La question de la qualification fiscale des remboursements de frais versés aux dirigeants de sociétés constitue un terrain de contentieux récurrent, tant en raison de la diversité des pratiques que de la ligne de partage parfois subtile entre charge déductible, rémunération imposable et revenu distribué.
La décision du Conseil d’État du 25 septembre 2025 (n° 496839) apporte une clarification importante, désormais applicable à l’ensemble des gérants de SARL, qu’ils soient majoritaires, égalitaires ou minoritaires.

 

En retenant que l’absence de justificatifs ne suffit pas, à elle seule, à disqualifier un remboursement de frais en tant qu’élément de rémunération imposable dans la catégorie des traitements et salaires, la Haute juridiction opère une mise au point doctrinale. Elle unifie surtout la grille d’analyse applicable aux dirigeants non salariés des SARL, en prolongeant la solution dégagée pour les gérants majoritaires dans ses décisions de 2022 et 2023 [[CE 20-9-2022, n°460201]] et [[CE 7-11-2023, n°471338]].

 

Cet arrêt est d’autant plus significatif qu’il intervient en présence de remboursements kilométriques explicitement comptabilisés comme frais professionnels. Il rappelle les exigences précises de qualification fiscale posées par les articles 79, 80 ter, 39, 109 et 111 du CGI.

 


1. Le cadre juridique applicable aux remboursements de frais des dirigeants de SARL

1.1. Le principe : imposition comme traitements et salaires

L’article 80 ter du CGI prévoit que les indemnités, allocations et remboursements pour frais versés aux dirigeants de sociétés sont soumis à l’impôt sur le revenu dans la catégorie des traitements et salaires.

 

La disposition s’applique expressément :

 

  • aux gérants minoritaires et égalitaires de SARL ;

 

  • mais également, par cohérence jurisprudentielle, aux gérants majoritaires.

 

Peu importe que les frais soient ou non justifiés : dès lors que les sommes sont comptabilisées comme des remboursements et qu’elles se rattachent normalement aux fonctions de dirigeant, elles constituent un complément de rémunération, imposable comme tel.

 

1.2. Les exceptions ouvrant la voie à une imposition en revenus de capitaux mobiliers

Le Conseil d’État rappelle trois situations précises dans lesquelles les remboursements de frais ne relèvent pas de l’article 80 ter et basculent dans la catégorie des revenus distribués :

 

  1. Absence de comptabilisation explicite des remboursements en tant que frais professionnels
    — Imposition sur le fondement de l’article 111 c du CGI (avantages occultes).

 

  1. Montant excessif des remboursements, conduisant à un total de rémunération disproportionné
    — Imposition selon l’article 111 d du CGI (fraction non déductible des rémunérations excessives).

 

  1. Versements insusceptibles de se rattacher aux fonctions du dirigeant
    — Imposition sur le fondement de l’article 109, 1-2° du CGI, applicable aux sommes mises à la disposition des associés indépendamment de tout lien avec leurs fonctions.

 

Cette troisième exception n’est applicable que pour des dépenses qui, par nature, sont étrangères à l’exercice des fonctions.
Il ne s’agit pas d’une appréciation par défaut de preuve, mais d’un constat positif portant sur la nature même du remboursement.

 

Le Conseil d’État a déjà jugé, par exemple, que la prise en charge d’un avion privé ou d’une résidence secondaire par la société ne pouvait en aucun cas être rattachée aux fonctions d’un dirigeant [[CE 18-5-2009, n°298038]].

 


2. L’erreur de droit relevée par le Conseil d’État : l’absence de justificatifs ne suffit pas

2.1. Les faits de l’affaire

Dans l’affaire commentée, un gérant égalitaire percevait des remboursements kilométriques importants (plus de 40 000 km certains exercices).
L’administration n’a reconnu le caractère professionnel que pour les déplacements correspondant à des réunions de chantier dûment attestées.

 

La cour administrative d’appel de Nancy en avait déduit que :

 

  • faute de justificatifs suffisants,

 

  • les remboursements restants étaient dépourvus de tout lien avec les fonctions,

 

  • et devaient être imposés au titre des revenus distribués (art. 109, 1-2°).

 

2.2. La correction apportée par le Conseil d’État

Le Conseil d’État censure ce raisonnement.

 

Il rappelle qu’en vertu du principe dégagé au point 3 de sa décision, l’absence de justificatifs n’autorise pas à qualifier les remboursements de frais de revenus distribués, dès lors qu’ils ont été :

 

  • explicitement comptabilisés comme des frais professionnels,

 

  • versés dans le cadre des fonctions,

 

  • et qu’aucun élément objectif ne révèle leur caractère étranger à l’exercice du mandat social.

