Introduction
L’essor des systèmes d’intelligence artificielle générative transforme profondément les industries créatives et numériques. Cependant, leur développement s’accompagne d’enjeux juridiques majeurs, notamment en matière de droit d’auteur et de propriété intellectuelle. La question centrale réside dans l’utilisation par ces IA de bases de données contenant des œuvres protégées sans l’autorisation des titulaires de droits.
Les créateurs d’œuvres originales craignent une appropriation illégitime de leur travail par des algorithmes, tandis que les entreprises développant des modèles d’IA s’interrogent sur la légalité des pratiques d’entraînement et sur les risques de contentieux. La complexité de ces enjeux est renforcée par l’absence d’un cadre juridique uniforme, certaines juridictions adoptant des positions divergentes.
Cet article vise à analyser les risques juridiques associés à l’IA générative, à proposer des stratégies de protection adaptées aux créateurs, et à évaluer les obligations légales des entreprises développant ces technologies. Enfin, nous examinerons s’il est opportun d’attendre une clarification législative ou jurisprudentielle avant d’agir, ou s’il convient d’adopter une approche proactive dès à présent.
1. L’entraînement des modèles d’IA et le risque de contrefaçon
1.1. Qualification juridique de l’entraînement d’un modèle d’IA
L’intelligence artificielle générative repose sur des modèles entraînés à partir de bases de données massives, comprenant souvent des œuvres protégées par le droit d’auteur. La question essentielle est de savoir si l’entraînement d’une IA sur ces bases de données constitue un acte de reproduction au sens du droit d’auteur, et donc une contrefaçon en l’absence d’autorisation des titulaires de droits.
Le droit d’auteur confère à l’auteur d’une œuvre originale un droit exclusif de reproduction, de communication au public et d’adaptation (articles L.122-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle en France). Toute reproduction non autorisée d’une œuvre protégée, qu’elle soit totale ou partielle, constitue en principe une contrefaçon sanctionnée civilement et pénalement (article L.335-2 du Code de la propriété intellectuelle).
Or, l’entraînement d’une IA implique généralement la copie temporaire ou durable d’œuvres existantes. Si cette copie excède une simple analyse d’extraits non substantiels, elle pourrait être qualifiée de reproduction illicite.
Plusieurs contentieux récents illustrent cette problématique :
- Getty Images c. Stability AI (Royaume-Uni et États-Unis) : Getty Images accuse Stability AI d’avoir utilisé ses photographies sous licence pour entraîner son modèle d’IA sans autorisation. La présence du filigrane de Getty Images dans certaines images générées constitue un élément de preuve de la reproduction non autorisée.
- New York Times c. OpenAI et Microsoft (États-Unis) : Le New York Times reproche à OpenAI d’avoir utilisé des articles protégés pour entraîner ChatGPT, lequel serait capable de reproduire intégralement certains passages d’articles sous copyright.
1.2. Exceptions et régimes dérogatoires
Certaines juridictions prévoient des exceptions au droit d’auteur permettant l’exploitation d’œuvres protégées dans un cadre limité.
- L’Union européenne a instauré une exception pour la fouille de textes et de données (text and data mining – TDM) via la directive 2019/790 sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique. Cependant, cette exception ne s’applique que si les titulaires de droits n’ont pas explicitement refusé cette utilisation. Un mécanisme d’opt-out permet aux auteurs de s’opposer à l’utilisation de leurs œuvres à des fins d’entraînement d’IA.
- Les États-Unis disposent de la doctrine du fair use, qui autorise certaines utilisations d’œuvres protégées sous réserve de remplir plusieurs critères (nature transformatrice de l’usage, impact économique, proportion de l’œuvre utilisée). Les entreprises développant des IA invoquent souvent cette doctrine pour justifier leurs pratiques, mais les juges n’ont pas encore tranché définitivement cette question.
Ainsi, en l’état actuel du droit, l’entraînement des modèles d’IA sur des œuvres protégées sans autorisation explicite des ayants droit demeure juridiquement risqué et susceptible d’être qualifié de contrefaçon.
2. Créateurs d’œuvres : comment protéger ses droits face aux IA génératives ?
2.1. Surveillance et protection des œuvres
Les créateurs doivent mettre en place des stratégies visant à identifier et à prévenir l’utilisation non autorisée de leurs œuvres par des modèles d’IA.
- Dépôt et enregistrement des œuvres
- Déposer ses créations auprès de l’INPI, d’un organisme de gestion collective ou d’un service de protection numérique (horodatage blockchain, registre de copyright) permet de prouver l’antériorité de l’œuvre en cas de litige.
- Surveillance active des œuvres en ligne
- Certains outils permettent d’identifier si une œuvre a été utilisée par une IA (ex. : Google Reverse Image Search, Copytrack pour les images, Draftable pour les textes).
- Utilisation du droit d’opposition (opt-out)
- Dans l’Union européenne, il est recommandé d’exprimer son refus explicite d’utilisation de ses œuvres à des fins d’entraînement d’IA.
2.2. Recours juridiques en cas de contrefaçon
En cas de suspicion de contrefaçon, plusieurs voies de recours sont envisageables :
- Action en référé : Permet de demander rapidement le retrait d’un contenu litigieux.
- Action en contrefaçon (article L.335-2 CPI) : Possibilité d’obtenir des dommages et intérêts en cas d’atteinte aux droits d’auteur.
- Signalement aux plateformes : Certaines plateformes (YouTube, Midjourney) permettent aux auteurs de signaler des contenus générés qui enfreindraient leurs droits.
3. Développeurs d’IA : comment limiter les risques juridiques ?
3.1. Mesures préventives pour éviter les accusations de contrefaçon
Les entreprises développant des IA doivent anticiper les risques juridiques liés à l’entraînement et à l’exploitation de leurs modèles.
- Obtenir des licences d’utilisation des bases de données
- Il est recommandé d’utiliser des bases de données sous licences ouvertes (Creative Commons, Domaine public).
- Implémenter des filtres anti-contrefaçon
- Développer des mécanismes empêchant la reproduction fidèle d’œuvres protégées.
- Transparence sur les sources de données utilisées
- L’obligation de transparence pourrait devenir une exigence légale dans plusieurs juridictions.
3.2. Évaluer la nécessité d’adapter son modèle économique
Les entreprises développant des IA doivent prendre en compte le risque de litiges croissants et s’interroger sur l’opportunité de modifier leurs pratiques avant qu’une réglementation plus stricte ne soit adoptée. Certains acteurs, comme Microsoft, ont déjà annoncé qu’ils prendraient en charge les frais de défense de leurs clients en cas de litige pour contrefaçon liée à l’utilisation de leurs outils d’IA.
Conclusion : faut-il attendre une évolution du droit ou agir dès maintenant ?
Les incertitudes juridiques liées à l’IA générative sont nombreuses, et l’évolution de la législation prendra du temps. Toutefois, l’attente d’un cadre juridique stabilisé ne constitue pas une stratégie viable pour les créateurs ou les entreprises.
Les créateurs doivent dès à présent protéger activement leurs œuvres, tandis que les développeurs d’IA doivent sécuriser leurs pratiques pour éviter des contentieux coûteux. Une approche proactive s’impose afin de réduire les risques juridiques tout en prenant part à l’évolution du cadre législatif.
Les prochains mois seront déterminants, et une veille juridique rigoureuse est essentielle pour s’adapter aux nouvelles obligations.
Cabinet Barry Avocats - Maître Barry (contact@barryavocat.fr)
Compétences : Droit des affaires et intelligence artificielle
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