Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
 
LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

CIV. 2

CM



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 16 décembre 2021




Cassation partielle


M. PIREYRE, président



Arrêt n° 1261 F-D

Pourvoi n° E 20-12.918




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 16 DÉCEMBRE 2021

1°/ M. [R] [L], domicilié [Adresse 3],

2°/ M. [M] [O], domicilié [Adresse 4],

ont formé le pourvoi n° E 20-12.918 contre l'arrêt rendu le 7 novembre 2019 par la cour d'appel de Versailles (3e chambre), dans le litige les opposant :

1°/ à la caisse régionale de crédit agricole mutuel (CRCAM) [Localité 8] 31, dont le siège est [Adresse 5],

2°/ à la société Aviva assurances, société anonyme, dont le siège est [Adresse 1], anciennement dénommée Abeille assurances,

3°/ à la société Aviva vie, société anonyme, dont le siège est [Adresse 6], anciennement dénommée Abeille vie,

4°/ à M. [A] [L], domicilié [Adresse 2],

5°/ à M. [W] [L], domicilié [Adresse 3],

6°/ à Mme [V] [F], domiciliée [Adresse 7],

défendeurs à la cassation.

Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Martin, conseiller, les observations de la SCP Alain Bénabent, avocat de M. [R] [L] et M. [O], de la SCP Gadiou et Chevallier, avocat de la société Aviva vie, de la SCP Ohl et Vexliard, avocat de la société Aviva assurances, de la SCP Yves et Blaise Capron, avocat de la caisse régionale de crédit agricole mutuel [Localité 8] 31, et l'avis de M. Grignon Dumoulin, avocat général, après débats en l'audience publique du 9 novembre 2021 où étaient présents M. Pireyre, président, M. Martin, conseiller rapporteur, Mme Leroy-Gissinger, conseiller doyen, et M. Carrasco greffier de chambre,

la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Désistement partiel

1. Il est donné acte à M. [R] [L] et M. [O] du désistement de leur pourvoi en ce qu'il est dirigé contre la caisse régionale de crédit agricole mutuel de [Localité 8] 31, M. [A] [L], M. [W] [L] et Mme [V] [F].

Intervention volontaire

2. Il est donné acte à la caisse régionale de crédit agricole mutuel de [Localité 8] 31 de son intervention volontaire.

Faits et procédure

3. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 7 novembre 2019) et les productions, M. [G] a, par un jugement définitif du 7 mai 2007 (en réalité le 9 mai 2007) d'un tribunal correctionnel, été déclaré coupable de faits d'escroquerie commis par abus de qualité vraie, en l'espèce ses fonctions dans les sociétés Abeille vie et Abeille assurances, actuellement dénommées Aviva vie et Aviva assurances (les assureurs), et condamné à payer des dommages-intérêts à M. [R] [L] et M. [O], lesquels s'étaient constitués parties civiles pour les escroqueries dont ils avaient été victimes.

4. Le 7 février 2011, M. [L] et M. [O] ont assigné devant un tribunal de grande instance les assureurs, en leur qualité de commettants de M. [G], en réparation de leurs préjudices.

5. Les assureurs ont appelé en garantie la caisse régionale de crédit agricole mutuel de [Localité 8] 31 (la banque).

6. Par jugement du 10 mars 2017, retenant que la prescription de leur action en responsabilité extra-contractuelle était acquise dès lors que, d'une part, les faits reprochés à M. [G] avaient été commis entre 1993 et 1996, d'autre part, les dommages en résultant s'étaient manifestés au plus tard en 1996, date à laquelle les victimes avaient été entendues par les services d'enquête, ce tribunal a déclaré irrecevable comme prescrite l'action engagée par MM. [L] et [O] et sans objet l'appel en garantie.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

7. M. [R] [L] et M. [O] font grief à l'arrêt de juger irrecevable comme prescrite leur action en responsabilité contre les assureurs, en leur qualité de commettants de M. [G], agent d'assurances préposé desdites sociétés et condamné le 7 mai 2007 (en réalité le 9 mai 2007) par le tribunal correctionnel de Toulouse des chefs d'escroquerie et d'abus de confiance commis entre 1993 et 1996 alors « que la constitution de partie civile de la victime d'un préjudice contre le seul préposé auteur des faits à l'origine de ce dommage, dès lors qu'elle a pour but d'obtenir des dommages et intérêts et qu'elle porte sur les faits générateurs de la responsabilité du commettant, interrompt le cours de la prescription de l'action dont la victime est titulaire contre lui ; qu'en jugeant que la constitution de partie civile à l'encontre du préposé n'avait pas interrompu la prescription courant pour les mêmes faits en faveur du commettant à l'égard des victimes, lorsque, par cette constitution de partie civile, lesdites victimes tendaient à obtenir réparation de leur préjudice et que les faits délictueux instruits formaient les conditions de la responsabilité des commettants, la cour d'appel a violé les articles 2244 et 2270-1 du code civil dans leur version applicable à la cause, ensemble l'article 1384, alinéa 5, devenu 1242, alinéa 5, du code civil ».

