La question du sort d’un ouvrage public irrégulièrement implanté (souvent qualifié d’« ouvrage public mal planté ») soulève des enjeux juridiques et pratiques considérables, puisqu’il s’agit de concilier l’intérêt général lié à la préservation ou à l’usage de l’ouvrage avec le respect des droits des propriétaires et le maintien de l’environnement. Le juge administratif, lorsqu’il est saisi d’un litige à ce sujet, opère un contrôle dit de « plein contentieux », qui prend en compte l’ensemble des circonstances de fait et de droit au jour où il statue (CE, 29 nov. 2019, no 410689, M. Pinault), et non plus à la seule date de l’acte litigieux comme c’était le cas en contentieux de l’excès de pouvoir.
Lorsque la possibilité de régulariser la situation de l’ouvrage est écartée, le juge opère une forme de « bilan coût-avantage » :
« Il prend en considération, d’une part, les inconvénients que la présence de l’ouvrage entraîne pour les divers intérêts publics ou privés en présence et notamment, le cas échéant, pour le propriétaire du terrain d’assiette de l’ouvrage, d’autre part, les conséquences de la démolition pour l’intérêt général, et apprécie, en rapprochant ces éléments, si la démolition n’entraîne pas une atteinte excessive à l’intérêt général »
(CE, 13 févr. 2009, no 295885, Communauté de cnes du canton de Saint-Malo de La Lande).
Si l’on a parfois dénoncé, en matière d’expropriation, une balance fréquemment favorable à l’Administration, l’expérience montre qu’en matière d’ouvrages publics mal implantés, les juges administratifs n’hésitent pas à ordonner leur déplacement ou leur démolition lorsque l’atteinte aux droits des tiers apparaît réelle et disproportionnée, ou que l’ouvrage compromet des considérations environnementales ou d’urbanisme majeures. À l’inverse, dans de nombreux cas, le juge refuse de prononcer de telles mesures lorsque les motifs liés à l’intérêt général ou l’absence de préjudice significatif pour le propriétaire du terrain l’emportent.
I. Grille d’analyse : critères dégagés par la jurisprudence
Au vu des décisions récentes, on peut proposer la grille d’analyse suivante pour décider de la mesure la plus appropriée (démolition, déplacement, maintien) :
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Possibilité de régularisation juridique
- Question préalable : l’ouvrage peut-il faire l’objet d’une régularisation au titre des règles d’urbanisme, de domanialité ou d’environnement (autorisation d’occupation du domaine public, permis de construire régularisé, déclaration d’utilité publique complémentaire, etc.) ?
- Référence jurisprudentielle : CE, 13 févr. 2009, Communauté de cnes du canton de Saint-Malo de La Lande.
- Conséquence pratique : si la régularisation est possible et n’engendre pas des inconvénients majeurs, le juge optera plutôt pour cette solution. Dans le cas contraire, il devra trancher entre maintien (tel quel), déplacement ou démolition.
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Inconvénients pour les intérêts privés
- Caractérisation du préjudice : le propriétaire affecté doit prouver un préjudice réel (troubles de jouissance, empêchement de construire, risques pour la sécurité, atteinte à un bien protégé, etc.).
- Exemples de décisions :
- Démolition ou déplacement ordonnés lorsqu’un pylône, un transformateur ou une canalisation empêche la réalisation de projets de construction ou menace la sécurité (CAA Nantes, 4 févr. 2022, no 21NT00329, Sté élevage de Durtal ; CE, 9 déc. 2011, no 333756, Mme Lahiton).
- Maintien lorsque l’inconvénient demeure essentiellement esthétique ou peu contraignant pour le propriétaire (CAA Lyon, 14 oct. 2021, no 20LY00737 ; CAA Versailles, 12 nov. 2020, no 17VE03741).
- Critère pratique : démontrer concrètement la réalité du préjudice subi (expertises, plans de projets non réalisables, coûts supplémentaires, dangers, etc.).
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Prise en compte de l’intérêt général
- Analyse des usages de l’ouvrage : l’ouvrage profite-t-il à un large public (accès au rivage, desserte électrique, distribution d’eau, accès routier, patrimoine culturel) ?
- Importance économique et technique : la démolition ou le déplacement menacent-ils la fourniture de services publics essentiels (eau, électricité, voirie) ? Quel est l’impact financier pour la collectivité, notamment si la commune est de taille modeste (CAA Marseille, 1er déc. 2020, no 19MA03122, Cne de Villemagne l’Argentière) ?
- Exemples de décisions :
- Démolition refusée lorsque l’ouvrage, bien qu’irrégulier, présente un intérêt significatif pour la collectivité (CAA Bordeaux, 7 juin 2012, no 11BX02413, piétonnier d’une station balnéaire).
