Votre rue est en travaux depuis des mois. L'accès à votre boutique est devenu un parcours du combattant pour vos clients. Votre chiffre d'affaires chute. Vous vous demandez : ai-je droit à une indemnisation ?
La réponse est : oui, c'est possible. Mais attention, ce n'est pas automatique. Voici ce que vous devez absolument savoir avant d'engager une démarche.
Le principe : vous devez supporter les « sujétions normales »... mais pas plus
Lorsqu'une collectivité (commune, département, métropole) réalise des travaux sur la voirie, les commerçants riverains doivent accepter certains désagréments dans l'intérêt général. C'est ce qu'on appelle les « sujétions normales ».
Mais – et c'est tout l'enjeu – lorsque ces désagréments deviennent anormaux et graves, et qu'ils vous touchent particulièrement (par rapport aux autres commerçants ou habitants), vous pouvez obtenir réparation sur le fondement de la rupture d'égalité devant les charges publiques.
Concrètement, cela signifie que vous n'avez pas à prouver une faute de l'administration, mais que vous devez démontrer que les travaux vous ont imposé une charge disproportionnée.
I - Les trois conditions pour espérer une indemnisation
La jurisprudence administrative récente est claire : pour obtenir gain de cause, vous devez réunir trois éléments :
1. Un accès réellement entravé
Il ne suffit pas que les clients doivent faire un petit détour ou que le stationnement soit temporairement compliqué. Le juge recherche une entrave significative :
- Fermeture de la voie devant votre commerce (même temporaire)
- Accès rendu possible uniquement à pied sur une période prolongée
- Suppression durable du stationnement essentiel à votre activité
- Barriérage rendant votre enseigne invisible ou votre entrée difficilement accessible
- Panneaux de pré-signalisation dissuasifs détournant le flux de circulation
Exemple gagnant : Dans une affaire jugée par la Cour administrative d'appel de Nantes le 15 mars 2024 (n° 22NT01351), un commerçant a obtenu 15 000 € d'indemnisation après des travaux de voirie ayant duré environ 7 mois avec circulation alternée et surtout 15 jours de fermeture de la voie avec accès seulement à pied. La baisse de fréquentation était documentée semaine par semaine (20 à 40 % selon les périodes).
Exemple perdant : À l'inverse, dans une décision de la Cour administrative d'appel de Douai du 14 mars 2024 (n° 23DA00531), un commerçant qui réclamait 337 806,03 € a été débouté car, malgré les travaux, l'accès était maintenu et les détours estimés entre 500 et 700 mètres ont été jugés supportables.
2. Une durée significative (et des épisodes critiques)
Les juges examinent attentivement le calendrier des travaux et leur impact dans le temps :
- Quelle était la durée totale du chantier ?
- Y a-t-il eu des phases particulièrement pénalisantes (fermeture complète, impossibilité de livraison) ?
- Les nuisances étaient-elles continues ou seulement ponctuelles ?
Attention aux nuisances ponctuelles : La Cour administrative d'appel de Toulouse, dans un arrêt du 3 décembre 2024 (n° 23TL00188), a rejeté une demande d'indemnisation malgré des travaux sur 10 mois. Pourquoi ? Parce que la voie bordant le commerce n'avait pas été fermée, l'accès était maintenu, et l'indisponibilité du stationnement n'avait été constatée qu'à certaines dates. Les juges ont estimé qu'il s'agissait d'événements isolés et que la progression du chiffre d'affaires avait seulement été "ralentie".
Un chantier de 10 mois avec accès maintenu et nuisances seulement isolées ne suffira généralement pas. En revanche, 7 mois avec circulation alternée et un épisode de fermeture de 15 jours peut franchir le seuil (comme dans l'affaire CAA Nantes 2024 citée plus haut).
3. Un préjudice économique objectif et causalement lié
C'est le point le plus difficile à établir, et c'est là que la plupart des dossiers échouent.
Vous devez prouver :
- Une baisse réelle de votre activité
- Un lien direct entre cette baisse et les travaux (et non d'autres facteurs)
- Un caractère anormal de cette perte
Les pièges à éviter :
Le juge ne se contentera pas d'une baisse de chiffre d'affaires globale. Il cherchera à éliminer toutes les autres explications possibles :
- Concurrence nouvelle dans le secteur
- Tendance du marché (votre secteur d'activité est-il en déclin ?)