Réponse de la Cour

Vu les articles 2244 et 2270-1 du code civil, dans leurs rédactions antérieures à celles issues de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, applicables à la cause et l'article 1384, alinéa 5, devenu 1242, alinéa 5, du même code :

8. Il résulte du premier de ces textes que si, en principe, l'interruption de la prescription ne peut s'étendre d'une action à une autre, il en est autrement lorsque les deux actions, bien qu'ayant une cause distincte, tendent à un seul et même but, de sorte que la seconde est virtuellement comprise dans la première.

9. Aux termes du deuxième, les actions en responsabilité civile extra-contractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation.

10. Il résulte du troisième que les commettants sont responsables du dommage causé par leurs préposés et ne peuvent s'exonérer qu'à la triple condition que leurs préposés aient agi hors des fonctions auxquelles ils étaient employés, sans autorisation, et à des fins étrangères à leurs attributions.

11. Pour confirmer le jugement en ce qu'il a jugé l'action de M. [J] et de M. [O] irrecevable comme prescrite, l'arrêt, après avoir, d'une part, rappelé qu'un acte interruptif de prescription dans une instruction pénale à effet à l'égard de tous les « prévenus » et de toutes les victimes, d'autre part, constaté que M. [L] et M. [O] s'étaient constitués partie civile le 21 octobre 1998, retient que cette constitution de partie civile n'a pas interrompu la prescription courant devant la juridiction civile pour les mêmes faits en faveur des commettants de M. [G].

12. En statuant ainsi, alors qu'en l'espèce, la plainte avec constitution de partie civile déposée devant le juge d'instruction par MM. [L] et [O] et leur action engagée devant la juridiction civile visaient l'une et l'autre à obtenir la réparation de leur préjudice résultant des escroqueries commises par M. [G], ce dont il résultait que la prescription de l'action engagée devant la juridiction civile avait été interrompue par leur plainte avec constitution de partie civile, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

13. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation du dispositif de l'arrêt en ce qu'il a déclaré irrecevable comme prescrite l'action de M. [R] [L] et M. [O] contre les assureurs entraîne la cassation du chef de dispositif ayant déclaré, par confirmation du jugement, sans objet l'appel en garantie des assureurs à l'encontre de la banque qui s'y rattache par un lien de dépendance nécessaire.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il confirme le jugement en ce qu'il a rejeté les demandes de dommages-intérêts pour procédure abusive des sociétés Aviva assurances et Aviva vie contre M. [R] [L] et M. [O], l'arrêt rendu le 07 novembre 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Versailles ;

Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Versailles autrement composée ;

Condamne les sociétés Aviva vie et Aviva assurances et la caisse régionale de crédit agricole mutuel de [Localité 8] 31 aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes formées par les sociétés Aviva vie et Aviva assurances et la caisse régionale de crédit agricole mutuel de [Localité 8] 31 et condamne les sociétés Aviva vie et Aviva assurances à payer à M. [R] [L] et M. [O] la somme globale de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du seize décembre deux mille vingt et un.

MOYEN ANNEXE au présent arrêt

Moyen produit par la SCP Alain Bénabent, avocat aux Conseils, pour M. [R] [L] et M. [O]

Il est fait grief à l'arrêt confirmatif attaqué d'avoir jugé irrecevable comme prescrite l'action en responsabilité formée par les exposants contre les sociétés Aviva Assurances et Aviva Vie, en leur qualité de commettants de M. [G], agent d'assurances préposé desdites sociétés et condamné le 7 mai 2007 par le tribunal correctionnel de Toulouse des chefs d'escroquerie et d'abus de confiance commis entre 1993 et 1996 ;

