La Cour d'appel de Rennes vient de rendre un arrêt riche d'enseignement concernant les situations de pluralité de bailleurs à un même acte emportant bail emphytéotique (Code rural et de la pêche maritime, article L451-1 et suivants).

Elle précise les modalités d'action en justice et les rapports entre co-bailleurs à ce titre. 

 

Pluralité de bailleurs à un même acte : le régime de l'indivision s'applique entre eux

Dans le cadre d'opérations immobilières, il n'est pas rare de rencontrer des situations dans lesquelles plusieurs bailleurs vont, par un même acte, donner à bail emphytéotique un ensemble de parcelles. 

Cette situation peut se retrouver en particulier :

  • dans les opérations de valorisation du domaine public ou du domaine privé des collectivités territoriales, lorsque plusieurs collectivités propriétaires décident de participer au projet, ou lorsque des transferts de compétence sont intervenus,
  • dans le cadre de projets d'énergie renouvelable, par exemple de centrales photovoltaiques sur ombrières, impliquant sur un même site plusieurs propriétaires distincts.

Selon la Cour d'appel de Rennes, a plus forte raison lorsque bail est unique et prévoit la solidarité des bailleurs, la régime de l'indivision est applicable entre eux (Cour d'appel de Rennes, 2 octobre 2024, n°24/00533).

 

Comment déterminer quelles actions en justice peuvent être menées par un seul des co-bailleurs et celles qui nécessitent que tous soient parties à la procédure ?

Selon la Cour d'appel de Rennes, il convient de se référer au régime de l'indivision, en particulier les articles 815-2 et 815-3 du Code civil, qui distinguent les actes de conservation et les actes d'administration ou de disposition, aux termes desquels :

"Tout indivisaire peut prendre les mesures nécessaires à la conservation des biens indivis même si elles ne présentent pas un caractère d'urgence.

Il peut employer à cet effet les fonds de l'indivision détenus par lui et il est réputé en avoir la libre disposition à l'égard des tiers.

A défaut de fonds de l'indivision, il peut obliger ses coïndivisaires à faire avec lui les dépenses nécessaires.

Lorsque des biens indivis sont grevés d'un usufruit, ces pouvoirs sont opposables à l'usufruitier dans la mesure où celui-ci est tenu des réparations." (Code civil, article 815-2).

"Le ou les indivisaires titulaires d'au moins deux tiers des droits indivis peuvent, à cette majorité :

1° Effectuer les actes d'administration relatifs aux biens indivis ;

2° Donner à l'un ou plusieurs des indivisaires ou à un tiers un mandat général d'administration ;

3° Vendre les meubles indivis pour payer les dettes et charges de l'indivision ;

4° Conclure et renouveler les baux autres que ceux portant sur un immeuble à usage agricole, commercial, industriel ou artisanal.

Ils sont tenus d'en informer les autres indivisaires. A défaut, les décisions prises sont inopposables à ces derniers.

Toutefois, le consentement de tous les indivisaires est requis pour effectuer tout acte qui ne ressortit pas à l'exploitation normale des biens indivis et pour effectuer tout acte de disposition autre que ceux visés au 3°.

Si un indivisaire prend en main la gestion des biens indivis, au su des autres et néanmoins sans opposition de leur part, il est censé avoir reçu un mandat tacite, couvrant les actes d'administration mais non les actes de disposition ni la conclusion ou le renouvellement des baux." (Code civil, article 815-3).

La Cour doit donc qualifier précisémment la nature de l'action pour déterminer quel est le cadre applicable. En l'espèce, il s'agit d'une action aux fins de résiliation en raison d'impayés et d'agissements de l'emphytéote de nature à compromettre la bonne exploitation du fonds, notamment la transformation des lieux en décharge illicite selon les bailleurs.

La Cour va estimer qu'il n'est pas question ici d'une mesure de conservation, laquelle peut seule faire l'objet d'une procédure par un seul des bailleurs. Elle déclare en conséquence l'action intentée par un seul des bailleurs irrecevable :

"Le bail prévoit la possibilité pour le BAILLEUR de demander la résiliation du bail :

- à défaut de paiement à l'échéance de deux termes annuels de redevance constaté dans les conditions fixées à l'article L 451-5 du code rural et de la pêche maritime, et après une sommation restée sans effet,

- en cas d'agissements de l'EMPHYTEOTE de nature à compromettre la bonne exploitation du fonds,

- en cas d'inexécution des conditions du présent bail.

Les intimés produisent une attestation du gérant de la société La Pornicaise 44, qui affirme avoir réglé huit annuités de loyers par anticipation au représentant de la SCI Le Pas Renaud.

Le premier juge a relevé à raison que les demandes de la SCI [Adresse 14] en ce qu'elles portaient sur des parcelles indivises (ZO [Cadastre 7] à ZO [Cadastre 10]) étaient irrecevables, puisqu'engagées par un seul indivisaire. Sur ce point, les règles de l'indivision s'opposent effectivement, à ce que la SCI [Adresse 14] engage seule une action en résiliation de bail sur des biens indivis.

