Lorsqu’un propriétaire découvre que son voisin envisage de fermer une terrasse, d’édifier un mur en limite de propriété, ou d’ajouter un volume venant obturer une petite fenêtre existante depuis des décennies, la réaction instinctive est souvent la même :

« Cette ouverture existe depuis plus de trente ans, j’ai acquis une servitude de vue. On ne peut plus me la boucher ! »

C’est une idée répandue… mais juridiquement fausse dans la plupart des cas. Et s’y accrocher conduit très souvent à une stratégie perdante.

La véritable approche efficace en droit civil ne repose pas sur la servitude, mais sur la responsabilité pour trouble anormal de voisinage, une construction prétorienne devenue un outil particulièrement performant pour protéger la lumière naturelle et le confort d’un logement.

Voici le mode d’emploi, en langage clair.


I. Jour de souffrance ancien ≠ servitude de vue : un principe fondamental du Code civil

1. Une distinction essentielle : vue ou jour ?

Le Code civil distingue :

  • les vues (art. 678 et s.) : droit de regard direct sur le fonds voisin, ouvrant – parfois – la voie à une servitude ;

  • les jours de souffrance (art. 676) : ouvertures opaques, destinées uniquement à laisser passer la lumière, et qui n’autorisent aucune vue chez le voisin.

Une petite fenêtre située en limite de propriété, opaque, trop haute ou nécessitant un tabouret pour regarder de l’autre côté n’est pas une « vue », mais un jour.

2. L’ancienneté de 30 ou 40 ans ne transforme pas un jour en servitude

Une servitude de vue ne peut s’acquérir par prescription que si l’on exerce une véritable vue, apparente et directe. Or, si l’ouverture :

  • ne permet pas de regarder normalement chez le voisin,

  • est pourvue d’un vitrage opaque,

  • est trop haute pour constituer une vue régulière,

  • n’a jamais été utilisée comme une vue,

alors elle ne peut pas se prescrire.

L’ancienneté, aussi respectable soit-elle, n’y change rien :

un jour de souffrance reste un jour de souffrance.

Contester les travaux du voisin sur ce fondement conduit donc à un cul-de-sac juridique.


II. La bonne stratégie : la responsabilité pour trouble anormal de voisinage

C’est le cœur du sujet.

Le droit civil reconnaît que chaque propriétaire peut user de son fonds comme il l’entend… mais à une condition :

Ne pas imposer à son voisin un trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage.

Cette responsabilité, dégagée de l’article 544 du Code civil, est objective : elle ne suppose ni faute, ni servitude, ni irrégularité.

Et surtout : elle s’applique parfaitement à l’obturation d’un jour de souffrance.


Le mythe selon lequel “un jour de souffrance n’offre aucune protection” est désormais dépassé. Plusieurs décisions de cours d’appel et de la Cour de cassation ont franchi une étape déterminante.

1. L’arrêt fondateur : Cass. 3e civ., 3 octobre 2024, n° 23-11.448

La Cour de cassation admet expressément que :

  • même si un jour n’impose aucune restriction au droit de construire du voisin ;

  • son obturation complète peut constituer un trouble anormal de voisinage,

  • ouvrant droit à indemnisation, si la perte de lumière ou d’aération dépasse les inconvénients normaux.

Autrement dit, le voisin a le droit de construire… mais pas celui de vous plonger dans une pénombre durable.

2. Les décisions de fond confirment

La jurisprudence civile admet l’indemnisation lorsque :

  • l’obturation d’un jour prive une pièce de sa luminosité naturelle ;

  • ou la transforme en pièce nécessitant un éclairage permanent ;

  • ou encore porte atteinte à sa valeur vénale.

Ainsi, la cour d’appel de Paris (12 octobre 2022, n° 20/08369) a reconnu un trouble anormal de voisinage du fait de la suppression quasi totale de lumière par l’édification d’un mur voisin.

Conclusion : Vous n’avez pas un « droit à la lumière » absolu… Mais vous avez le droit à ne pas subir une perte anormale de lumière ou de confort.

C’est là que se joue la stratégie.


III. Comment bâtir une défense civile efficace : la méthode en 4 étapes

1. Déterminer la nature exacte de l’ouverture

Il faut qualifier précisément :

  • l’opacité du vitrage,

  • la hauteur de l’appui,

  • l’absence de vue directe,

  • l’épaisseur du mur,

  • la fonction de la pièce éclairée.

C’est cette qualification qui justifie l’abandon de la servitude au profit du trouble anormal.

2. Évaluer l’impact réel des travaux projetés

Il s’agit de mesurer :

  • la quantité de lumière naturelle avant/après,

  • l’ampleur de la pénombre attendue,

  • l’aération,

  • la perte éventuelle de confort,

  • la dépréciation du bien.

Plus le préjudice est objectivé, plus la démonstration du trouble anormal est forte.

3. Constituer la preuve

Un dossier civil solide repose sur :

  • un constat d’huissier “avant travaux”,

  • des photos datées,

  • si possible une étude de luminosité (luxmètre, facteur de lumière du jour),

  • des attestations de proches décrivant l’usage normal de la pièce,

  • un second constat après travaux, si nécessaire.

C’est la clé du succès : le trouble doit être factuellement démontré.

4. Dialogue avec le voisin : l’approche stratégique

L’objectif n’est pas d’interdire tout projet, mais d’éviter :

  • l’obturation totale,

  • l’écrasement du mur,

  • une perte excessive de lumière.

Un courrier civil peut :

  • rappeler calmement que la servitude n’existe pas,

  • mais souligner le risque de responsabilité (jurisprudence 2024),

  • proposer des aménagements amiables (fenêtre haute, vitrage translucide, retrait minimal, etc.).

Le voisin comprend alors que, même en agissant légalement chez lui, il ouvre la porte à un contentieux civil coûteux s’il crée une pénombre durable.


Conclusion : protéger la lumière, ce n’est pas revendiquer une servitude — c’est maîtriser la notion de trouble anormal

Lorsque votre ouverture n’est pas une vue, mais un simple jour de souffrance, inutile de chercher à fabriquer une servitude par la force du temps : le droit civil ne vous y aidera pas.

En revanche, vous avez à votre disposition une arme plus souple, plus intelligente et bien plus efficace : la responsabilité pour trouble anormal de voisinage.

Elle ne préserve pas théoriquement votre « droit à la lumière » : elle préserve votre qualité de vie.

Et c’est souvent ce qui compte vraiment pour les propriétaires.

Par Me Laurent GIMALAC, Avocat spécialiste en Droit de l’environnement, Bureau de Grasse : 48 Avenue Pierre Sémard, 06130 GRASSE et bureau de Paris : 222 Bd Bd Saint Germain, 75007 PARIS. Tel :  01 42 60 04 31 (Paris) ou 04 93 69 36 85 - Le Cannet et Grasse.