Le contentieux récemment tranché par le tribunal administratif de Nice à propos de la gestion du port de la Rague, situé à cheval sur les communes de Mandelieu-la-Napoule et Théoule-sur-Mer, illustre avec acuité les tensions juridiques persistantes entre les principes de libre administration des collectivités territoriales et les exigences d’un service public local cohérent et continu.
Derrière ce différend, en apparence local et technique, se joue une problématique juridique majeure : dans quelle mesure l’État peut-il, par l’entremise du préfet, imposer une réorganisation des compétences communales sans l’accord de l’ensemble des collectivités concernées ? Cette affaire constitue un cas d’école en matière de répartition des compétences portuaires, et révèle les ressorts profonds de la régulation administrative dans un cadre intercommunal conflictuel.
Au cœur de cette affaire, deux communes aux intérêts divergents, un port de plaisance d’intérêt stratégique, et une série d’actes préfectoraux rompant avec près de quarante ans de cogestion tacite. Tandis que Mandelieu se voyait désignée gestionnaire unique du port par deux arrêtés successifs du préfet des Alpes-Maritimes, Théoule-sur-Mer contestait ces décisions en s’appuyant sur le principe constitutionnel de libre administration.
Le tribunal administratif a validé cette réorganisation au nom de l’intérêt général, mettant ainsi fin à une séquence de contentieux marquée également par des référés-suspension et des recours entre communes. Il s’agit là d’une illustration éclairante du pragmatisme juridique désormais assumé par le juge administratif lorsqu’il s’agit de trancher des conflits de gouvernance locale.
I. Une réorganisation imposée de la compétence portuaire : rupture avec la cogestion historique
A. Un port partagé, une gouvernance bicéphale fragilisée par le droit positif
Le port de la Rague, infrastructure de plaisance stratégique sur le littoral azuréen, présente la singularité d’être implanté sur deux communes : Mandelieu-la-Napoule et Théoule-sur-Mer. À partir des lois de décentralisation de 1983-1984, la compétence portuaire a été transférée aux collectivités territoriales. Dans ce contexte, les deux communes ont établi une gestion conjointe, tolérée sans être formellement consacrée par les textes.
Or, cette cogestion ne reposait sur aucune disposition législative autorisant le partage de l’autorité portuaire entre deux entités. Bien au contraire, le code des transports, notamment son article L. 5314-1, impose l’unicité de l’autorité portuaire dans un souci d’efficacité, de responsabilité et de sécurité juridique. Cette exigence est renforcée par une lecture stricte du régime des ports relevant des collectivités territoriales, tel qu’interprété par la jurisprudence administrative.
C’est dans ce contexte d’insécurité juridique structurelle que le préfet des Alpes-Maritimes a dû intervenir en 2021, alors que prenait fin la concession d’exploitation en cours. L’État ne pouvait rester inactif face à un système de gouvernance partagée devenu juridiquement incertain et susceptible d’entraver la continuité du service public.
B. L’intervention du préfet : entre arbitrage territorial et exigence d’unicité
Par arrêté du 30 décembre 2021, le préfet a désigné la commune de Mandelieu-la-Napoule comme gestionnaire unique du port de la Rague, à titre provisoire pour une durée d’un an. Ce choix reposait notamment sur la circonstance que la majorité des dépendances portuaires se trouvent sur le territoire de Mandelieu, ce qui confère à cette commune une prééminence territoriale objectivement vérifiable.
Ce premier arrêté a été suivi d’un second acte du 7 décembre 2022, pérennisant cette désignation sans limitation de durée à compter du 1er janvier 2023. La décision préfectorale se justifiait par la nécessité de mettre fin à une cogestion illégale, dans un souci de sécurité juridique, mais aussi de clarté administrative à l’égard des usagers et opérateurs portuaires.
Le préfet a estimé, à juste titre, qu’une cogestion entre deux communes distinctes ne reposait sur aucun fondement juridique explicite dans le code des transports. Si l’article L.5314-4 reconnaît aux communes la compétence pour aménager et exploiter les ports de plaisance, il ne prévoit pas nécssairement la possibilité d’un exercice conjoint ou partagé entre deux personnes publiques distinctes. En l’absence de disposition particulière, et conformément à une interprétation stricte du droit des compétences, l’unicité de la gestion est présumée.
