La déjudiciarisation. Désimplication souhaitable de la justice ou risque d'arbitraire social ?

Article publié dans la Revue Droits, 2015/1

 

Si la modernisation et la simplification de la justice, engagées par la loi n° 2015-177 du 16 février 2015, marquent une volonté d'allègement des procédures administratives, elles ne sont pas sans rappeler qu'un autre mouvement visant, lui-aussi, à simplifier la justice existe déjà. Il s'agit de la déjudiciarisation. Permettant, en théorie, à la fois d'optimiser les moyens matériels et humains de l'institution judiciaire, de mettre en place de nouveaux moyens de règlements des conflits, et surtout de reconsidérer l'office du juge, « l'idée de déjudiciarisation n'est pas une idée nouvelle2». La Révolution a été l'occasion d'une véritable mise au pilori d'un système judiciaire trop éloigné des attentes des citoyens, qui souhaitaient que la justice incarne la proximité au peuple3. À la méfiance des Révolutionnaires contre l'institution judiciaire s'est substituée une adaptation du juge aux réalités sociales. Disposant d'un pouvoir d'interprétation, le juge soustrait l'abstraction des textes pour les rapprocher du réel concret, adaptant les textes aux circonstances, alors soumises à son jugement. Il interprète désormais les textes selon les contingences actuelles, ne se bornant plus à les appliquer.

Dans le contexte des réformes sur la justice, la question de l'office du juge continue de faire débat et l'adaptation de son rôle à la société est soumise à des questions envisageant la nécessité de son recours, lorsqu'il se contente d'arbitrer plutôt que de juger. La discussion autour de la déjudiciarisation prend alors tout son sens et, le constat de l'encombrement du service public de la justice, de la durée abusive des procédures et de l'extrême nécessité à diminuer les dépenses publiques contribuent à la légitimer. Mais si la déjudiciarisation se nourrit de promesses d'économie de temps et d'argent, la question du devenir de la justice se pose, non seulement au regard de son symbole d'autorité, mais aussi au regard du risque de désemparer le juge de ses propres pouvoirs, pour les déléguer à des instances qui ne sont alors, pas nécessairement, compétentes. La déjudiciarisation est ainsi tiraillée entre deux situations : elle est tantôt arbitraire, lorsqu'elle décrédibilise ce qui est juridiquement indispensable ; elle est tantôt tournée vers le juste, lorsqu'elle confronte le droit à ses limites humaines. En somme, elle questionne la place de l'institution judiciaire, quand la volonté d'apaiser les conflits devrait idéalement lui substituer des modes amiables de règlement des litiges. Mais elle interroge aussi la place de l'institution juridique, quand l'équité entend et comprend mieux les situations que le droit. L'équilibre doit être trouvé entre, d'une part, la possibilité de bousculer le socle juridico-judiciaire, lorsque le sens du juste, à travers l'équité, la commande ; et d'autre part, l'impérieuse nécessité de pouvoir s'en remettre à une autorité judiciaire, seule capable de faire appliquer le droit comme ultime règle sociale.

 

 

L'extrajudiciarité des conflits recherchée

 

 

La déjudiciarisation n'est pas un phénomène nouveau. Elle est le fruit d'une évolution de la société par rapport à l'usage qui doit être fait du droit et ainsi de la place qui doit être laissée au principal acteur de la justice, le juge. S'il devrait et pourrait se borner à une stricte application des textes, le juge, en réalité, est tenté d'interpréter les textes qu'il considère comme étant iniques. Ce procédé qui va dans le sens de l'individualisation des situations, peut toutefois dégénérer en des excès interprétatifs et ne plus suivre l'esprit du texte. L'expression « Gouvernement des juges »

