Nul ne peut se contredire au détriment d'autrui

 

Cour de cassation - Chambre civile 3

  • N° de pourvoi : 23-19.559
  • ECLI:FR:CCASS:2025:C300538
  • Non publié au bulletin
  • Solution : Cassation partielle

Audience publique du jeudi 13 novembre 2025

Décision attaquée : Cour d'appel de Grenoble, du 06 juin 2023

Président

Mme Teiller (président)

Avocat(s)

SAS Boucard-Capron-Maman, SCP Alain Bénabent, SCP Lyon-Caen et Thiriez

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
 

LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

CIV. 3

JL



COUR DE CASSATION
______________________


Arrêt du 13 novembre 2025




Cassation partielle


Mme TEILLER, présidente



Arrêt n° 538 F-D

Pourvoi n° K 23-19.559





R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 13 NOVEMBRE 2025

La Banque populaire Auvergne-Rhône-Alpes, société coopérative de banque à forme anonyme et capital variable, dont le siège est [Adresse 4], a formé le pourvoi n° K 23-19.559 contre l'arrêt rendu le 6 juin 2023 par la cour d'appel de Grenoble (1re chambre civile), dans le litige l'opposant :

1°/ à Mme [X] [J], domiciliée [Adresse 3],

2°/ à M. [K] [M], domicilié [Adresse 1],

3°/ à M. [P] [F],

4°/ à Mme [T] [I], épouse [F],

tous deux domiciliés [Adresse 2],

défendeurs à la cassation.


En présence en demande :

Le Fonds commun de titrisation Cedrus, ayant pour société de gestion la société Equitis Gestion, société par actions simplifiée, dont le siège social [Adresse 5], représenté par son recouvreur la société MCS et associés, venant aux droits de la Banque populaire Auvergne Rhône-Alpes,

Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, deux moyens de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Cassou de Saint-Mathurin, conseiller référendaire, les observations de la SAS Boucard-Capron-Maman, avocat de la Banque populaire Auvergne-Rhône-Alpes et du Fonds commun de titrisation Cedrus, de la SCP Alain Bénabent, avocat de M. et Mme [F], de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de M. [M], après débats en l'audience publique du 23 septembre 2025 où étaient présents Mme Teiller, président, M. Cassou de Saint-Mathurin, conseiller référendaire rapporteur, M. Boyer, conseiller doyen, et Mme Letourneur, greffière de chambre,

la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des présidente et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Intervention

1. Il est donné acte au Fonds commun de titrisation Cedrus, venant aux droits de la société Banque populaire Auvergne Rhône-Alpes, de son intervention volontaire.

Faits et procédure

2. Selon l'arrêt attaqué (Grenoble, 6 juin 2023), par acte du 6 septembre 2013, la société Banque populaire Loire et Lyonnais, devenue Banque populaire Auvergne Rhône-Alpes (la banque), a consenti à la société civile immobilière du Désert (la SCI) un prêt immobilier dont M. et Mme [F], associés de la SCI, se sont portés caution.

3. Par acte du 30 juin 2014, ces derniers ont cédé leurs parts à M. [M] et Mme [J].

4. Par acte des 20 et 21 août 2014, la banque a accepté de libérer M. et Mme [F] de leur engagement de caution en contrepartie du cautionnement offert par M. [M] et Mme [J].

5. Après avoir notifié à la SCI la déchéance du terme du prêt, la banque a assigné M. [M], puis Mme [J], en exécution de leur engagement de caution. Ces derniers ayant soutenu ne pas être signataires des actes de cession de parts et de cautionnement, la banque a assigné M. et Mme [F] en intervention forcée.

6. Le 15 janvier 2019, la SCI a été placée en redressement judiciaire, converti, le 18 avril 2019, en liquidation judiciaire.

7. La banque a formé des demandes additionnelles aux fins de condamnation à titre principal de M. [M] et Mme [J] et, à titre subsidiaire de M. et Mme [F], à lui payer le solde du prêt en leur qualité d'associé de la SCI sur le fondement de l'article 1857 du code civil.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, pris en sa première branche, sur le premier moyen, pris en sa deuxième branche, en ce qu'il porte sur les demandes de la banque contre M. et Mme [F], sur le premier moyen, pris en sa troisième branche, et le second moyen, en ce qu'ils portent sur les demandes de la banque contre M. [M] et Mme [J], et sur le second moyen, pris en sa cinquième branche

8. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Mais sur le premier moyen, pris en sa deuxième branche, en ce qu'il porte sur la demande de la banque contre M. [M] au titre du solde du prêt

Enoncé du moyen

9. La banque fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable et de rejeter sa demande en paiement du solde du prêt contre M. [M], de la condamner à payer à M. [M] une certaine somme à titre de dommages-intérêts et d'ordonner la mainlevée de la saisie-conservatoire pratiquée sur les comptes de M. [M], alors « que commet un excès de pouvoir le juge qui dit une demande irrecevable et la rejette au fond ; que la cour d'appel a dit irrecevable la demande en paiement de la banque contre M. [M] en qualité d'associé de la SCI du Désert et a confirmé le jugement entrepris en ce qu'il avait débouté la banque de cette demande ; qu'en statuant ainsi, elle a commis un excès de pouvoir en violation de l'article 122 du code de procédure civile. »


Réponse de la Cour

Vu l'article 122 du code de procédure civile :

10. Aux termes de ce texte, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.

11. Il en résulte que le juge, qui décide que la demande dont il est saisi est irrecevable, excède ses pouvoirs en statuant au fond.