- Facteurs saisonniers
- Changements dans votre organisation (horaires, personnel, gamme de produits)
- Travaux ailleurs dans la ville
- Contexte économique général
Un cas d'école sur la causalité : Dans une affaire jugée par la Cour administrative d'appel de Nancy le 27 septembre 2022 (n° 20NC02606), une pharmacie avait obtenu 24 926,40 € d'indemnisation en première instance devant le tribunal administratif. Mais en appel, la Cour a cassé cette décision et rejeté l'indemnisation en relevant notamment l'insuffisance de la démonstration du lien causal et le caractère non anormal et spécial du préjudice. C'est un parfait exemple de dossier qui semblait gagné mais qui s'effondre sur la question de la causalité.
Dans une affaire récente jugée par la Cour administrative d'appel de Bordeaux le 10 décembre 2024 (n° 22BX03109) concernant un projet de "Tram'bus", un commerce a vu sa demande rejetée malgré plusieurs mois de barriérage, car la baisse n'était que de 7 % et l'accès véhicules/piétons était resté possible avec des parkings disponibles à proximité.
II - Ce que vous pouvez réellement espérer obtenir
Soyons francs : les indemnisations sont rarement à la hauteur du préjudice ressenti. Voici les montants constatés dans la jurisprudence récente (2017-2024) :
Indemnisations accordées :
- 15 000 € (préjudice commercial) + 3 500 € (troubles personnels du dirigeant) – CAA Nantes, 15 mars 2024, n° 22NT01351
- 24 245 € – CAA Marseille, 21 novembre 2017, n° 16MA00454
- 75 568 € – CAA Lyon, 4 avril 2019, n° 17LY00956 (cas exceptionnel avec atteinte particulièrement lourde et dossier de preuve très solide)
Demandes rejetées :
- 337 806 € réclamés : rejet total (CAA Douai, 14 mars 2024, n° 23DA00531)
- 97 747 € réclamés : rejet total (CAA Bordeaux, 10 décembre 2024, n° 22BX03109)
- 75 000 € réclamés en provision + expertise : rejet total (CAA Toulouse, 3 décembre 2024, n° 23TL00188)
- 24 926 € accordés en première instance, puis rejet complet en appel (CAA Nancy, 27 septembre 2022, n° 20NC02606)
Comment le juge calcule-t-il l'indemnisation ?
Le juge ne se contente pas de vous verser le chiffre d'affaires perdu. Il raisonne en réparation intégrale, c'est-à-dire qu'il cherche à vous replacer dans la situation où vous auriez été sans les travaux :
Calcul type :
- Perte de recettes imputables aux travaux
- MOINS les charges variables que vous n'avez pas supportées (marchandises non achetées, électricité économisée, etc.)
- PLUS les éventuelles charges supplémentaires causées par la situation (communication, signalétique temporaire, etc.)
Illustration concrète : Dans l'affaire jugée par la CAA de Nantes le 15 mars 2024 (n° 22NT01351), le juge a raisonné ainsi :
- Baisse des ventes du magasin : environ 36 000 €
- Coûts de production évalués à environ 40 % (charges variables économisées)
- Prise en compte de l'activité partielle éventuelle
- Indemnisation finale : 15 000 € pour le préjudice commercial
Ce calcul montre bien l'écart entre la perte de chiffre d'affaires brute et l'indemnisation réelle : plus de 50 % de réduction par rapport à la perte initiale constatée.
III - La procédure à suivre : attention aux pièges
Étape 1 : La réclamation préalable (obligatoire)
Vous ne pouvez pas saisir directement le tribunal administratif. Vous devez d'abord adresser une demande indemnitaire écrite et chiffrée à la collectivité maître d'ouvrage (généralement la commune ou la métropole).
Cette réclamation doit comporter :
- L'exposé précis des faits
- Le fondement juridique (rupture d'égalité devant les charges publiques)
- La démonstration du caractère anormal et spécial du préjudice
- Le lien de causalité
- Le chiffrage détaillé
- Les pièces justificatives
Étape 2 : Attendre la réponse (ou le silence)
- Si la collectivité rejette votre demande : vous pouvez saisir le tribunal
- Si elle ne répond pas pendant 2 mois : le silence vaut rejet, vous pouvez saisir le tribunal
Étape 3 : Le recours devant le tribunal administratif
Vous disposez de 2 mois à compter du rejet (exprès ou tacite) pour saisir le tribunal administratif.
Attention à la prescription : L'action se prescrit par 4 ans (prescription quadriennale). Une réclamation bien formulée interrompt cette prescription.
