Une évolution jurisprudentielle qui questionne la protection des victimes de dommages environnementaux
Vous êtes propriétaire d’un terrain pollué par des cuves appartenant à une compagnie pétrolière. Vous n’avez jamais signé de contrat avec cette compagnie, pourtant lorsque vous demandez réparation, celle-ci vous oppose les clauses de limitation de responsabilité prévues dans son contrat avec l’exploitant de la station-service. Est-ce juridiquement possible ? Un récent arrêt de la Cour de cassation du 17 décembre 2025 vient bouleverser la donne et interroge particulièrement en matière de dommages environnementaux.
I - Le principe : le tiers peut agir en responsabilité délictuelle
Depuis longtemps, le droit français reconnaît qu’un tiers à un contrat peut agir en responsabilité contre l’une des parties contractantes lorsqu’il subit un préjudice du fait de l’exécution de ce contrat. Cette possibilité trouve son fondement dans les articles 1240 et 1241 du Code civil qui consacrent la responsabilité délictuelle de droit commun.
La jurisprudence de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 6 octobre 2006 a marqué une étape importante en affirmant que le tiers victime d’un dommage causé par un manquement contractuel peut invoquer la responsabilité délictuelle sans avoir à démontrer une faute distincte du simple manquement contractuel. Cette solution, confirmée par plusieurs arrêts ultérieurs, notamment celui du 13 janvier 2020, semblait offrir une protection étendue aux victimes tierces.
Prenons un exemple concret : une SCI propriétaire des murs d’une station-service découvre que son sol est contaminé par des fuites de cuves appartenant à une compagnie pétrolière. Cette compagnie est liée par un contrat de fourniture avec l’exploitant de la station, mais pas avec la SCI. Celle-ci pourrait donc agir en responsabilité délictuelle en démontrant trois éléments : une faute de la compagnie (défaut d’entretien des cuves), un préjudice (pollution du sol, dépréciation du bien, coûts de dépollution) et un lien de causalité entre les deux.
II - Le nouveau défi : l’opposabilité des clauses contractuelles au tiers
L’arrêt récent du 17 décembre 2025, commenté par le professeur Frédéric Buy dans la Revue Pratique Droit des Affaires, vient toutefois compliquer cette apparente simplicité. La Cour de cassation y affirme que le tiers qui invoque la responsabilité délictuelle pour un manquement contractuel peut se voir opposer les conditions et limites de responsabilité prévues dans le contrat entre les parties.
Cette solution, amorcée par l’arrêt Clamageran du 3 juillet 2024, signifie concrètement que le tiers demandeur peut se heurter à diverses clauses contractuelles : clauses de conciliation préalable obligatoire, clauses de prescription abrégée (réduisant le délai de cinq ans de droit commun), clauses de forclusion imposant des procédures préalables, voire clauses plafonnant les indemnisations ou excluant certains types de dommages.
La justification est logique : il s’agit d’éviter que le tiers ne se trouve dans une situation plus favorable que les parties au contrat elles-mêmes. Si l’exploitant de la station-service ne peut demander réparation à la compagnie pétrolière que dans les limites prévues contractuellement, pourquoi le propriétaire du terrain pourrait-il échapper à ces mêmes limites ?
III - Une application délicate en matière environnementale
Cette évolution jurisprudentielle soulève cependant des interrogations majeures lorsqu’elle s’applique aux dommages environnementaux. Reprenons notre exemple de pollution par des cuves de station-service. Plusieurs arguments juridiques plaident pour une application restrictive, voire une inapplicabilité de ces clauses au tiers victime d’une pollution.
1. La nature spécifique du dommage environnemental
Les clauses de limitation de responsabilité insérées dans les contrats de fourniture pétrolière visent généralement les préjudices commerciaux : retards de livraison, défauts de qualité du carburant, interruption d’exploitation. Elles ne concernent pas toujours les dommages environnementaux causés à des tiers propriétaires de terrains.