12. Après avoir déclaré irrecevable la demande de la banque contre M. [M] au titre du solde du prêt, l'arrêt confirme le jugement en ce qu'il avait rejeté cette demande.

13. En statuant ainsi, la cour d'appel a excédé ses pouvoirs et violé le texte susvisé.

Sur le premier moyen, pris en sa troisième branche, en ce qu'il porte sur les demandes de la banque contre M. et Mme [F]

Enoncé du moyen

14. La banque fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable et de rejeter sa demande en paiement du solde du prêt formée contre M. et Mme [F], pris en leur qualité d'associé de la SCI, et de rejeter sa demande de dommages-intérêts, alors « que commet un excès de pouvoir le juge qui dit une demande irrecevable et la rejette au fond ; que la cour d'appel, après avoir déclaré irrecevable la demande en paiement de la banque contre M. et Mme [F] en leur qualité d'associés de la SCI, a débouté la banque de cette demande ; qu'en statuant ainsi, elle a commis un excès de pouvoir en violation de l'article 122 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 122 du code de procédure civile :

15. Aux termes de ce texte, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.

16. Il en résulte que le juge, qui décide que la demande dont il est saisi est irrecevable, excède ses pouvoirs en statuant au fond.

17. Après avoir déclaré irrecevable la demande de la banque contre M. et Mme [F] au titre du solde du prêt, l'arrêt rejette cette demande.

18. En statuant ainsi, la cour d'appel a excédé ses pouvoirs et violé le texte susvisé.

Et sur le second moyen, pris en ses première, troisième et sixième branches, en ce qu'il porte sur les demandes de la banque contre M. et Mme [F]

Enoncé du moyen

19. La banque fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ que la banque sollicitait la condamnation de M. [M] et Mme [J], porteurs des parts de la SCI du Désert pour les avoir acquises par un acte du 30 juin 2014, en remboursement du prêt consenti à la personne morale ; que pour le cas où cette demande serait rejetée en raison de ce que l'acte de cession n'était pas revêtu de la signature des cessionnaires, la banque avait sollicité, à titre subsidiaire, la condamnation en paiement des époux [F], désignés comme cédants par l'acte du 30 juin 2014, qui devaient alors être considérés comme toujours associés de la SCI ; qu'il était ainsi parfaitement loisible à la banque de se prévaloir de l'acte du 30 juin 2014 pour agir à titre principal contre M. [M] et Mme [J] tout en formulant, à titre subsidiaire contre les époux [F], anciens associés, une demande dont le succès supposait l'inefficacité de cet acte ; que pour écarter la demande subsidiaire contre les anciens associés, la cour d'appel, après avoir jugé que l'acte de cession du 30 juin 2014 était revêtu de signatures qui n'étaient pas celles de M. [M] et de Mme [J], a énoncé que cet acte était opposable à la banque car celle-ci s'en était prévalue pour dire fondée sa demande principale contre les nouveaux associés ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel, qui a méconnu la hiérarchie entre les demandes de la banque, a violé l'article 4 du code de procédure civile ;

3°/ que le seul fait qu'une partie formule une demande subsidiaire dont le succès suppose l'inefficacité de l'acte juridique dont elle se prévaut au soutien de sa demande principale ne constitue pas une violation du principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d'autrui ; qu'au cas présent, la banque sollicitait la condamnation de M. [M] et Mme [J], porteurs des parts de la SCI du Désert pour les avoir acquises par un acte du 30 juin 2014, en remboursement du prêt consenti à la personne morale ; que pour le cas où cette demande serait rejetée en raison de ce que l'acte de cession n'était pas revêtu de la signature des cessionnaires, la banque avait sollicité, à titre subsidiaire, la condamnation en paiement des époux [F], désignés comme cédants par l'acte du 30 juin 2014, qui devaient alors être considérés comme toujours associés de la SCI ; qu'après avoir jugé que l'acte de cession du 30 juin 2014 était revêtu de signatures qui n'étaient pas celles de M. [M] et de Mme [J], la cour d'appel a énoncé que cet acte était opposable à la banque car celle-ci s'en était prévalue pour dire fondée sa demande principale contre les nouveaux associés et que la banque ne soutenait pas que cette cession ne lui serait pas opposable dans le cadre de son action subsidiaire en paiement contre les consorts [F], ce qui en tout état de cause, ne serait pas admissible au regard du principe d'estoppel ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel, qui a déduit la violation du principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d'autrui du seul fait que la banque a formé une demande subsidiaire dont le succès supposait l'inefficacité de l'acte juridique dont elle se prévalait au soutien de sa demande principale, a violé l'article 122 du code de procédure civile ainsi que le principe susmentionné ;