La commune de Théoule-sur-Mer, s’estimant injustement écartée, a alors introduit deux recours pour excès de pouvoir contre les arrêtés préfectoraux. Elle faisait valoir, notamment, une atteinte excessive au principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales, consacré à l’article 72 de la Constitution. Ces recours ont donné lieu aux décisions de fond du tribunal administratif de Nice, que nous analyserons dans la seconde partie.
II. Le rejet du recours de Théoule-sur-Mer : une atteinte justifiée à la libre administration des collectivités
A. Une limitation constitutionnellement admise au nom de l’intérêt général
Saisi par la commune de Théoule-sur-Mer, le tribunal administratif de Nice a rendu deux décisions, l'ordonnance du 22 janvier et celle de juin 2025, qui valident la position préfectorale et confirment juridiquement le transfert exclusif de compétence à Mandelieu. Dans ces décisions, les juges écartent l’argument principal de Théoule fondé sur une violation du principe de libre administration des collectivités territoriales, garanti par l’article 72, alinéa 3, de la Constitution.
Le juge des référés suspend la délibération de Théoule fixant des redevances portuaires pour 2024, non pas parce qu’un principe abstrait de gestion unifiée existerait, mais parce que la commune de Théoule n’est pas l’autorité portuaire désignée. Dès lors :
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elle n’a aucune compétence pour fixer les redevances liées à l’occupation du port,
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et son initiative porte une atteinte manifeste au monopole de gestion reconnu à Mandelieu, désignée par l’arrêté préfectoral de 2022.
Le fondement juridique du rejet de l’initiative de Théoule réside dans les articles L.5331-5 à L.5331-7 du code des transports, qui définissent avec clarté l’autorité portuaire compétente. Ces dispositions confèrent exclusivement à l’exécutif de la collectivité bénéficiaire du transfert de compétence – ici Mandelieu – la police de l’exploitation portuaire, ce qui inclut la fixation des redevances, l’attribution des emplacements et l’usage des terre-pleins. En persistant à adopter des délibérations tarifaires, la commune de Théoule a manifestement outrepassé ses pouvoirs, ce qui justifie la suspension immédiate décidée par le juge des référés, en application de l’article L.521-1 du code de justice administrative.
Le jugement de juin 2025 s'inscrit directement dans cette perspective et conforte la position de la Commune de Mandelieu.
B. Une jurisprudence qui conforte l’autorité préfectorale face à l’impuissance locale
Les décisions rendues révèlent un choix assumé par le juge administratif de soutenir une lecture pragmatique du droit, où la cohérence de l’action publique et l’unicité de la gestion prévalent sur des revendications locales fondées sur l’histoire ou la proximité.
En effet, le tribunal confirme que la désignation de Mandelieu repose sur des critères objectifs – tels que la localisation géographique des équipements et la répartition des charges –, et non sur une volonté discrétionnaire du préfet. Ce dernier n’a fait qu’exercer un pouvoir d’arbitrage nécessaire dans une situation de blocage entre deux collectivités incapables de trouver un accord conforme au droit.
Conclusion : une clarification juridique à portée institutionnelle
L’affaire du port de la Rague, derrière son apparence de querelle territoriale entre voisines azuréennes, offre une leçon de droit public local d’une portée bien plus large. Elle illustre la manière dont l’État, à travers l’autorité préfectorale, peut rétablir l’unicité d’une compétence locale lorsqu’une cogestion historiquement tolérée devient illégale, et que l’intérêt général exige une rationalisation.
En validant les arrêtés préfectoraux désignant la commune de Mandelieu-la-Napoule comme gestionnaire unique du port, le juge administratif affirme une conception fonctionnelle et réaliste de la répartition des compétences : l’efficacité et la continuité du service public justifient des atteintes mesurées au principe de libre administration, dès lors que celles-ci reposent sur une base légale claire, une motivation objective, et une mise en œuvre proportionnée.
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