Mesure d'instruction avant procès : conditions de recevabilité de la demande

 Note, Y. Strickler, Procédures, 2024-1, p. 17. 

Cour de cassation - Chambre civile 2

  • N° de pourvoi : 21-18.619
  • ECLI:FR:CCASS:2023:C201056
  • Publié au bulletin
  • Solution : Rejet

Audience publique du jeudi 26 octobre 2023

Décision attaquée : Cour d'appel de Paris, du 24 mars 2021

Président

Mme Martinel

Avocat(s)

SCP Duhamel, SCP Célice, Texidor, Périer

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
 

LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

CIV. 2

LM



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 26 octobre 2023




Rejet


Mme MARTINEL, président



Arrêt n° 1056 FS-B

Pourvoi n° X 21-18.619



R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 26 OCTOBRE 2023

La société Matignon finances, société anonyme, dont le siège est [Adresse 3], a formé le pourvoi n° X 21-18.619 contre l'arrêt rendu le 24 mars 2021 par la cour d'appel de Paris (pôle 1, chambre 3), dans le litige l'opposant à la société Mirabaud & Cie (Europe), société anonyme de droit luxembourgeois, dont le siège est [Adresse 2]), prise en sa succursale en France, [Adresse 1], défenderesse à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Caillard, conseiller, les observations de la SCP Duhamel, avocat de la société Matignon finances, de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Mirabaud & Cie (Europe), et l'avis de M. Adida-Canac, avocat général, après débats en l'audience publique du 19 septembre 2023 où étaient présents Mme Martinel, président, Mme Caillard, conseiller rapporteur, Mme Durin-Karsenty, conseiller doyen, Mme Vendryes, M. Waguette, conseillers, Mmes Jollec, Bohnert, M. Cardini, Mmes Latreille, Bonnet, Chevet, conseillers référendaires, M. Adida-Canac, avocat général, et Mme Thomas, greffier de chambre,

la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 24 mars 2021), invoquant des actes de concurrence déloyale de la part de la société Matignon finances (la société Matignon), la société Mirabaud & Cie (Europe) (la société Mirabaud) a obtenu, sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, par ordonnance sur requête du président d'un tribunal de commerce du 12 septembre 2019, une mesure d'investigation dans les locaux de la société Matignon.

2. Ayant saisi le président du tribunal de commerce d'une demande de rétractation, la société Matignon a été déboutée par ordonnance de référé du 12 juin 2020 et a interjeté appel.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

3. La société Matignon fait grief à l'arrêt attaqué de dire que l'ordonnance du
12 septembre 2019 était conforme aux dispositions des articles 145 et 493 du code de procédure civile et de la débouter de sa demande de rétractation de cette ordonnance, alors « que les mesures d'instruction in futurum de l'article 145 du code de procédure civile ne peuvent être ordonnées sur requête que lorsque les circonstances exigent qu'elles ne soient pas prises contradictoirement, ce qui est notamment le cas lorsque la tenue d'un débat contradictoire impliquerait un risque de dépérissement des éléments de preuve ; que les juges ne peuvent se déterminer par des motifs d'ordre général, mais uniquement en fonction des circonstances propres du litige ; qu'en l'espèce, la société Matignon finances faisait valoir qu'elle était, comme les autres sociétés de gestion de portefeuille, « soumise à des obligations légales et réglementaires très strictes de conservation de ses données et dont le respect est encadré et contrôlé par l'AMF », et qu'elle ne pouvait donc pas faire disparaître ses listes de comptes clients ni sa documentation relative à l'emploi et aux conditions de travail de ses salariés, auxquelles la société Mirabaud & Cie entendait avoir accès par la mesure d'instruction in futurum ; qu'en jugeant toutefois que cette mesure avait pu être ordonnée de manière non-contradictoire, sans répondre à ce moyen, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

4. Après avoir constaté que l'ordonnance du 12 septembre 2019 renvoyait à la requête, à ses motifs et aux justifications produites, l'arrêt retient que le risque de dépérissement des éléments de preuve et de dissimulation des documents est à rapporter à la nature des faits de concurrence déloyale mentionnés dans la requête qui expose, pièces à l'appui, qu'afin d'induire en erreur et détourner la clientèle, des informations ont été sciemment supprimées ou modifiées, ou encore confusément diffusées par certains gérants quittant la société.