illustre cette éventuelle dérive qui peut conduire à une moralisation du droit, laissant les justiciables dans l'incertitude de décisions potentiellement aléatoires. Initiée par Édouard Lambert, cette expression fait référence aux hypothèses d'ingérence du pouvoir judiciaire dans la sphère du pouvoir politique. Dans son livre Le gouvernement des juges et la lutte contre la lutte contre la législation sociale aux États-Unis. L'expérience américaine du contrôle de constitutionnalité des lois4, le comparatiste s'est attelé à supprimer le symbolisme attaché au « légicentrisme » qui empêchait aux juristes français « de voir le rôle crucial joué par la jurisprudence à l'égard, voire à l'encontre de la législation5 ». Malgré la volonté d'apaiser la méfiance à l'égard du pouvoir judiciaire, cet ouvrage n'a pas suffi à faire cesser la contestation de la légitimité de ce pouvoir en France. Le contrôle de conventionnalité, qui permet aux juges d'écarter une loi contraire à une norme internationale, et la loi organique du 10 décembre 2009, relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution, ont suscité de vives critiques à l'encontre du pouvoir d'interprétation des juges, craignant de plus en plus un Gouvernement des juges. Cette crainte liée au contrôle de constitutionnalité pourrait tenir à l'audace des juges de vouloir dépoussiérer des textes obsolètes et inadaptés, non seulement au bloc de constitutionnalité lui-même, mais aussi aux situations actuelles. La redoutée, mais non redoutable, personnalisation judiciaire des textes par le juge vient, à tort, encourager le mouvement de déjudiciarisation, interrogeant quant au choix entre « juger en droit ou en humanité6 ». Pour les tenants de la déjudiciarisation, à trop vouloir adapter la loi aux cas concrets, le juge risque de verser dans l'arbitraire, ignorant la référence objective à la lettre du texte.

La question du recours à un médiateur, plutôt qu'à un juge, se pose alors et, le choix de la médiation permettrait d'autant plus de réduire les coûts élevés de l'institution judiciaire, facteur de la volonté de déjudiciariser un système trop lourd en besoins matériels et humains. La déjudiciarisation entend effectivement la délester de certains dossiers au profit de mesures alternatives de résolution des litiges. Le possible renvoi des parties au procès, avec leur consentement, devant un médiateur s'est substitué à la saisine des tribunaux de grande instance. Tandis que devant le tribunal d'instance, c'est le recours au conciliateur de justice qui a été renforcé. Les modes alternatifs de résolution des conflits prospèrent, si bien que le Code de procédure civile est désormais complété par un livre V intitulé « La résolution amiable des différends7 ». Pourtant, selon l'Institut des Hautes Études sur la Justice, la conciliation et la médiation ne sont pas considérées comme des moyens de déjudiciarisation, dans la mesure où il ne s'agit pas de modes alternatifs à la justice, mais d'alternatives au procès, le médiateur étant désigné par le juge8. Toutefois, et dans l'hypothèse d'un détachement effectif avec la déjudiciarisation9, le recours à une instance non dépositaire de l'autorité, et, ce, en vue de la résolution d'un différend, marque clairement un mouvement d'éloignement de la sphère judiciaire. Et, le simple fait que l'alternative permet de désengorger la justice, en libérant le juge d'une mission qui lui était dévolue, encourage le maintien de cette qualification.

Le mouvement de déjudiciarisation se poursuit avec l'arbitrage, autre moyen alternatif de règlement des litiges. Excepté dans le cas où l'arbitre statue en amiable compositeur, il dispose d'un

pouvoir décisionnel au même titre qu'un juge. Désemparant le juge de son pouvoir, l'arbitre poursuit le mouvement engagé. Et même si « l'arbitre amiable compositeur peut juger en équité pure ou en droit et en équité10 », la liberté d'appréciation de l'arbitre ne doit pas devenir discrétionnaire, afin de ne pas dévier de la finalité première du droit, le respect des uns et des autres. L'objectif recherché par la déjudiciarisation demeure la simplification des procédures et l'apaisement des conflits. L'accent est, à ce titre, porté sur les conflits familiaux que la déjudiciarisation entend pacifier, non sans se heurter à l'assise souvent essentielle de l'institution judiciaire.

