Depuis sa codification à l'article 1253 du Code civil (version du code civil du 17 avril 2024), le trouble anormal de voisinage (TAV) est conforté comme un outil juridique incontournable pour réguler les conflits entre activités industrielles et riverains. Si ce régime de responsabilité de plein droit est désormais bien établi, la jurisprudence des dix dernières années avait considérablement enrichi sa portée pratique, notamment face aux sources de nuisances contemporaines : densification urbaine, transition énergétique, passif environnemental des sites industriels.
Cet article se propose d'analyser les évolutions jurisprudentielles marquantes en matière de TAV industriel, en distinguant les applications « classiques » (bruit, odeurs, poussières) des contentieux plus « originaux » touchant à la pollution des sols et des eaux, tout en interrogeant l'articulation délicate entre responsabilité civile et police administrative spéciale.
I. Le nouveau cadre légal : l'article 1253 du Code civil et ses exceptions
L'article 1253 du Code civil dispose : « Le propriétaire, le locataire, l'occupant sans titre, le bénéficiaire d'un titre ayant pour objet principal de l'autoriser à occuper ou à exploiter un fonds, le maître d'ouvrage ou celui qui en exerce les pouvoirs qui est à l'origine d'un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage est responsable de plein droit du dommage qui en résulte."
A. Les exceptions légales : antériorité et conformité réglementaire
L'alinéa 2 de l'article 1253 prévoit des exceptions cumulatives permettant à l'exploitant industriel d'échapper à sa responsabilité : - l'installation existait avant l'arrivée du voisin ; - elle était conforme aux prescriptions réglementaires à cette date ; - elle n'a subi aucune aggravation de ses nuisances depuis.
Toutefois, la jurisprudence montre que ces exceptions sont d'interprétation stricte et que la conformité administrative ne constitue jamais un « bouclier absolu » contre l'action en TAV.
B. La clause « sans préjudice des droits des tiers »
Les autorisations administratives (arrêtés préfectoraux d'exploitation, permis environnementaux) comportent systématiquement une clause stipulant qu'elles sont délivrées « sans préjudice des droits des tiers ». Cette mention, rappelée par la Cour de cassation dans son arrêt du 29 juin 2017 (Cass. 2e civ., n° 16-17.820) concernant un centre d'enfouissement technique, signifie que l'autorisation d'exploiter ne fait pas obstacle aux actions en responsabilité civile fondées sur le TAV.
II. Les nuisances industrielles « sensorielles » : conformité réglementaire et appréciation judiciaire de l'anormalité
Les contentieux relatifs aux nuisances sonores, olfactives ou atmosphériques constituent le cœur historique du TAV industriel. Les arrêts récents confirment une ligne directrice claire : le respect des seuils réglementaires est un indice, mais ne suffit pas à écarter l'anormalité du trouble.
A. Bruit industriel : la réglementation comme repère, non comme bouclier
L'arrêt de la troisième chambre civile du 11 avril 2019 (n° 18-13.928) concernant une scierie équipée d'une unité de granulation/cogénération et d'un silo de 25 mètres illustre parfaitement cette approche.
Des riverains se plaignaient de nuisances sonores continues générées par l'exploitation industrielle. L'exploitant soutenait que les émergences acoustiques respectaient les limites réglementaires fixées par l'arrêté préfectoral.
La Cour de cassation casse l'arrêt d'appel qui avait écarté le trouble au seul motif du respect des normes. Elle rappelle que le juge doit rechercher si, malgré le respect des seuils réglementaires, les nuisances n'excèdent pas les inconvénients normaux du voisinage.
Cette décision confirme que l'appréciation de l'anormalité relève d'une analyse concrète et contextuelle : durée, intensité, fréquence des nuisances, caractère du quartier, existence d'alternatives techniques. La conformité réglementaire constitue un élément d'appréciation, mais ne dispense pas le juge d'examiner in concreto si le trouble dépasse ce qui peut raisonnablement être imposé aux riverains.
B. Odeurs : centres de compostage et vigilance sur la prescription
L'arrêt du 14 novembre 2024 (Cass. 3e civ., n° 23-21.208) relatif à un centre de compostage de déchets organiques apporte un enseignement crucial sur le décompte du délai de prescription quinquennal. Principe rappelé : L'action en TAV se prescrit par cinq ans à compter de la première manifestation du trouble dans son anormalité. La répétition ou l'aggravation ultérieure des nuisances ne fait pas courir un nouveau délai.