L'option du référé expertise
Si votre dossier de preuve est fragile (ce qui est souvent le cas), vous pouvez demander au juge de désigner un expert pour :
- Analyser votre comptabilité
- Établir la corrélation entre travaux et baisse d'activité
- Comparer avec l'année précédente (N-1)
Mais attention : le juge n'ordonnera une expertise que si vous apportez déjà des indices sérieux de préjudice. Sans début de preuve, votre demande sera rejetée.
Les preuves à rassembler dès maintenant
Si votre rue est actuellement en travaux, constituez votre dossier immédiatement :
Documents essentiels
1. Constats d'huissier (ou de commissaire de justice)
- État des accès (véhicules, piétons, livraisons)
- Barriérage et signalisation
- Visibilité de votre enseigne
- Photos datées et géolocalisées
2. Données comptables détaillées
- Extractions hebdomadaires de votre caisse
- Comparaison avec N-1 et N-2
- Si possible : analyse par tranches horaires et par jours
- Évolution de la marge brute
3. Attestation de votre expert-comptable
- Calcul de la marge brute
- Distinction charges fixes / charges variables
- Reconstitution du chiffre d'affaires « sans travaux »
- Explication de la méthode utilisée
4. Éléments d'élimination des autres causes
- Absence de concurrence nouvelle
- Pas de travaux privés sur votre local
- Stabilité de vos horaires et équipes
- Contexte du secteur d'activité
5. Correspondances avec la collectivité
- Vos demandes d'aménagement (accès, signalisation, etc.)
- Leurs réponses
- Planning des travaux
- Compte-rendus de réunions
Notre conseil : une action possible, mais pas systématique
L'indemnisation des commerçants victimes de travaux publics n'est pas une action illusoire, mais c'est un contentieux exigeant où le succès dépend de trois facteurs cumulatifs :
- ✓ Une entrave objective et significative à l'accès
- ✓ Une durée ou des épisodes critiques bien documentés
- ✓ Un dossier de preuve économique construit comme un dossier d'expertise
Sans ces trois éléments réunis, les chances de succès sont faibles, et vous risquez même d'être condamné aux dépens.
Quand engager la démarche ?
OUI, il faut agir si :
- Votre accès a été fermé ou rendu très difficile pendant plusieurs semaines
- Vous constatez une baisse nette et brutale corrélée aux travaux
- Vous pouvez documenter précisément l'impact (constats, comptabilité hebdomadaire)
NON, mieux vaut renoncer si :
- L'accès est resté possible malgré des désagréments
- La baisse de votre activité est modérée (< 10 %)
- D'autres facteurs peuvent expliquer vos difficultés (concurrence, tendance du marché)
En conclusion
Obtenir l'indemnisation de votre préjudice lié à des travaux publics est possible, mais cela nécessite :
- Une action rapide pour constituer les preuves pendant le chantier
- Un dossier technique solide (constats, comptabilité, expertise)
- Une analyse lucide de vos chances de succès
- Un accompagnement juridique pour éviter les pièges procéduraux
Les montants accordés restent généralement modestes au regard du préjudice ressenti, mais dans les cas d'entrave caractérisée, une indemnisation entre 15 000 et 75 000 € peut être obtenue.
Références jurisprudentielles citées
Décisions favorables aux commerçants :
- CAA Nantes, 15 mars 2024, n° 22NT01351 (indemnisation : 15 000 € + 3 500 €)
- CAA Marseille, 21 novembre 2017, n° 16MA00454 (indemnisation : 24 245 €)
- CAA Lyon, 4 avril 2019, n° 17LY00956 (indemnisation : 75 568 €)
Décisions défavorables aux commerçants :
- CAA Douai, 14 mars 2024, n° 23DA00531 (rejet ; détours limités, accès non excessivement difficile)
- CAA Bordeaux, 10 décembre 2024, n° 22BX03109 (rejet ; baisse modérée ~7 %, accès maintenu)
- CAA Toulouse, 3 décembre 2024, n° 23TL00188 (rejet ; nuisances ponctuelles/isolées, accès maintenu)
- CAA Nancy, 27 septembre 2022, n° 20NC02606 (rejet en appel après indemnisation en première instance)
Par Me Laurent GIMALAC, Avocat spécialiste en Droit de l’environnement, Bureau de Paris : 222 Bd Bd Saint Germain, 75007 PARIS., Bureau de Grasse : 48 Avenue Pierre Sémard, 06130 GRASSE Tel : 01 42 60 04 31 (Paris) ou 04 93 69 36 85.

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