AUX MOTIFS PROPRES QU' « il n'est pas discuté que les appelants avaient connaissance dès 1996 de ce que M [G] avait dissipé à son profit les sommes qu'ils lui avaient versées, les intéressés fondant leur argumentation sur l'interruption de la prescription de l'action dont ils disposaient à l'encontre des sociétés Aviva Vie et Aviva Assurances en leur qualité alléguée de commettantes de M [G] ; que sera immédiatement écarté le moyen tiré d'une prétendue impossibilité d'agir qui n'est nullement caractérisée en l'espèce, le fait que M [G] n'ait pas été condamné sur le plan pénal ne les empêchant pas d'engager une action civile contre ses commettants que ce soit devant la juridiction pénale ou la juridiction civile ; que soutenir que la condamnation du préposé était un préalable nécessaire à l'engagement de l'action contre le civilement responsable est directement contraire aux principes posés par les articles 3 et 4 du code de procédure pénale ; qu'aux termes de l'article 3, l'action civile peut être exercée en même temps que l'action publique et devant la même juridiction ; qu'elle sera recevable pour tous chefs de dommages, aussi bien matériels que corporels ou moraux, qui découleront des faits objets de la poursuite ; qu'aux termes de l'article 4, l'action civile en réparation du dommage causé par l'infraction prévue par l'article 2 peut être exercée devant une juridiction civile, séparément de l'action publique ; que toutefois, il est sursis au jugement de cette action tant qu'il n'a pas été prononcé définitivement sur l'action publique lorsque celle-ci a été mise en mouvement ; que depuis la loi du 3 mars 2007, l'alinéa suivant a été ajouté : la mise en mouvement de l'action publique n'impose pas la suspension du jugement des autres actions exercées devant la juridiction civile, de quelque nature qu'elles soient, même si la décision à intervenir au pénal est susceptible d'exercer, directement ou indirectement, une influence sur la solution du procès civil ; que l'article 4 du code de procédure pénale posait donc jusqu'à la loi du 3 mars 2007 le principe d'un sursis au jugement de l'action engagée devant la juridiction civile, mais non d'un sursis à l'action elle-même : l'action devait donc précisément être engagée pour empêcher la prescription de courir à l'encontre de la victime, à charge pour la juridiction de surseoir à statuer conformément à la loi ; que la constitution de partie civile à l'encontre du préposé n'a pas interrompu la prescription courant pour les mêmes faits en faveur du commettant à l'égard des victimes : en effet, s'il est exact qu'un acte interruptif de prescription, dans le cadre d'une instruction pénale, a effet à l'égard de tous les prévenus et de toutes les victimes, cette règle ne concerne en rien le civilement responsable, qui par hypothèse n'est ni auteur ni victime des faits instruits ; qu'enfin, les appelants ne sauraient utilement invoquer la reconnaissance de sa responsabilité pénale par M [G], laquelle n'a strictement aucune incidence sur la prescription de leur action civile à l'encontre de ses commettants » ;

ET AUX MOTIFS ADOPTES QUE « l'article 2270-1 du code civil, abrogé par la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, disposait que « les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation » ; que contrairement à ce que soutiennent les demandeurs, ce texte, bien qu'issu de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation, ne s'applique pas uniquement aux accidents de la circulation, mais s'applique à toutes les actions en responsabilité civile extracontractuelles, en ce compris celles fondées sur les dispositions de l'article 1384, alinéa 5, du code civil ; que la loi du 17 juin 2008 a réduit ce délai à cinq ans, l'article 2222 du code civil issu de cette même loi disposant qu'en cas de réduction de la durée du délai de prescription, ce nouveau délai court à compter de l'entrée en vigueur de la loi nouvelle, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure ; que cependant la loi nouvelle est sans effet sur une prescription déjà acquise à la date de son entrée en vigueur ; qu'en l'espèce, les faits reprochés à M. [G] ont été commis entre 1993 et 1996 ; que les dommages se sont manifestés au plus tard en 1996, date à laquelle les victimes ont été entendues par les services d'enquête ; qu'il en résulte qu'en application des textes ci-dessus rappelés, l'action en responsabilité de MM. [R], [A] et [W] [L], [B] [C], [X] [T], [M] [O] et de Mme [V] [F] à l'encontre des commettants de M. [G] devait être engagée au plus tard en 2006 ; que la prescription de leur action était dès lors acquise avant l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 » ;

ALORS QUE la constitution de partie civile de la victime d'un préjudice contre le seul préposé auteur des faits à l'origine de ce dommage, dès lors qu'elle a pour but d'obtenir des dommages et intérêts et qu'elle porte sur les faits générateurs de la responsabilité du commettant, interrompt le cours de la prescription de l'action dont la victime est titulaire contre lui ; qu'en jugeant que la constitution de partie civile à l'encontre du préposé n'avait pas interrompu la prescription courant pour les mêmes faits en faveur du commettant à l'égard des victimes, lorsque, par cette constitution de partie civile, lesdites victimes tendaient à obtenir réparation de leur préjudice et que les faits délictueux instruits formaient les conditions de la responsabilité des commettants, la cour d'appel a violé les articles 2244 et 2270-1 du code civil dans leur version applicable à la cause, ensemble l'article 1384, alinéa 5, devenu 1242, alinéa 5, du code civil.ECLI:FR:CCASS:2021:C201261