellier puis la Cour administrative d'appel de Toulouse avaient fait une stricte application de la jurisprudence "commune de Rivedoux-Plage".

Les conclusions de Gilles Pellissier rendues sous cette décision exposaient que :

« Vous savez que la qualité de contribuable local ne donne intérêt à agir à l'encontre des décisions des collectivités locales que dans la mesure où ces dernières sont susceptibles d'avoir des répercussions négatives sur les finances locales ou le patrimoine de la collectivité (29 mars 1901, Casanova, p. 333, GAJA 16ème éd. n° 8, pour le contribuable communal et 27 janvier 1911,  Richemond, p. 105 avec conclusions Helbronner, pour le contribuable départemental). La reconnaissance de cet intérêt nous semble fondée sur l'idée que le contribuable local doit pouvoir contester une décision qui aura pour effet d'augmenter ses impôts. Cette qualité ne donne donc pas intérêt pour agir à l'encontre des décisions qui n'ont aucune répercussion financière ou dont les  répercussions sont trop indirectes ou incertaines. »

Partant, il a pu être décidé :

  • De déclarer irrecevable un recours formé contre une décision qui n’aurait que des conséquences favorables sur les finances locales, telles que celles qui entraînent des économies (CE, sect., 25 mars 1955, n° 10599, 10601, Hivet : CE 1955, p. 179) ;
  • De déclarer irrecevable un recours formé contre une mesure génératrice d’économies qui aurait pour effet de réduire le montant des impôts ou d’en éviter la hausse (CE, 29 octobre 1980, n° 16530, M. Remy : Tables)
  • De déclarer irrecevable un recours formé contre un acte dont les conséquences directes sur les finances communales étaient « d’une importance suffisante » pour lui conférer un intérêt pour agir (CE, 1er juin 2016, commune de Rivedoux-Plage, n° 391570, inédit).

Dans ses conclusions rendues sous la décision du Conseil d’Etat n° 426291 du 27 mars 2020 (certes rendue en matière contractuelle), Mireille Le Corre a pu écrire :

« Nous pensons donc que la lésion des intérêts « de façon suffisamment directe et certaine » - termes retenus par cette décision – suppose, lorsque le tiers se prévaut de la qualité de contribuable local, que l’impact sur les finances locales ne soit ni purement hypothétique, ni insignifiant. Autrement dit, il doit, nous semble-t-il, pour être reconnu, réunir deux conditions : une condition de probabilité et une condition de taille, aucune ne devant aboutir à un résultat nul. »

Cette décision, fichée en A, a d’ailleurs adopté le considérant de principe suivant :

« 4. (…) Lorsque l'auteur du recours se prévaut de sa qualité de contribuable local, il lui revient d'établir que la convention ou les clauses dont il conteste la validité sont susceptibles d'emporter des conséquences significatives sur les finances ou le patrimoine de la collectivité. »

Dans l'affaire tranchée le 13 mai 2024, le rapporteur public s’est expressément demandé s’il fallait maintenir la jurisprudence "commune de Rivedoux-Plage" et a fini par conclure positivement.

Mais au cas particulier, il a estimé que la Cour administrative d’appel avait commis une erreur de qualification juridique en raisonnant uniquement en pourcentage des masses budgétaires de la ville.

Une telle lecture est pour le moins étonnante pour trois raisons principales :

  1. Le but poursuivi par la jurisprudence "commune de Rivedoux-Plage" est d'éviter que le recours pour excès de pouvoir ne devienne une "action populaire" : pour être recevable à ester, un requérant doit démontrer en quoi la décision qu'il conteste l'affecte dans des conditions suffisamment spéciales, certaines et directes.
  2. Comment prouver que l'impact sur les finances locales est suffisamment significatif si l'on ne raisonne pas, au moins à titre d'indice, en pourcentage des masses budgétaires ? En effet, un raisonnement en valeurs absolues ne dit rien de la proportion de la subvention litigieuse. Sur ce point pourtant crucial du raisonnement, le rapporteur public s'est montré taisant.
  3. Enfin, au cas d'espèce, le requérant s'était borné à produire un avis d'imposition pour l'année 2019, alors que la subvention avait été votée en 2020. Autrement dit, il n'établissait pas être contribuable local à la date de la décision contestée et ne démontrait ni même n'alléguait le caractère suffisamment significatif de l'atteinte aux finances locales généré par la seule subvention contestée, alors même que la charge de cette double preuve lui incombait...

En dépit de ces faiblesses évidentes, la section du contentieux a jugé que :

« 2. Pour rejeter l'appel formé par M. B... contre le jugement du tribunal administratif, la cour administrative d'appel, après avoir relevé que le montant de la subvention accordée par la délibération en litige représentait respectivement 0,34 % du montant total des subventions que la commune de Montpellier a accordées à des associations en 2020, 0,014 % de ses dépenses d'investissement ou encore 0,0032 % de son budget de l'année 2020, a jugé qu'il n'établissait pas que les conséquences directes de la délibération en litige sur les finances communales seraient d'une importance suffisante pour lui conférer un intérêt pour agir en sa qualité de contribuable communal. En statuant ainsi, alors que la délibération attaquée, qui a pour objet d'accorder une subvention, a par elle-même une incidence directe sur le budget communal, qui suffit à conférer à un requérant établissant sa qualité de contribuable communal un intérêt pour agir, la cour a commis une erreur de droit. Par suite, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur l'autre moyen du pourvoi, l'arrêt de la cour administrative d'appel de Toulouse doit être annulé. »

Voilà un coup de canif porté directement à la jurisprudence "commune de Rivedoux-Plage" dont on peine désormais à voir comment elle ne pourrait pas être, en pratique, totalement vidée de sa substance.

Les amateurs de contentieux administratif en prendront bonne note...