5. L'arrêt relève ensuite que la requête mentionne également un risque de concertation entre la société concurrente et les anciens collaborateurs de la société Mirabaud afin de faire disparaître les éléments recherchés, lequel est caractérisé par les éléments relatifs au débauchage massif de salariés et au détournement de la clientèle, exposés dans la requête qui dénonce une orchestration collective, la société Mirabaud pouvant légitimement craindre de voir effacer les échanges préalables et négociations ayant présidé à l'arrivée de ses salariés et de ses clients chez la société Matignon.

6. La cour d'appel, qui a caractérisé les circonstances justifiant qu'il soit dérogé au principe de la contradiction, a répondu en les écartant, aux conclusions prétendument délaissées.

7. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.

Sur le second moyen

Enoncé du moyen

8. La société Matignon fait le même grief à l'arrêt, alors :

« 1°/ que les mesures d'instruction légalement admissibles, destinées à conserver ou à établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, ne peuvent être ordonnées lorsque les éléments de preuve susceptibles d'être appréhendés ont vocation à être utilisés dans le cadre d'un procès antérieur déjà engagé ; qu'en l'espèce, la société Matignon finances faisait valoir que les pièces susceptibles d'être appréhendées par les mesures d'instruction in futurum sollicitées par la société Mirabaud & Cie par requête du 11 septembre 2019 avaient vocation à être utilisées dans le cadre du procès prud'homal antérieur concernant les conditions de travail des salariés de la société Mirabaud & Cie et à l'occasion duquel cette dernière leur a reproché des agissements de concurrence déloyale ; qu'elle faisait ainsi valoir qu'il existait un procès prud'homal antérieur de nature à faire échec à la demande de mesures d'instruction litigieuse ; que pour juger néanmoins que la société Mirabaud & Cie avait satisfait à l'exigence de présenter une requête avant tout procès, la cour d'appel, qui a relevé l'existence d'un lien entre le contentieux prud'homal et le contentieux de concurrence déloyale, a jugé que, « quand bien même il existe un lien entre ces deux contentieux, il s'avère que ce lien s'est noué postérieurement au dépôt de la requête, à la faveur des demandes reconventionnelles de la société Mirabaud & Cie », de sorte que le litige prud'homal n'avait pas « trait initialement à des agissements de concurrence déloyale » ; qu'en statuant ainsi, tandis qu'elle avait relevé que les demandes reconventionnelles présentées dans le procès prud'homal antérieur étaient liées au procès de concurrence déloyale, ce dont il résultait que les pièces appréhendées en vue de ce dernier allaient servir le procès prud'homal antérieur, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquence légales de ses constatations, a violé les articles 145 et 70 du code de procédure civile.

2°/ que les mesures d'instruction légalement admissibles, destinées à conserver ou à établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, ne peuvent être ordonnées que pour autant qu'aucun procès antérieur n'est en cours, à moins qu'il ne s'agisse de procès distincts ; que le fait qu'une demande reconventionnelle soit jugée recevable établit qu'elle présente un lien suffisant avec la demande initiale ; qu'en l'espèce, pour juger que la société Mirabaud & Cie avait satisfait à l'exigence de présenter une requête aux fins de mesures d'instruction in futurum avant tout procès, la cour d'appel a relevé que, s'il existait un lien entre le procès prud'homal et le procès en concurrence déloyale en vue duquel la société Mirabaud & Cie a requis une mesure d'instruction in futurum, ce lien ne s'était noué que par l'effet des demandes reconventionnelles présentées dans le litige prud'homal « postérieurement à la requête du 11 septembre 2019 » ; qu'en se déterminant ainsi, par la seule référence à la date à laquelle les demandes reconventionnelles ont été présentées, tandis que de ces demandes, jugées recevables, n'ont fait qu'intégrer le procès prud'homal préalable et antérieur à celui de concurrence déloyale, ce qui suffisait caractériser l'existence d'un procès antérieur au sens de l'article 145 du code de procédure civile, la cour d'appel a statué par des motifs impropres à justifier la recevabilité de la requête de la société Mirabaud & Cie et a ainsi violé les articles 145 et 70 du code de procédure civile ;