Or, le préjudice subi par la SCI propriétaire est d’une nature fondamentalement différente : atteinte à la propriété, pollution durable du sol, risque sanitaire, obligation de dépollution imposée par la réglementation environnementale. Peut-on raisonnablement considérer que des clauses négociées dans un contexte commercial doivent s’appliquer à des dommages environnementaux qui n’étaient pas dans le champ de la négociation initiale ?
2. L’ordre public environnemental
Le droit de l’environnement relève largement de l’ordre public. Le Code de l’environnement impose des obligations strictes de prévention et de réparation des dommages environnementaux. Le principe pollueur-payeur, consacré au niveau européen et intégré en droit français, implique que celui qui cause une pollution doit en assumer l’intégralité des coûts de réparation.
Dans ce contexte, des clauses contractuelles qui limiteraient ou exonéreraient de responsabilité en matière de pollution pourraient être considérées comme contraires à l’ordre public environnemental et donc inopposables, même dans le cadre de la nouvelle jurisprudence.
IV - Le choix de la responsabilité du fait des choses ?
Un élément technique mérite attention : dans de nombreux contrats de station-service, la compagnie pétrolière reste propriétaire des cuves mises à disposition de l’exploitant. Cette situation fait basculer l’analyse juridique : la compagnie n’est plus seulement responsable d’un manquement contractuel, elle engage sa responsabilité en tant que gardienne de la chose ayant causé le dommage, sur le fondement de l’article 1242 du Code civil.
Cette responsabilité du fait des choses présente un avantage majeur pour la victime : elle est une responsabilité de plein droit, sans nécessité de prouver une faute. Il suffit de démontrer que la chose a joué un rôle actif dans la production du dommage. De plus, puisque cette responsabilité ne découle pas d’un manquement contractuel mais du statut de gardien de la chose, l’application de la jurisprudence récente sur l’opposabilité des clauses pourrait être questionnée. Toutefois, en l’absence de décision jurisprudentielle claire sur ce point précis, la prudence s’impose : les clauses limitatives pourraient néanmoins être opposées par analogie avec la solution retenue pour les manquements contractuels ?
Conclusion - nouvelles contraintes et stratégies pour le tiers victime d’une pollution
Face à cette évolution jurisprudentielle, le tiers victime d’une pollution doit adapter sa stratégie contentieuse. Plusieurs recommandations s’imposent.
D'abord anticiper l’opposabilité éventuelle de clauses contractuelles en construisant une argumentation solide sur leur inapplicabilité : nature différente du dommage, ordre public environnemental, caractère potentiellement abusif des clauses en matière de pollution. Cette argumentation doit être développée dès la mise en demeure et l’assignation.
Enfin, agir rapidement pour éviter tout problème de prescription, particulièrement si le contrat prévoit des délais abrégés qui pourraient être jugés opposables. Le point de départ du délai étant la manifestation du dommage (pas nécessairement la fuite initiale), une expertise technique précoce permet de sécuriser ce point.
L’évolution jurisprudentielle initiée par les arrêts Clamageran et du 17 décembre 2025 témoigne d’une volonté de cohérence : le tiers ne doit pas bénéficier d’un régime plus favorable que les parties au contrat. Cette logique se heurte toutefois à des principes forts en matière environnementale où la protection des victimes et la réparation intégrale des pollutions constituent des objectifs d’intérêt général.
Les prochaines décisions jurisprudentielles devront préciser les contours de cette opposabilité : toutes les clauses sont-elles concernées ou seulement certaines ? L’ordre public environnemental fait-il obstacle à cette opposabilité ? Les réponses à ces questions détermineront l’équilibre entre sécurité juridique des relations contractuelles et protection effective des victimes de pollutions.
En attendant ces clarifications, une certitude demeure : la consultation d’un avocat spécialisé avant toute action est indispensable pour naviguer dans cette complexité croissante du droit de la responsabilité civile.

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