 

La nécessaire pacification des conflits familiaux, l'exemple du divorce

 

Le débat autour de la déjudiciarisation du divorce par consentement mutuel gravite autour de la problématique de l'utilité du recours à un tiers, alors même que les époux se sont entendus sur le principe de la rupture du mariage. En effet, plus de la moitié des divorces annuellement prononcés sont des divorces par consentement mutuel. Les deux conjoints se sont donc, en principe et préalablement, mis d'accord sur le principe de la séparation et sur ses conséquences. Dans la mesure où ils ont manifesté leur intention commune de divorcer, la question se pose de savoir s'il est envisageable de leur laisser la gestion de leur séparation et de ses conséquences ou si l'arbitrage par un juge et l'assistance par un avocat demeurent toutefois nécessaires. La notion d'équilibre est alors primordiale pour répondre à cette interrogation, puisque l'organisation des conséquences de la rupture doit respecter les besoins de chaque conjoint et dans l'hypothèse d'un équilibre effectif, c'est-à-dire d'un équilibre réellement trouvé, l'intervention d'un tiers-avocat ou juge- semble dès lors superflue. Cependant, et lorsque, cet équilibre n'est qu'apparent, soit dans le cas d'un désavantage certain de l'un ou de l'autre des conjoints, l'intervention d'un tiers est de rigueur. En dépit du caractère mutuel du consentement, une institution compétente pour le contrôler et pour garantir le bon respect de l'équilibre des besoins des conjoints demeure indispensable. La question se pose maintenant de savoir quelle institution doit être en charge de contrôler à la fois la réalité du consentement et l'absence de déséquilibre au détriment de l'un des conjoints.

La déjudiciarisation amène dès lors à s'interroger sur la place du juge dans la procédure de divorce. Si le juge aux affaires familiales est le magistrat chargé de recevoir les conjoints, de prendre connaissance de leur convention, et de prononcer le divorce, s'il ne constate aucun déséquilibre dans la convention ; il est tout autant compétent pour déceler les failles de la convention et, peut, le cas échéant, « refuser l'homologation et ne pas prononcer le divorce, s'il constate que la convention préserve insuffisamment les intérêts des enfants ou de l'un des époux11. » L'intervention d'un juge comme tiers au divorce prend tout son sens, lorsqu'un désavantage dans la convention semble peser sur un des conjoints. Il s'agit pour le magistrat d'opérer un contrôle de la convention, au regard de la situation de chacun des intéressés, et de prévenir les éventuelles pressions qui auraient pu amener le conjoint, lésé par la convention, à accepter de la signer en l'état. Les conflits postérieurs au divorce, notamment quant aux conséquences de la rupture et, par exemple, en ce qui concerne l'attribution des biens, sont significatifs de l'utilité de l'intervention du juge, préalablement à la signature de la convention, qui garantit au mieux les accords post-divorce sur ces points. L'intérêt de cette intervention est nécessairement lié à la prévention des conflits. En opérant un contrôle pré-divorce, le juge peut anticiper d'hypothétiques conflits et, partant, les éviter. La déjudiciarisation des procédures de divorce n'est donc clairement pas une mesure souhaitable.

La question envisagée de la création d'un greffier juridictionnel, en charge de la mission, qui incombe, à l'heure actuelle, au juge aux affaires familiales, participe, dans cet aspect négatif, à la volonté de désimpliquer la justice. Il s'agirait pour ce greffier de prononcer le divorce par consentement mutuel et ainsi de remplacer le juge aux affaires familiales. Seulement, le contrôle de l'équilibre de la convention, jusqu'alors, exercé par le magistrat, serait, s'il l'était par un greffier,

