Il est des décisions qui, sans bruit, reconfigurent les règles du jeu. L’affaire Doctolib / MonDocteur appartient à cette catégorie de décisions que les praticiens connaissent bien : discrètes, techniques, presque anodines en apparence… mais dont les implications profondes redessinent les limites du droit positif.
Une acquisition réalisée en 2018, entre deux sociétés françaises spécialisées dans la prise de rendez-vous médicaux. Une opération de croissance externe, somme toute classique. Une transaction si modeste qu’elle ne franchissait aucun seuil de notification, ni en France, ni à Bruxelles. Bref : un dossier qui, en toute logique, aurait dû passer sous les radars.
Et pourtant, la décision de l’Autorité de la concurrence fait date. Car pour la première fois, la France applique la jurisprudence CJUE, 16 mars 2023, Towercast pour sanctionner a posteriori une opération qui ne relevait pas du contrôle des concentrations.
Ce que certains ont longtemps considéré comme un scénario théorique devient soudain une réalité contentieuse. Et c’est toute la liberté de croissance des start-up qui se trouve ébranlée.
I. Le contexte : un marché déjà concentré et une opération à bas bruit
Doctolib, forte de son leadership dans la prise de rendez-vous médicaux, acquiert en 2018 son concurrent direct MonDocteur, propriété du groupe Lagardère.
Il ne s’agit pas d’un “mega-deal”. L’opération est en deçà des seuils de l’article L. 430-2 du code de commerce. Elle n’entre pas davantage dans le champ du règlement européen n° 139/2004 sur les concentrations.
Aucune notification n’est requise. Aucune procédure ex ante n’est engagée.
Mais en parallèle, des griefs émergent : pratiques d’éviction, blocages contractuels, dépendance accrue des soignants. Les perquisitions de 2020 posent les premiers jalons d’un dossier qui change de nature.
L’Autorité requalifie alors l’acquisition non pas comme une opération de concentration, mais comme un comportement abusif relevant de l’article L. 420-2 : une élimination du principal concurrent, destinée à “verrouiller le marché national des rendez-vous médicaux en ligne”.
II. Une première française : la sanction d’une acquisition non notifiable
C’est ici que réside la rupture majeure. L’Autorité applique pour la première fois le raisonnement issu de l’arrêt Towercast (CJUE, C-449/21, 16 mars 2023) :
1. Principe posé par la CJUE : une concentration peut constituer un abus de position dominante
La Cour a jugé qu’une opération below threshold peut être examinée ex post au titre de l’article 102 TFUE — si elle a pour objet ou pour effet :
-
de restreindre la concurrence,
-
d’éliminer un concurrent,
-
ou de renforcer artificiellement une position dominante.
Ce contrôle est distinct du contrôle ex ante des concentrations : on juge le comportement, non l’opération.
2. Application inédite en France
L’Autorité transpose directement Towercast et considère que :
-
Doctolib était déjà en position dominante,
-
MonDocteur était son concurrent le plus sérieux,
-
et la disparition de ce dernier a eu un effet évictionnel.
L’acquisition devient alors un acte abusif : “une stratégie anticoncurrentielle sciemment organisée”, selon l’Autorité, au mépris des effets sur les professionnels de santé.
Il s’agit donc d’une première jurisprudentielle majeure.
III. Une décision qui bouscule l’écosystème des start-up
L’affaire dépasse largement le cas Doctolib. Elle ouvre un champ nouveau : celui de la surveillance ex post des petites acquisitions opérées par des entreprises à croissance rapide.
1. La fin du “safe harbour” des petites opérations
Jusqu’ici, les acquisitions modestes échappaient de fait au radar des autorités. Désormais :
-
la valeur de la transaction ne protège plus,
-
le statut de jeune entreprise ne protège plus,
-
le caractère banal de l’opération ne protège plus.
Toute opération où un acteur dominant élimine un concurrent crédible peut être requalifiée en abus.
2. Une inquiétude légitime pour l’innovation
Doctolib dénonce un “signal très préoccupant” envoyé aux start-up françaises :
« Cela sous-entend qu’aucune acquisition ne peut jamais être considérée comme définitive. »
Le point mérite débat : le droit de la concurrence doit-il empêcher un marché de se structurer par consolidation ? Ou doit-il, au contraire, prévenir la captation d’un secteur par un acteur devenu incontournable ?
L’équilibre est délicat.
IV. Une clarification bienvenue : l’Autorité ne sanctionne pas le succès, mais la stratégie
Le président de l’Autorité, Benoît Cœuré, le rappelle avec justesse :
« Doctolib est un grand succès, mais notre décision ne porte pas là-dessus. »
Il ne s’agit pas de punir l’innovation ou la croissance. Le raisonnement repose sur un principe d’ordre public économique :
-
une entreprise dominante n’a pas le droit d’utiliser son pouvoir pour éliminer un rival,
-
même si cette élimination prend la forme d’un rachat,
-
et même si ce rachat n’est pas notifiable.
Nul n’est censé ignorer la loi, et nul ne doit profiter de ses lacunes techniques.
V. Portée et perspectives : un changement de paradigme
La portée de la décision dépasse le marché de la e-santé.
1. Les licornes françaises doivent revoir leurs stratégies d’acquisition
Les opérations de croissance externe, même modestes :
-
devront être documentées,
-
justifiées stratégiquement,
-
et sécurisées juridiquement par une analyse ex ante de type “Towercast”.
2. Les autorités renforcent leur contrôle structurel du numérique
Dans la logique du Digital Markets Act, et des politiques de lutte contre les “killer acquisitions”, la France adopte désormais une vision plus intrusive du contrôle concurrentiel.
3. Le droit français du contrôle des concentrations pourrait évoluer
La question d’un relèvement ou d’un ajustement des seuils — voire d’un mécanisme de “call-in” — pourrait ressurgir dans les prochains mois.
Conclusion
L’affaire Doctolib/MonDocteur inaugure une nouvelle ère. Ce qui, hier encore, n’était qu’un chapitre doctrinal devient une réalité contentieuse : un rachat de petite taille peut constituer un abus de position dominante et être sanctionné comme tel.
L’innovation demeure souhaitable. La croissance externe demeure légitime. Mais l’Autorité rappelle qu’elle ne saurait tolérer que le développement d’un acteur — aussi innovant soit-il — s’effectue au prix d’un verrouillage du marché.
Une petite acquisition peut donc, désormais, produire de très grands effets juridiques.
Par Me Laurent GIMALAC, Avocat spécialiste en Droit de l’environnement, Bureau de Grasse : 48 Avenue Pierre Sémard, 06130 GRASSE et bureau de Paris : 222 Bd Bd Saint Germain, 75007 PARIS. Tel : 01 42 60 04 31 (Paris) ou 04 93 69 36 85 - Le Cannet et Grasse.

Pas de contribution, soyez le premier