Point pratique : Cette solution protège l'exploitant contre des actions « sans fin », mais impose aux riverains une vigilance extrême. Dès la première occurrence du trouble anormal, le délai commence à courir. Il est donc essentiel de documenter rapidement (mains courantes, constats d'huissier, mesures) et d'agir sans tarder, même si les nuisances sont initialement supportables.
Ce rappel est d'autant plus important dans les contentieux olfactifs, où la preuve du trouble repose souvent sur des témoignages et où l'accumulation progressive des gênes peut conduire les victimes à reporter leur action.
III. Les applications « environnementales » : pollution des sols et des eaux
Au-delà des nuisances sensorielles classiques, le TAV s'impose comme un levier d'indemnisation majeur dans les contentieux de pollution industrielle historique ou actuelle affectant les sols, les nappes phréatiques ou les cours d'eau.
A. Pollution industrielle historique : le cas Tata Steel (2025)
L'arrêt du 5 juin 2025 (Cass. 3e civ., n° 23-23.775) concernant la décharge de sulfate de fer dans une ancienne carrière par Tata Steel à Maubeuge constitue une référence majeure.
Contexte : Pollution chronique de parcelles agricoles et d'une rivière, impact lourd sur une exploitation bovine. Le préjudice économique était considérable et s'inscrivait dans la durée.
La Cour admet que la victime d'un TAV n'est pas tenue de « minimiser son préjudice dans l'intérêt du pollueur ». Néanmoins, elle casse partiellement l'arrêt d'appel pour absence de partage de responsabilité : si la victime a commis une faute ayant contribué à l'aggravation du dommage (par exemple, en poursuivant l'exploitation malgré la contamination manifeste), son droit à réparation doit être réduit proportionnellement.
Cette décision illustre un équilibre subtil : le TAV permet une indemnisation extensive des préjudices environnementaux et économiques, mais n'absout pas les comportements imprudents ou persévérants de la victime qui aggrave sa situation. Le juge doit donc apprécier si le riverain a pris des mesures raisonnables pour limiter l'étendue du dommage une fois le trouble révélé.
B. Stations d'épuration et rejets polluants : l'articulation avec la police de l'eau
L'arrêt de la première chambre civile du 9 septembre 2020 (n° 19-17.271) concernant l'exploitation d'une station de traitement et d'épuration ayant pollué un cours d'eau rappelle une limite structurelle du TAV.
En application de la séparation des autorités administrative et judiciaire, le juge civil ne peut ordonner des mesures (travaux, modifications techniques, arrêt d'exploitation) qui contrarient ou contredisent les prescriptions édictées par l'autorité administrative compétente au titre de la police spéciale de l'eau (Code de l'environnement) : "En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il le lui incombait, si l'injonction qu'elle prononçait ne contrariait pas les prescriptions de l'arrêté pris le 24 août 2018 par le préfet du Rhône, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision."
Le TAV n'est pas un « contre-permis ». Le juge civil peut accorder des dommages-intérêts pour réparer le préjudice, mais ne peut - en principe- se substituer à l'autorité administrative pour modifier les conditions d'exploitation. Toute demande en cessation ou en injonction doit être compatible avec le cadre réglementaire applicable.
Cette jurisprudence souligne la complémentarité, mais aussi la distinction, entre le droit administratif de l'environnement (qui fixe les normes et contrôle les installations) et le droit civil de la réparation (qui indemnise les victimes). Un exploitant peut donc être condamné à réparer les préjudices causés tout en étant en règle avec ses prescriptions administratives.
IV. Le nouveau trouble anormal lié à la mise en oeuvre de la politique énergétique "verte" : l'éolien, usine à ciel ouvert
Le développement des énergies renouvelables, notamment éoliennes, a fait émerger un contentieux spécifique du TAV. L'arrêt du 17 septembre 2020 (Cass. 3e civ., n° 18-24.082) relatif aux nuisances alléguées d'un parc éolien illustre cette nouvelle dimension.
Les éoliennes cristallisent la tension entre intérêt général (transition énergétique, lutte contre le réchauffement climatique) et intérêts privés (cadre de vie, valeur patrimoniale des biens). La Cour de cassation rappelle que la qualification d'utilité publique ou d'intérêt général de l'activité ne fait pas obstacle à l'action en TAV. Le juge doit apprécier in concreto si les inconvénients (bruit des pales, effets stroboscopiques, dépréciation immobilière, impact paysager) dépassent ce qui peut normalement être imposé aux riverains compte tenu du contexte local.