 

Ainsi, le simple fait de ne pas prouver l’utilisation professionnelle du véhicule ne suffit pas à établir que les sommes versées sont « insusceptibles de se rattacher aux fonctions ».

 

Cette précision est essentielle :
Pour que l’article 109, 1-2° s’applique, il faut démontrer positivement que la dépense est étrangère aux fonctions.
Autrement dit : la preuve d’un lien professionnel incomplet n’équivaut pas à la preuve d’une absence totale de lien.

 

Le rapporteur public, M. Romain Victor, souligne clairement cette exigence de démonstration.

 


3. Une unification bienvenue de la jurisprudence applicable aux différents types de gérants

Cette décision harmonise le traitement fiscal des remboursements de frais pour l’ensemble des gérants de SARL.

 

Jusqu’alors, la jurisprudence permettait parfois d’entretenir une distinction implicite entre :

 

  • gérants majoritaires (soumis à la jurisprudence 2022-2023),

 

  • gérants minoritaires ou égalitaires.

 

Désormais, le Conseil d’État aligne expressément les règles, en appliquant aux gérants minoritaires et égalitaires les mêmes standards que ceux posés précédemment pour les majoritaires.

 

Il faut retenir que la qualification fiscale dépend davantage de la nature de la dépense et de son rattachement fonctionnel que du statut capitalistique du dirigeant.

 


4. Les implications pratiques pour les entreprises et pour les dirigeants

4.1. Pour les sociétés : mieux documenter la nature des remboursements

L’arrêt confirme l’importance :

 

  • d’une comptabilisation explicite des remboursements,

 

  • d’une politique interne claire en matière de frais professionnels,

 

  • et de la conservation de tout élément permettant d’établir la nature ou l’utilité du déplacement.

 

Même si l’absence de justificatif ne suffit plus à faire basculer en revenus distribués, elle demeure un élément d’analyse pour apprécier :

 

  • le caractère excessif des rémunérations (art. 39, 1-1°),

 

  • ou la possibilité d’un avantage occulte (art. 111 c).

 

4.2. Pour les dirigeants : attention au risque de requalification

Les dirigeants doivent retenir que :

 

  • lorsqu’un remboursement correspond bien, par nature, à l’exercice des fonctions, le défaut de justificatif n’est pas fatal ;

 

  • mais lorsque la dépense est objectivement étrangère à l’activité sociale, la requalification en revenu distribué est automatique.

 

Il devient donc indispensable d’être en mesure de démontrer, au moins sommairement, la pertinence du déplacement.

 

4.3. Pour les avocats fiscalistes : une vigilance accrue en audit ou en contentieux

L’analyse doit être menée en trois temps :

 

  1. La dépense est-elle par nature rattachable aux fonctions ?

 

  1. Est-elle comptabilisée comme remboursement professionnel ?

 

  1. Son montant, associé aux autres éléments de rémunération, est-il raisonnable ?

 

Ce triptyque s’impose désormais dans toute mission de conseil au profit de dirigeants de SARL.

 


5. Une décision protectrice de la sécurité juridique, mais qui n’affaiblit pas les pouvoirs de l’administration

Le Conseil d’État adopte ici une position équilibrée :

 

  • d’un côté, il évite qu’une absence de justificatif entraîne mécaniquement un basculement en revenus distribués ;

 

  • de l’autre, il rappelle que l’administration conserve la possibilité de requalifier les sommes lorsque leur montant est excessif ou lorsqu’elles sont objectivement sans lien avec les fonctions.

 

On ne peut donc pas y voir un allègement des obligations déclaratives.
Il s'agit plutôt d’une exigence de cohérence : la qualification fiscale dépend d’abord de la nature de la dépense, non de l'ampleur des justificatifs produits.

 


Conclusion

La décision du Conseil d’État du 25 septembre 2025 (n° 496839) constitue une clarification majeure en matière de fiscalité des remboursements de frais des dirigeants de SARL. Elle affirme que :

 

  • le remboursement de frais, même non justifié, reste en principe un élément de rémunération imposable comme salaire,

 

  • sauf démonstration positive d’un caractère excessif, occulte ou étranger aux fonctions,

 

  • et qu’il ne peut être requalifié en revenu distribué que dans ces hypothèses strictement définies.

 

Cette jurisprudence unifiée apporte une sécurité juridique appréciable pour les dirigeants comme pour les entreprises, tout en laissant intact le pouvoir de contrôle de l’administration.
Dans un contexte où la frontière entre frais professionnels et avantages personnels est souvent délicate à apprécier, cet arrêt offre un cadre d’analyse clair et cohérent, indispensable pour les avocats, les fiscalistes et les praticiens du droit des sociétés.

 

 

LE BOUARD AVOCATS

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