- Démolition ordonnée malgré un usage public, lorsque l’impact écologique ou l’atteinte aux droits du propriétaire est jugé majeur (CE, 20 mai 2011, no 325552, Communauté d’agglomération du lac du Bourget).
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Bilan coût-avantage
- Évaluation financière : coût de la démolition ou du déplacement par rapport au bénéfice attendu pour le propriétaire lésé ou pour l’environnement.
- Caractère « excessif » ou non : la démolition ou le déplacement engendre-t-il un gaspillage de fonds publics disproportionné ou des conséquences graves pour le service public ?
- Exemples de décisions :
- Démolition d’un parking de 500 places (CE, sect., 14 oct. 2011, no 320371, Cne de Valmeinier), jugée justifiée compte tenu du non-respect des règles d’urbanisme et de l’atteinte à la protection du site.
- Maintien d’une canalisation sous une parcelle lorsque le propriétaire ne prouve pas que ses projets de construction sont réellement bloqués (CAA Marseille, 17 févr. 2023, no 21MA04892, SCI Terremer).
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Situation de droit et de fait au jour du jugement
- Évolution de la situation : l’ouvrage ou son environnement ont-ils fait l’objet de modifications ultérieures (règlements, nouvelles autorisations) ? Le propriétaire a-t-il modifié ses projets ?
- Conséquence juridique : le juge du plein contentieux (CE, 29 nov. 2019, no 410689, M. Pinault) tient compte des circonstances existant à la date de son arrêt ; une solution qui aurait pu sembler disproportionnée au moment de l’édification de l’ouvrage peut, après coup, apparaître justifiée ou, inversement, un ouvrage jadis nécessaire peut devenir obsolète ou gênant au regard de nouveaux projets.
II. Applications concrètes et conseils pratiques
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Rassembler la preuve du préjudice
Pour obtenir la démolition ou le déplacement d’un ouvrage, le propriétaire du terrain d’assiette doit démontrer que l’inconvénient subi n’est pas purement hypothétique ni simplement esthétique. Il convient de produire toutes pièces utiles (expertises techniques, permis de construire en projet, attestations de risques, estimations financières, etc.). -
Établir la disproportion entre le préjudice subi et l’intérêt général
Le propriétaire doit prouver que l’atteinte à ses droits excède le bénéfice pour la collectivité. Ainsi, dans les arrêts où un poteau électrique n’entrave pas véritablement les constructions ou ne crée qu’un désagrément mineur, la demande de démolition est rejetée (CAA Nantes, 15 janv. 2021, no 19NT02630). Inversement, si le pylône fait courir un risque ou empêche un projet important, le juge ordonne son déplacement (CAA Nantes, 4 févr. 2022, no 21NT00329). -
Exposer les conséquences d’une démolition ou d’un déplacement pour l’intérêt général
Les collectivités ou concessionnaires de services publics doivent démontrer que la démolition (ou le déplacement) engendrerait des coûts et des perturbations graves au regard des bénéfices attendus par la modification de l’ouvrage. Le juge vérifie notamment la capacité financière de la collectivité (CAA Marseille, 1er déc. 2020, no 19MA03122). -
Prendre en compte les enjeux environnementaux
Nombreux sont les jugements où l’atteinte à un site naturel protégé a justifié la démolition d’ouvrages pourtant déjà construits (CE, 20 mai 2011, no 325552). Dans ces hypothèses, l’évaluation de l’impact sur le milieu (classé ou non) et la proportionnalité de la mesure (déplacements partiels, protections compensatoires, etc.) sont centrales. -
Apprécier l’actualité et la pérennité de l’ouvrage
Parce que le juge se prononce en tenant compte des circonstances existant à la date de sa décision, il est crucial de signaler toute modification, régularisation ou adaptation susceptible de faire évoluer l’intérêt général (nouveaux besoins de la collectivité, nouvelles normes, etc.).
Conclusion
Le juge administratif veille à un équilibre subtil entre, d’une part, la nécessité de respecter les droits des propriétaires ainsi que les exigences environnementales et d’urbanisme, et, d’autre part, la protection du service public et l’intérêt général. La solution retenue repose sur une appréciation concrète et contextualisée des inconvénients causés par l’ouvrage et des conséquences de sa démolition ou de son déplacement. Ainsi, l’issue d’un litige relatif à un « ouvrage public mal planté » dépend, en pratique, de la capacité du requérant à caractériser un préjudice effectif et disproportionné, et de l’aptitude de la collectivité ou du gestionnaire de l’ouvrage à démontrer un intérêt général prépondérant.
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