allégé, dans la mesure où, en dépit du fait que le greffier, en tant que pivot du magistrat, est doué d'incontestables connaissances juridiques, sa formation, ses compétences et son autorité le distinguent du magistrat. En réalité, ce débat autour de la création d'un « magistrat-bis » n'était que le corollaire d'une paupérisation de la justice et il s'agissait davantage de faire des économies, puisque le greffier, pour les mêmes missions, aurait été moins rémunéré qu'un magistrat professionnel ; que de désengorger les juridictions, pourtant motif -en partie- de la déjudiciarisation. Si le périmètre d'intervention des magistrats peut être repensé, lorsque celle-ci n'est pas indispensable, il n'est, au contraire, pas requis de vouloir trouver un substitut à ce qui ne doit être remplacé ; et ce d'autant plus lorsque les objectifs recherchés sont des volontés d'économie. Cet impératif de contrôle par le magistrat comme tiers à la procédure est corroboré par le regard extérieur de l'avocat, qui lui aussi saura donner son aval à la convention de divorce. Magistrat et avocat ne sauraient alors pâtir d'une déjudiciarisation arbitraire, quand les risques d'un déséquilibre à la défaveur de l'un des conjoints, nécessite un double contrôle de la convention. La garantie de la réalité du consentement mutuel et l'équilibre entre les deux conjoints rendent l'intervention de ces deux acteurs indispensable. Cependant, la préservation des missions dévolues aux avocats et aux magistrats ne doit pas entretenir une complexité déjà trop présente dans certaines procédures. Il ne doit, en effet, pas s'agir, sous couvert d'une préservation superflue de l'institution judiciaire, d'alourdir davantage le poids de la justice.

La volonté européenne de recourir davantage à des modes alternatifs de règlement des litiges va dans le sens d'une déjudiciarisation permettant un désengorgement attendu des juridictions12. Le développement des modes alternatifs de règlement des litiges offre aux justiciables le premier rôle dans la résolution de leurs conflits ; il s'agit pour le juge de contrôler et non plus de trouver une solution13. Cette nouvelle approche du droit est une amorce de déjudiciarisation, mais ne vise pas à destituer le magistrat de son autorité, ce qui apporte une garantie d'équilibre aux parties. Certaines mesures doivent toutefois être entreprises en vue de la destitution de juridictions sollicitées à tort. A ce titre, la destitution du greffe des tribunaux d'instance, chargé d'enregistrer la conclusion des pactes civils de solidarité, ainsi que leur dissolution, doit être engagée, cette mission n'ayant pas une vocation judiciaire. Dans la même veine, les changements de prénoms, dont la charge est actuellement dévolue au juge aux affaires familiales, doivent être soumis à la déjudiciarisation et, ce, toujours dans un souci de simplification des procédures.

A cette recherche d'allégement des procédures doit s'ajouter une prise en considération des faits, non pas nécessairement au regard de la règle de droit, mais au regard d'une instance qui permettrait d'humaniser ce qui a été judiciarisé. Concrétisation de la justice individualisée, l'équité vient parfaire ce que la loi n'a pu singulièrement accomplir, car son caractère universel l'empêche d'être au plus près des besoins individuels. L'équité marque pour certains un retour au droit naturel du fait de son intérêt à concevoir ce qui ne peut être conçu de manière générique, mais seulement de manière particulière. Cet ancrage dans la spécificité de l'être, dans l'ontologie, est constitutif d'un atout lorsqu'il permet un assouplissement d'une loi trop rigide et inadaptée aux cas particuliers. L'équité humanise ce qui est déshumanisé au profit du tout collectif14. Ainsi, la justice devient personnalisée et le droit, plus souple et conscient des différences, en adaptant sa solution aux cas particuliers. Il s'agit d'attribuer à chacun ce qui lui est dû comme la justice distributive le requiert. En somme, l'équité, procédant de l'équilibre, peut préférer à une stricte application du droit une personnalisation de celui-ci, lorsque l'intérêt particulier le justifie.

 

 

Une appréciation humaine des faits, la casuistique attendue

 

En écrivant que l'« on ne connaît pas en France la casuistique contemporaine », le Professeur et sociologue Albert Bayet disait vrai15. Terme aux allures de néologisme, la casuistique a, en effet, surtout fait parler d'elle au XVIIe siècle lorsque Pascal la raillait dans Lettres Provinciales. Principalement liée dans ses origines à la théologie morale catholique, la casuistique se comprend alors comme un procédé de résolution des cas. Il s'agit d'appliquer des théories à des situations pratiques, c'est-à-dire de particulariser ce qui est générique, global. Elle identifie, puis résout. Intimement attachée à la morale, elle est devenue la méthode de la théologie morale catholique s'appliquant à résoudre des problèmes concrets par l'utilisation de principes généraux. Son utilisation originelle dans cette théologie est liée à la question de la place du sacrement de la pénitence. Il s'agissait pour les confesseurs s'apprêtant à traiter des cas de conscience à composer avec leur conscience individuelle et la conscience collective16. Le jugement moral répondait alors à des questions pratiques relatives au comportement que les prêtres devaient adopter face à une telle situation et, c'est ainsi que la casuistique est apparue.

