Enquêtes administratives et protection de l’enfance : ce que le terrain nous dit (et que les rapports officiels oublient parfois)

La lecture et l’analyse du conséquent rapport de la Commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance me conduit à exposer ici quelques constats issus d’un travail de terrain mené récemment, en lien avec la protection de l’enfance — un sujet qui mérite toute notre attention, bien au-delà des rapports institutionnels.

Commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance - Assemblée nationale

 

Former à l’enquête administrative : un observatoire précieux Dans le cadre de formations sur la conduite des enquêtes administratives internes que j’anime en qualité d’avocate, j’ai récemment accompagné une équipe départementale en charge des agréments et du suivi des assistants familiaux. Ces sessions sont toujours l’occasion de croiser la pratique avec les cadres juridiques et les ambitions politiques, mais surtout de faire remonter les réalités du terrain.

Cette expérience m’a permis de mettre en lumière plusieurs angles morts, en particulier dans la mise en œuvre concrète des missions de protection de l’enfance, que le rapport de la mission d’information parlementaire sur l’enfance en danger ne traite que partiellement.

 

1. Un cadre juridique qui désoriente plus qu’il ne protège L’arrêt du Conseil d’État du 9 novembre 2023 (n° 474932 et n° 473633) illustre parfaitement cette complexité. Il rappelle que les Départements ne peuvent pas suspendre ou retirer un agrément d’assistant familial sur la base d’informations issues d’une instruction pénale — donc couvertes par le secret.

Sur le plan juridique, cela se tient.
Mais dans les faits, cela plonge les agents dans un profond désarroi : ils sont informés de faits graves, sans pouvoir agir pour protéger les enfants. Un "vide d’action" difficile à vivre et à assumer — et surtout peu pris en compte aujourd’hui dans les dispositifs de régulation.

 

2. Une coordination urgente avec le Parquet Ce vide juridique met en lumière l’urgence d’une coordination formalisée entre Départements et Parquets. Actuellement, cette coopération repose sur des pratiques locales, souvent informelles et inégales.

Il est temps d’imaginer un cadre de travail partagé : respectueux du droit, mais pragmatique, pour articuler les logiques administratives et judiciaires dans l’intérêt supérieur de l’enfant.

 

3. Le fichier national des agréments : une bonne idée, mais loin d’être suffisante La création d’un fichier national des agréments, comme le recommande le rapport parlementaire, est un minimum indispensable pour éviter les relocalisations discrètes. Mais cela ne réglera pas les dysfonctionnements structurels que j’ai pu observer :

Trois points critiques :

1 – Une double casquette difficilement tenable pour les Départements
Ils sont à la fois autorité administrative pour les agréments… et employeurs des assistants familiaux. Or, ces deux fonctions sont souvent séparées, voire étanches, pour des raisons de protection des données. Paradoxalement, l’information circule mal au sein même d’un employeur unique — et c’est encore pire quand l’employeur est une association.

Une refonte de l’organisation des fichiers, encadrée par la CNIL, devient incontournable.

2 – Des services cloisonnés, avec des logiques parfois opposées
Les référents ASE pensent "intérêt de l’enfant", les services d’agrément évaluent des conditions d’accueil... et les visions peuvent s’opposer. Faute d’un cadre commun, les tensions interservices sont fréquentes, dans un contexte déjà fragilisé par la pénurie de professionnels.

3 – Des professionnels épuisés, isolés, parfois résignés
J’ai rencontré des agents investis, mais à bout. À flux tendu, ils se replient sur leurs missions, perdant la vision d’ensemble. Quand je leur propose des pistes concrètes, les réponses tombent :

"On n’a pas de budget", "Les élus ne suivront jamais", "On est à l’os."
Une forme d’autocensure qui traduit une fatigue structurelle, presque intériorisée.

 

Et si, faute de loi, on avançait localement par la contractualisation ? En l’absence de cadre législatif clair sur le partage d’informations ou la gestion des agréments, j’ai proposé, dans mes formations, une piste simple et pragmatique : un protocole de fonctionnement local, co-construit entre services concernés.

Ce protocole pourrait inclure :

  • des procédures harmonisées entre services,
  • un cadre sécurisé d’échange d’informations (dans le respect du RGPD),
  • des points de coordination réguliers,
  • un mécanisme clair de gestion des désaccords.

 

Cette proposition a été bien reçue… jusqu’à ce qu’apparaisse le frein récurrent :

"Nos élus ne porteront jamais ça. Y a pas d’argent."

C’est précisément pour cela qu’un engagement politique fort est aujourd’hui indispensable.

 

Conclusion : écouter le terrain pour agir juste Les professionnels de la protection de l’enfance font face à des injonctions contradictoires, des outils inadaptés, et un manque de reconnaissance. Leurs remontées doivent nourrir les réformes à venir, sans attendre un nouveau drame pour agir.

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