En effet, une telle action ne peut s'analyser en une mesure nécessaire à la conservation de la chose indivise (article 815-2 alinéa 1 du code civil), étant rappelé que les mesures nécessaires à la conservation de la chose indivise s'entendent des actes matériels ou juridiques ayant pour objet de soustraire le bien indivis à un péril imminent sans compromettre sérieusement le droit des indivisaires, ce qui ne peut être le cas en l'espèce, une action fondée sur le bail affectant nécessairement les droits de l'autre indivisaire. Elle ne constitue pas davantage un acte d'administration relevant de l'exploitation normale du bien, de sorte que la SCI [Adresse 14] ne peut, pour prétendre disposer de sa qualité à agir seule, arguer des dispositions in fine de l'article 815-3 qui prévoient que si un indivisaire prend en main la gestion des biens indivis, au su des autres et néanmoins sans opposition de leur part, il est censé avoir reçu un mandat tacite, couvrant les actes d'administration mais non les actes de disposition ni la conclusion ou le renouvellement des baux.

[...]

En effet, ce bien n'a pas fait l'objet d'un contrat de bail emphytéotique distinct mais est visé à l'acte du 24 août 2015, de sorte que l'ensemble des parcelles constitue un tout indivisible que les deux SCI se sont engagées solidairement à donner à bail.

En raison de la solidarité entre les deux SCI, la cour estime irrecevable. l'action de la SCI [Adresse 14] aux fins de résiliation de bail." (Cour d'appel de Rennes, 2 octobre 2024, n°24/00533).

 

Une attestation du co-bailleur ne suffit pas à régulariser l'action

Pour tenter de sauver sa procédure, le bailleur ayant assigné faisait valoir qu'il disposait d'une attestation de son co-bailleur, produite aux débats et indiquant qu'il se réservait la possibilité d'intervenir à la procédure et qu'il dénonçait les mêmes agissents de la part du locataire.

La Cour refuse de prendre en compte cette attestation, au motif qu'elle ne vaut pas accord expresse pour être représenté à la procédure et que le co-bailleur. 

"La cour observe que la seule attestation du gérant de la SCI Le Pas Renaud, qui déclare 'se réserver la possibilité d'intervenir à la procédure, dès lors que sa société est victime des mêmes agissements de la part de la société [Z] et de son gérant', ne vaut pas accord express de la SCI qu'il représente à l'action engagée, tel que soutenu par l'appelante. Cette SCI n'intervient pas en tout état de cause à la présente action." (Cour d'appel de Rennes, 2 octobre 2024, n°24/00533).

La Cour va également écarter la faculté pour l'un des bailleurs de demander la résiliation du bail uniquement pour les parcelles dont il est propriétaire :

"La SCI [Adresse 14] ne peut par ailleurs justifier de sa qualité à agir seule en résiliation de bail, quand bien même son action serait limitée à sa propriété, la parcelle ZO [Cadastre 1]." (Cour d'appel de Rennes, 2 octobre 2024, n°24/00533).

L'action est donc déclarée irrecevable et le bailleur débouté, sans même que le bienfondé de ses prétentions ne soit examiné.

 

Comment se prémunir de ces difficultés ?

Lors de la conclusion d'un bail emphytéotique, les parties doivent se faire assister d'un conseil compétent en la matière, afin de prévoir toutes clauses utiles pour prévenir ces difficultés.

Il peut s'agir par exemple d'une convention de mandat, qui désignera un mandataire ayant pouvoir pour agir au nom de tous.

D'autres mécanismes peuvent également être préférés pour s'adapter aux choix des bailleurs de conférer de la latitude à l'un ou l'autre, ou au contraire prévoir un contrôle ou une unanimité pour la décision d'assigner. Dans cette dernière hypothèse, la rédaction doit être prudente et précise pour éviter de laisser s'étirer les délais ou de créer une paralysie. 

Au stade de la procédure judiciaire, il faudra également veiller à la rédaction de l'assignation pour qu'elle mentionne autant que de besoin toutes les parties prenantes.

A chaque étape, même pour une simple mise en demeure ou commandement, s'entourer d'un conseil est nécessaire pour ne pas créer de difficultés ultérieures.

 

Le cabinet est à votre écoute pour vous accompagner :

  • Dans la revue de titres d'occupation et de baux à droits réels tels les baux emphytéotiques ou à construction, et plus généralement dans la définition du montage juridique de votre opération afin de s'assurer de leur conformité et de leur efficacité au regard de l'évolution jurisprudentielle ;
  • Cartographier et mesurer les risques induits, ainsi que les mesures correctives à apporter s'agissant de contrat déjà conclus ;
  • Vous assister dans la résolution des litiges qui en découlent, le cas échéant.

Goulven Le Ny, avocat au Barreau de Nantes

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