La légitimité de la casuistique tient à la question, très pragmatique, de savoir quelle attitude il convient adopter lorsqu'un doute existe quant au caractère obligatoire de la loi. La loi doit-elle en effet nécessairement prévaloir ou est-il possible de s'en affranchir ? La casuistique, système qui accorde une réponse aux cas isolés permet alors de se libérer de la tutelle de la loi, encourageant la promiscuité des juges aux situations singulières soumises à leur jugement. Historiquement, le probabilisme était le premier système moral de la casuistique et revenait à attribuer la solution à la proposition la plus probable. Initié par le Professeur Barthélémy de Médina17, il enseignait que, lors de l'étude d'un cas de conscience, s'il existait des doutes quant à la solution à adopter, il fallait choisir la thèse soutenue par un des théologiens de la morale, considérée de facto comme étant probable et donc ayant une valeur probatoire. En théologie morale, le système probabiliste consistait donc à dire qu'une opinion probable était suffisante pour qu'elle soit retenue. Le probabilisme a aujourd'hui cédé sa place au système plus confiant de la casuistique, qui ne manque pas de faire appel à l'herméneutique pour déduire de principes généraux des solutions à des faits particuliers. Mais demeurant attachée à l'humain dans son appréciation, son incapacité à se détacher de tout jugement subjectif a été critiquée. La déjudiciarisation contribue à jeter le discrédit sur ces méthodes visant à juger humainement et non selon des textes objectifs18. C'est à ce titre que le janséniste Pascal a dénoncé le laxisme et les excès de ce raisonnement naturellement humain. Mais, si selon Pascal, les lois doivent primer sur la casuistique, il en oublie sûrement que les lois elles-mêmes ont été élaborées par des personnes humaines, donc ne sont pas infaillibles.

La brèche de la subtile casuistique dans laquelle ses détracteurs se sont engouffrés et dans laquelle la déjudiciarisation s'y installe insidieusement, la considérant comme laxiste, a été comblée par une rigueur plus marquée et la définition de limites lors de son emploi. Méthode spécifiquement utilisée en théologie morale, la casuistique est employée dans d'autres domaines comme en

médecine ou en droit. Lorsqu'elle est juridique, elle permet au juge de voir ce que le droit trop général et abstrait ne peut voir, il considère le particulier à partir du général, il considère donc la singularité d'une situation et à travers elle l'identité de la personne au sein-même de cette situation. Comme les prêtres le faisaient en théologie morale, la casuistique, en droit, est un examen au cas par cas par le juge. Il s'éloigne des lois de la même manière que les confesseurs ne se référaient pas toujours aux principes théologiques pour résoudre des cas de conscience. Dégageant des lois générales de l'action, la casuistique juridique permet de valoriser le rôle du juge, qui a alors pour mission de s'approcher des faits et ainsi de considérer, à travers la singularité d'une situation, celle de l'être. Employée plus particulièrement en droit pénal, la casuistique, illustration de l'équité a ainsi pu considérer la femme avant la personne juridique dans la célèbre affaire du juge Magnaud. Mais cette valorisation connaît un revers de médaille, tout comme la casuistique en théologie morale, elle souffre de limites humaines inévitables. Si la casuistique symbolise l'équité, elle permet également au juge de s'emparer des situations de manière individuelle, ce qui lui confère alors un pouvoir interprétatif du droit, précisant ce qui est trop général pour être concret. Soumis à un cas isolé «le juge peut et doit interpréter humainement les inflexibles prescriptions de la loi [...]. Un acte, ordinairement répréhensible, perd beaucoup de son caractère frauduleux lorsque celui qui le commet n'agit que poussé par l'impérieux besoin de se procurer un aliment de première nécessité19 ». « L'esprit d'équité20 » dans les jugements permet une adaptation d'une règle générique au particularisme du cas d'espèce21. Le jugement juridique cède alors la place à un jugement moral, pour que le droit positif se concilie avec ce qui est perçu comme étant nécessairement juste et équitable. Le spectre de la déjudiciarisation est ici évincé au profit de la modulation par le juge du droit, selon « l'individualité extrême d'un cas22 » et son rôle ne s'en trouve que plus valorisé. Le recours à l'équité est alors significatif d'un pouvoir pour le juge de concrétiser une solution de droit abstraite indifférente au cas d'espèce.