Les critères d'appréciation dans le contentieux éolien sont : la distance aux habitations, la puissance des machines, le nombre d'éoliennes, relief et acoustique du site, la préexistence d'autres installations, le caractère rural ou périurbain de la zone, le respect des distances réglementaires minimales.
En l'espèce la cour de cassation a jugé que "Se fondant sur les rapports d'expertise, ainsi que sur un constat d'huissier de justice, la cour d'appel a, par motifs propres et adoptés, constaté que le volume des émissions sonores générées par les éoliennes, de nouvelle génération, était, de jour comme de nuit, inférieur aux seuils prévus par la réglementation en vigueur et que le bois situé entre les propriétés et le parc éolien, installé à distance réglementaire des habitations, formait un écran sonore et visuel réduisant les nuisances occasionnées aux habitants d'un hameau, certes élégant et paisible, mais situé dans un paysage rural ordinaire."
Ce contentieux est appelé à se développer avec la densification des parcs éoliens terrestres et le développement de l'éolien offshore. Il illustre parfaitement la capacité du TAV à réguler les conflits d'usage contemporains, au-delà des seules installations industrielles traditionnelles.
Conclusion : vers un TAV industriel « augmenté » ?
Les décisions révèlent plusieurs tendances pour les contentieux à venir :
1. L'autonomie du TAV par rapport à la conformité réglementaire
Le respect des normes administratives n'épuise pas l'appréciation de l'anormalité. Le juge civil conserve un pouvoir d'appréciation souverain, fondé sur l'analyse concrète du contexte local et de l'intensité des nuisances. Cette dualité entre police administrative et responsabilité civile garantit que l'autorisation d'exploiter ne constitue jamais un « permis de nuire ».
2. L'extension du TAV aux pollutions environnementales lourdes
Au-delà des nuisances sensorielles, le TAV s'affirme comme un instrument d'indemnisation des atteintes environnementales graves (contamination des sols, pollution des eaux, dégradation d'écosystèmes). L'arrêt Tata Steel montre que des préjudices économiques massifs peuvent être réparés sur ce fondement, tout en intégrant la notion de faute de la victime.
3. La nécessaire coordination avec les polices spéciales
Le juge civil ne peut ignorer les prescriptions édictées par les autorités administratives compétentes (ICPE, police de l'eau, police de l'air). Cette limite garantit la cohérence du système juridique et évite les contradictions entre ordres administratif et judiciaire. Les demandeurs doivent donc articuler habilement action en réparation (devant le juge civil) et contestation des autorisations ou demande de renforcement des prescriptions (devant le juge administratif).
4. Les nouveaux champs d'application : énergie, densification urbaine
L'exemple de l'éolien montre que le TAV s'adapte aux mutations économiques et énergétiques. Il pourrait à l'avenir régir d'autres conflits liés aux infrastructures de la transition écologique (stations de biogaz, centrales solaires, datacenters, installations hydrogène) ou à la densification urbaine autour de zones industrielles historiques.
En définitive, le trouble anormal de voisinage demeure un outil juridique vivant, capable d'évoluer avec les transformations économiques, environnementales et sociétales. Sa plasticité – fondée sur l'appréciation in concreto de l'anormalité – en fait un instrument privilégié pour arbitrer les tensions entre développement industriel, intérêt général et protection des droits individuels. Les praticiens doivent toutefois maîtriser ses subtilités procédurales (prescription, partage de responsabilité) et ses frontières avec le droit public, sous peine de voir leurs actions échouer malgré la réalité des nuisances subies. Références jurisprudentielles
Jurisprudence citée : Cass. 3e civ., 11 avril 2019, n° 18-13.928 (scierie – nuisances sonores) Cass. 3e civ., 14 novembre 2024, n° 23-21.208 (centre de compostage – prescription) Cass. 2e civ., 29 juin 2017, n° 16-17.820 (centre d'enfouissement technique) Cass. 3e civ., 5 juin 2025, n° 23-23.775 (Tata Steel Maubeuge – pollution historique) Cass. 1re civ., 9 septembre 2020, n° 19-17.271 (station d'épuration – police de l'eau) Cass. 3e civ., 17 septembre 2020, n° 18-24.082 (parc éolien)

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