3°/ que dès lors qu'un procès est déjà engagé, les mesures d'instruction légalement admissibles, destinées à conserver ou à établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution de ce procès, ne peuvent plus être ordonnées sur requête ou en référé, à moins qu'il ne s'agisse d'un litige distinct ; que, par ailleurs, une demande ne peut être présentée à titre reconventionnel qu'à condition de se rattacher à la demande originaire par un lien suffisant ; qu'en l'espèce, le litige initial porté devant le conseil des prud'hommes concernait certes les conditions de travail de plusieurs des salariés de la société Mirabaud & Cie, mais celle-ci a, par la suite, présenté une demande reconventionnelle faisant état d'agissements de concurrence déloyale, dont la solution était susceptible de dépendre de la mesure d'instruction in futurum ordonnée par le juge saisi sur requête ; qu'en se bornant à juger que, « quand bien même il existe un lien entre ces deux contentieux, il s'avère que ce lien s'est noué postérieurement au dépôt de la requête, à la faveur des demandes reconventionnelles de la société Mirabaud & Cie », tandis que cette demande reconventionnelle présentait nécessairement un lien suffisant avec le litige initial, ce dont il résulte que l'action prud'homale et l'action en concurrence déloyale ne constituaient pas deux litiges distincts, la cour d'appel a violé les articles 145 et 70 du code de procédure civile ;

4°/ que dès lors que le demandeur à une mesure d'instruction in futurum est déjà partie à un procès au fond, ne portant pas sur un litige distinct, une telle mesure ne peut être ordonnée ; qu'il importe peu que la société cible de la requête aux fins de mesures d'instruction in futurum ne soit pas partie à ce procès au fond ; qu'en l'espèce, la société Mirabaud & Cie étant demanderesse reconventionnelle dans le cadre du procès initial, intenté par certains de ses anciens salariés devant le conseil de prud'hommes, et requérante d'une mesure d'instruction in futurum, le critère d'identité de partie était rempli, interdisant qu'une telle mesure soit ordonnée ; qu'ainsi la requête de la société Mirabaud & Cie tendant à obtenir une mesure d'instruction in futurum pour conserver ou établir la preuve de faits de concurrence déloyale qu'elle entendait utiliser tant dans le procès prud'homal en cours que dans un litige commercial à venir, ne pouvait être accueillie ; qu'en jugeant cependant que l'instance prud'homale et l'instance introduite par la requête aux fins de mesures d'instruction in futurum constituaient des litiges distincts, au motif que les parties au litige prud'homal étaient « différentes de celles concernées par le litige exposé dans la requête », la cour d'appel, qui a statué par des motifs inopérants, a violé l'article 145 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

9. Il résulte de l'article 145 du code de procédure civile qu'une mesure in futurum ne peut pas être ordonnée lorsqu'une instance est ouverte au fond sur le même litige et que celle-ci a été introduite avant le dépôt de la requête.

10. Le juge est tenu d'examiner l'existence de ces conditions au jour du dépôt de la requête.

11. L'existence d'une demande reconventionnelle formée dans l'instance au fond ne constitue pas un obstacle à la mesure d'instruction in futurum, dès lors qu'elle est formée après le dépôt de la requête.

12. L'article 145 du code de procédure civile n'exige pas pour que l'instance au fond ouverte à la date de la requête soit considérée comme le même litige que les parties aux deux procès soient identiques. Il suffit que l'intéressé, qui sollicite une mesure d'instruction in futurum, soit partie à l'instance au fond.

13. La cour d'appel, ayant constaté, par motifs propres et adoptés, que les instances au fond engagées devant le conseil de prud'hommes par trois des anciens salariés de la société Mirabaud, faisaient suite à leur prise d'acte de la rupture de leur contrat de travail, qu'au jour du dépôt de la requête portant sur des actes supposés de concurrence déloyale commis par la société Matignon, les deux litiges étaient distincts et que la demande reconventionnelle formée devant le conseil de prud'hommes, faisant état d'actes de concurrence déloyale, avait été déposée postérieurement à la requête du 11 septembre 2019, en a déduit à bon droit, abstraction faite du motif pour partie erroné mais surabondant critiqué par la quatrième branche, que l'instance au fond devant le conseil de prud'hommes ne constituait pas un obstacle à la mesure d'instruction in futurum.

14. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne la société Matignon finances aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Matignon finances et la condamne à payer à la société Mirabaud & Cie (Europe) la somme de 3 000 euros ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-six octobre deux mille vingt-trois.ECLI:FR:CCASS:2023:C201056

Analyse

  •  Titrages et résumés

  •  Précédents jurisprudentiels

  •  Textes appliqués

Publié par ALBERT CASTON à 18:09  

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