Ténu du fait de leurs références communes à des principes moraux, le lien entre la casuistique et l'équité permet au juge de rendre des jugements équitables. En effet, comme les confesseurs qui s'attachaient aux vertus de la casuistique pour étudier des cas de conscience, le juge use de l'équité lorsque les règles de droit ne sont pas adaptées. Le juge qui statue en équité n'applique alors pas la loi de manière égale comme l'article 7 de la Déclaration universelle des droits de l'homme le préconise pourtant. Juger équitablement revient à traiter une personne d'une autre façon que la loi le prévoit. L'équité, comme la justice distributive aristotélicienne, essaie de considérer l'individu non pas, comme une personne juridique, mais comme un humain dans toute son entièreté et sa singularité. La définition du philosophe Bertrand Vergely illustre la part d'humanité et la considération de la différence propres au jugement équitable : « Les hommes n'ont pas tous les mêmes mérites. Alors que certains sont travailleurs et généreux, d'autres sont paresseux et égoïstes. Il serait, de ce fait, injuste d'attribuer à chacun la même récompense. L'équité s'efforce de rendre à chacun ce qui lui revient en fonction de ses mérites23». L'équité rappelle ainsi l'individualité d'une situation et partant l'individualité de l'être auquel elle est liée. Elle ne doit donc pas être évincée au profit d'une déjudiciarisation, au risque de voir les droits individuels déconsidérés « dans le silence, l'opposition ou l'obscurité des lois positives24 ». Il revient alors au juge de trouver le juste équilibre entre la particularisation du droit lorsque la situation qui lui est soumise l'exige et le maintien de son autorité objective.

 

 

Le juge, garant utile de l'autorité judiciaire

 

La déjudiciarisation encourt le risque de voir se multiplier les règles de droit, si le juge ne conserve pas son autorité et que la jurisprudence devient le fait de tous et non plus seulement le sien. Ce risque est également encouru lorsque le juge ne se contente plus d'être garant du droit équitable, mais lorsqu'il interprète la loi, malgré sa clarté. Il discrédite alors ses propres attributions, légitimant la déjudiciarisation. Pour que le juge ne devienne pas un législateur et, partant, un créateur de normes, il doit respecter le principe de justice formelle. Les parties peuvent toutefois lui confier la mission de statuer en amiable compositeur l'autorisant alors à recourir à la fonction correctrice de l'équité. Le juge, par le biais de l'équité, peut ainsi endosser la responsabilité d'un arbitre. « L'arbitre amiable compositeur peut juger en équité pure ou en droit et en équité25 ». La liberté d'appréciation de l'arbitre ne doit pas se muer en arbitraire pour ne pas dévier de la finalité première du droit, le respect des uns et des autres. Contrairement au droit anglais qui promeut l'equity, le droit français ne permet pas au juge de juger en équité, il doit juger en droit. Si cela est valable dans tous les domaines du droit, en droit pénal plus particulièrement la loi n'est pas toujours adaptée à la personnalité de l'agent et aux circonstances de l'infraction et le recours à l'équité est toléré. Le jugement en équité s'efforce de tenir compte de la situation particulière du conflit en écartant s'il y a lieu la règle de droit applicable. La finalité est de parvenir à résoudre le conflit dans l'intérêt des deux parties. Cette justice est alors pragmatique car elle vise selon l'article 21 du Code de procédure civile à concilier les parties. L'équité, qui, selon Aristote, a pitié « du faible, de la veuve, du pauvre », requiert une application humaine des règles de droit. Si la justice légale est représentée avec un bandeau sur les yeux comme gage de son impartialité, l'équité, au contraire, voit et considère les personnes auxquelles la règle de droit s'applique et elle prend toute conscience