6°/ qu'aucune conséquence de droit ne peut être tirée d'un acte instrumentaire dont le juge reconnaît qu'il comporte des signatures ne correspondant pas à celles des parties qu'il mentionne ; qu'après avoir jugé que l'acte de cession du 30 juin 2014 était revêtu de signatures qui n'étaient pas celles de M. [M] et de Mme [J], la cour d'appel a énoncé que cet acte était opposable à la banque car celle-ci s'en était prévalue pour dire fondée son action contre les nouveaux associés et que la banque ne soutenait pas que cette cession ne lui serait pas opposable dans le cadre de son action en paiement contre les consorts [F], ce qui en tout état de cause, ne serait pas admissible au regard du principe d'estoppel ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel, qui a conféré un effet juridique à un acte instrumentaire dont elle a relevé qu'il comportait des signatures ne correspondant pas à celles des parties qu'il mentionnait, a violé l'article 1134 du code civil, en sa rédaction antérieure à l'ordonnance 2016-131 du 10 février 2016. »

Réponse de la Cour

u le principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d'autrui et les articles 4 du code de procédure civile et 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 :

20. La fin de non-recevoir tirée de ce principe sanctionne l'attitude procédurale consistant pour une partie, au cours d'une même instance, à adopter des positions contraires ou incompatibles entre elles dans des conditions qui induisent en erreur son adversaire sur ses intentions.

21. Selon le premier de ces textes, l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties.

22. En application du second, ce n'est qu'à la condition d'être légalement formées que les conventions tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.

23. Pour rejeter la demande en paiement du solde du prêt formée par la banque à l'encontre de M. et Mme [F] en leur qualité d'associé, l'arrêt retient que l'acte de cession des parts sociales de la SCI du 30 juin 2014 est opposable à la banque, dès lors que celle-ci s'en est prévalue au soutien de son action dirigée contre les nouveaux associés, et qu'il ne serait pas admissible, au regard du principe de l'estoppel, qu'elle soutînt le contraire à l'appui de sa demande à l'encontre des cédants.

24. En statuant ainsi, après avoir retenu, ensuite d'une vérification d'écriture, que, l'acte de cession des parts sociales de la SCI n'ayant pas été signé par les prétendus cessionnaires, il était privé d'effet, et alors que la banque n'avait présenté une demande de paiement du solde du prêt à l'encontre des cédants qu'à titre subsidiaire et s'il était jugé que M. [M] et Mme [J] n'étaient pas associés de la SCI, de sorte qu'elle ne s'est pas contredite au détriment d'autrui, la cour d'appel, qui a fait produire un effet juridique à un acte qui en était dépourvu, a violé les textes et le principe susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

25. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.

26. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue partiellement au fond.

27. La vérification d'écritures ayant établi que M. [M] n'était pas le signataire de l'acte de cession de parts sociales de la SCI, la demande de la banque formée à son encontre, en sa qualité d'associé de celle-ci, n'est pas recevable. Le jugement sera, par conséquent, infirmé en ce sens.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il :
- déclare irrecevable la demande de la société Banque populaire Auvergne Rhône-Alpes, aux droits de laquelle vient le Fonds commun de titrisation Cedrus, à l'encontre de M. [M] et M. et Mme [F], pris en leur qualité d'associé de la société civile immobilière du Désert, au titre du solde du prêt ;
- rejette la demande de la société Banque populaire Auvergne Rhône-Alpes, aux droits de laquelle vient le Fonds commun de titrisation Cedrus, à l'encontre de M. [M], pris en sa qualité d'associé de la société civile immobilière du Désert, au titre du solde du prêt ;
- rejette la demande de la société Banque populaire Auvergne Rhône-Alpes, aux droits de laquelle vient le Fonds commun de titrisation Cedrus, à l'encontre de M. et Mme [F], pris en leur qualité d'associé de la société civile immobilière du Désert, au titre du solde du prêt ;
- rejette la demande de dommages-intérêts de la société Banque populaire Auvergne Rhône-Alpes, aux droits de laquelle vient le Fonds commun de titrisation Cedrus, à l'encontre de M. et Mme [F] ;
- statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile ;
l'arrêt rendu le 6 juin 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Grenoble ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi en ce qui concerne la demande de la société Banque populaire Auvergne Rhône-Alpes, aux droits de laquelle vient le Fonds commun de titrisation Cedrus, à l'encontre de M. [M], pris en sa qualité d'associé de la société civile immobilière du Désert, au titre du solde du prêt ;

Infirme le jugement déféré et, statuant à nouveau, déclare irrecevable la demande de la société Banque populaire Auvergne Rhône-Alpes à l'encontre de M. [M], pris en sa qualité d'associé de la société civile immobilière du Désert, au titre du solde du prêt ;

Remet, pour le surplus, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Grenoble, autrement composée ;

Condamne M. et Mme [F] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé publiquement le treize novembre deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.ECLI:FR:CCASS:2025:C300538

Publié par ALBERT CASTON à 16:39  

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