Le principe de la liberté d’expression en droit du travail

Le salarié est en droit de s’exprimer librement aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise, dès lors qu’il ne commet pas d’abus. Il peut critiquer la politique managériale, s’opposer ouvertement aux décisions de la direction, dénoncer un climat de travail insoutenable, une infraction pénale, signaler un harcèlement moral, sexuel, ou un danger grave et imminent, exercer son droit d’alerte et de retrait.

La limite au principe

La limite c’est l’abus de la liberté d’expression, notamment en cas de diffamation (accuser faussement un collègue de travail par exemple). Si l’employeur parvient à démontrer que le dénonciateur avait conscience de la fausseté des accusations au moment où il les a proférées, ce dernier peut engager une procédure en vue d’une sanction disciplinaire envers le salarié.

Le risque pénal auquel s’expose le salarié

L’immunité du salarié en droit du travail (hors abus) n’est pas garantie au pénal.

Devant une juridiction pénale (tribunal correctionnel), le prévenu doit justifier de la légitimité du but poursuivi, de l’absence d’animosité personnelle, de la prudence dans l’expression et de la fiabilité de son enquête (Civ. 2è, 27 mars 2003, n°00-20.461 P.)

La charge de la preuve est renversée par rapport au droit du travail car c’est à la personne poursuivie pour diffamation de prouver sa bonne foi (en droit du travail la bonne foi est présumée lorsque le salarié dénonce sans connaître préalablement la fausseté des faits).

L’arrêt

Une salariée est poursuivie pour avoir dénoncé par courriel des faits de harcèlement sexuel, moral et d’agression sexuelle dont elle se dit victime.

Elle plaide la bonne foi et invoque le fait justificatif de l’article 122-4 du code pénal qui exonère de responsabilité pénale ceux qui agissent conformément à des lois ou règlements.

La haute cour rappelle l’article L. 4131-1 du code du travail qui précise les destinataires de l’alerte, à savoir l’employeur et les organes de contrôle de l’application du code du travail. Or la salariée a informé son conjoint et l’un des fils du présumé agresseur (qui est vice-président de l’association), s’excluant ainsi de l’immunité prévue par l’article 122-4 du code pénal. La chambre criminelle a rejeté le pourvoi en retenant que : « de ses énonciations et constatations la cour d’appel a déduit, à juste titre, que Mme Allée ne pouvait bénéficier de l’excuse de bonne foi, les propos litigieux ne disposant pas d’une base factuelle suffisante ». En l’espèce, selon la cour de cassation, rien ne permettait de prouver l’existence d’une agression sexuelle.

Le recours de la salariée devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme

La Cour EDH exerce un contrôle de la légitimité et de la proportionnalité du droit d’expression de la salariée et du droit à la réputation du vice-président de l’association.

La Cour souligne :

- la portée limitée de la diffusion du courriel (cercle restreint de destinataires, style plutôt mesuré),

- l’absence de preuves (et notamment l’absence de plainte) ne signifie pas la mauvaise foi de la salariée,

- la nécessité de protéger ceux qui dénoncent des faits de harcèlement moral ou sexuel dont ils sont victime (particulièrement en l’absence de témoins),

- l’effet limité du message de la salariée sur la réputation du mis en cause.

La Cour constate en conséquence une violation de l’article 10 de la Convention (droit à la liberté d’expression), estimant que la restriction à la liberté d’expression de la requérante n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi, et ceci sans remettre en question la manière dont les juridictions internes ont appliqué le droit français, à savoir la loi sur la presse concernant la qualification de diffamation publique et l’excuse de bonne foi, et les dispositions du code du travail s’agissant de l’immunité pouvant bénéficier au salarié dénonçant des faits de harcèlement.

CEDH 18 janv. 2024, Allée c/ France, n° 20725/20

La condamnation pour un courriel dénonçant une agression sexuelle est donc contraire à la Convention. En refusant d’adapter aux circonstances de l’espèce les critères de la bonne foi, les juridictions françaises ont porté une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention.

Voilà de quoi encourager les salariés à rapporter à leur employeur des faits répréhensibles de nature sexuelle qui sont désormais présumés crédibles.

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