des conséquences d'une application stricto sensu des textes légaux. Complétant et corrigeant un droit lacunaire, le jugement équitable tend à devenir une nouvelle règle juridique. L'équité, parce qu'elle est bienveillante et qu'elle est à l'écoute, ne peut être rejetée. Elle doit cependant veiller à ne pas primer sur la règle de droit, pour ne pas verser dans un arbitraire néfaste qui appellerait alors de ses vœux la déjudiciarisation et qui contraindrait le juge à lui obéir.

Dans son article « Le principe d'égalité », le Professeur Nicole Belloubet-Frier se demande si « le juge est libre de faire fi de la loi, de remplacer la règle par son appréciation subjective du juste ou de l'injuste26». Le juge est en réalité lié par le principe de légalité et il ne doit recourir à l'équité qu'après avoir considéré les faits et les textes de lois y afférant. Avant de déterminer si le cas qui est soumis à son jugement relève d'une application de l'équité, il doit être attentif à la loi. La décision de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation du 22 avril 1992 est claire sur ce point « Le juge doit trancher le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables et ne peut se borner à une simple équité27». L'équité doit demeurer l'exception et il appartient, pour cela, au juge de s'en tenir à ses strictes attributions et de ne recourir à l'équité que lorsqu'elle est nécessaire. Mais, humain, le juge peut alors se trouver confronté à un choix cornélien, juger en droit ou en équité. Il doit s'efforcer, dans un premier temps, d'appliquer la loi avec toute la loyauté et la dignité que sa fonction requiert et, si la loi n'est pas propre à la satisfaction d'un intérêt singulier, il doit alors se tourner vers l'équité, apte à comprendre la nécessité du traitement d'un cas différent. L'équité perdrait tout son panache si elle devenait obligatoire pour le juge, elle renverrait l'identité au même, le concret à l'abstrait et ferait du différent l'identique. Quant au droit, s'il n'était qu'équitable il perdrait sa vocation à protéger les minorités, car les minorités deviendrait les majorités. L'équité doit conserver sa mission de correcteur de la loi. Le droit, à travers le juge, doit accepter de reconnaître ses limites à ne savoir qu'universaliser sans pouvoir particulariser et ne plus être ambiguë quant au recours à l'équité. Il lui appartient d'être clair sur ce recours pour éviter la

prolifération de potentiels textes qui lui seraient au mieux parallèles, au pire contradictoires. Le juge ne doit pas devenir la plume de la loi. Il ne doit pas donner les moyens à la déjudiciarisation d'être entendue. Et, le droit, impuissant à couvrir toutes les situations, doit poser les jalons du recours à l'équité plutôt que de croire en son omnipotence. Il peut être particulariste seulement s'il est accompli dans le respect du juste et de l'équitable. Le juge quant à lui doit rester bienveillant avec le droit et ne pas s'approprier les textes, il doit respecter la justice formelle et demeurer un garant de l'équité.

 

En destituant le juge de certaines de ses attributions, la déjudiciarisation défie le droit et pose le débat de la considération juridique de l'individu dans un ensemble indifférencié. Il s'agit dès lors de trouver un compromis entre la cécité d'une institution juridico-judiciaire à la fois trop sollicitée et abstraite pour appréhender les cas particuliers et la multiplication de règles trop nébuleuses pour faire respecter l'ordre social. Gage d'équité lorsqu'elle permet de particulariser ce que le droit, trop général, ne peut singulièrement appréhender, la déjudiciarisation ne doit pas, pour autant, faire obstacle au bon exercice de la justice par des professionnels, qui ne sauraient alors voir leur autorité substituée par des mesures trop diversifiées pour être justes. Paradoxalement, pour être utile, la déjudiciarisation doit donc elle-même se soumettre à des règles et ne doit pas enfreindre des limites susceptibles de porter préjudice à la justice.