Responsabilité décennale et notion d'ouvrage
Cour de cassation - Chambre civile 3
- N° de pourvoi : 23-18.563
- ECLI:FR:CCASS:2025:C300467
- Publié au bulletin
- Solution : Cassation partielle sans renvoi
Audience publique du jeudi 25 septembre 2025
Décision attaquée : Cour d'appel de Paris, du 05 avril 2023
Président
M. Boyer (conseiller doyen faisant fonction de président)
Avocat(s)
SARL Cabinet Munier-Apaire, SAS Buk Lament-Robillot, SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
CL
COUR DE CASSATION
______________________
Arrêt du 25 septembre 2025
Cassation partielle sans renvoi
M. BOYER, conseiller doyen faisant fonction de président
Arrêt n° 467 FS-B
Pourvoi n° C 23-18.563
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 25 SEPTEMBRE 2025
La société Dominion global France, exerçant sous l'enseigne Beroa France, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 4], a formé le pourvoi n° C 23-18.563 contre l'arrêt rendu le 5 avril 2023 par la cour d'appel de Paris (pôle 4, chambre 5), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Lat nitrogen France, anciennement dénommée Boréalis chimie, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 2],
2°/ à la Société mutuelle d'assurance du bâtiment et des travaux publics (SMABTP), dont le siège est [Adresse 3],
3°/ à la société Zurich Insurance Plc, société de droit étranger, dont le siège est [Adresse 1], prise en sa qualité d'assureur de la société Beroa France,
défenderesses à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Vernimmen, conseillère référendaire, les observations de la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés, avocat de la société Dominion global France, de la SAS Buk Lament-Robillot, avocat de la société Lat nitrogen France, de la SARL Cabinet Munier-Apaire, avocat de la société Zurich Insurance Plc, et l'avis écrit de Mme Vassallo, première avocate générale, après débats en l'audience publique du 9 juillet 2025 où étaient présents M. Boyer, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Vernimmen, conseillère référendaire rapporteure, Mme Abgrall, conseillère faisant fonction de doyenne, MM. Pety, Brillet, Mmes Foucher-Gros, Guillaudier, conseillers, M. Zedda, Mmes Rat, Bironneau, M. Cassou de Saint-Mathurin, conseillers référendaires, M. Burgaud, avocat général référendaire, et Mme Maréville, greffière de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 5 avril 2023), la société Lat nitrogen France, anciennement dénommée Boréalis chimie, qui a pour activité la production et la vente de produits chimiques, a confié les travaux de réfection du revêtement réfractaire de la chaudière gaz, des fours et des gaines de liaison de l'unité de production d'ammoniaque à la société Dominion global France, assurée en responsabilité décennale auprès de la SMABTP et en responsabilité civile professionnelle auprès de la société Zurich Insurance Plc.
2. Constatant, après réception, des fuites d'eau et de vapeur ayant entraîné l'arrêt de l'unité, la société Lat nitrogen France a assigné la société Dominion global France et les deux assureurs de celle-ci en indemnisation de ses préjudices.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en ses première à troisième branches
Enoncé du moyen
3. La société Dominion global France fait grief à l'arrêt de la condamner après compensation, in solidum avec la SMABTP, à payer à la société Boréalis chimie la somme de 792 339,52 euros après avoir fixé à 925 994,32 euros la somme due par elle et la SMABTP à la société Boréalis chimie en réparation de son préjudice matériel, alors :
« 1°/ que les travaux de réfection d'un four et d'une chaudière qui ont pour seule fonction l'exercice d'une activité professionnelle au sein d'un ouvrage ne relèvent pas de la garantie décennale, même s'ils peuvent eux-mêmes être qualifiés d'ouvrage ; qu'en l'espèce, la cour a constaté que les travaux réalisés par la société Dominion global France avaient consisté en la rénovation du revêtement réfractaire de plusieurs composants d'une unité de production d'ammoniaque, dont elle a, relevé par motifs adoptés, qu'elle avait une vocation exclusivement industrielle, faisant indissociablement corps avec l'usine de [Localité 5], et considéré que s'agissant d'une rénovation lourde, avec apport de matière, menée au moyen de travaux de maçonnerie, les travaux devaient être qualifiés d'ouvrage au sens de l'article 1792 du code civil et entraîner la responsabilité de plein droit de la société Dominion global France sans qu'il n'y ait lieu d'examiner le moyen tenant à la vocation exclusivement professionnel de l'équipement ; qu'en statuant ainsi, quand les travaux qui avaient été réalisés sur un équipement à vocation exclusivement professionnelle ne pouvaient être considérés comme relevant de la garantie décennale, la cour d'appel a violé les articles 1792 et 1792-7 du code civil ;
2°/ que ne relèvent pas de la garantie décennale les travaux, fûssent-ils eux-mêmes qualifiés d'ouvrage, qui concernant les éléments d'équipement d'un ouvrage destiné exclusivement à l'exercice d'une activité professionnelle ou industrielle ; qu'en l'espèce, pour refuser d'appliquer l'article 1792-7 du code civil, la cour a retenu que les travaux de rénovation de l'unité de production d'ammoniaque constituaient un ouvrage, que le revêtement de briques réfractaires installé dans l'unité de production d'ammoniaque ne constituait pas un élément d'équipement et qu'en conséquence, elle n'avait pas à examiner le moyen tenant à la vocation exclusivement professionnelle de l'équipement ; qu'en statuant ainsi, quand l'unité de production d'ammoniaque objet des travaux constituait dans son ensemble un élément d'équipement d'un ouvrage dont la cour a admis, par motifs adoptés, qu'il avait une vocation industrielle, de sorte qu'il y avait lieu de s'interroger sur « la vocation exclusivement professionnelle » de cet équipement, la cour n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et violé l'article 1792-7 du code civil par refus d'application ;
3°/ qu'en retenant également que la responsabilité décennale de la société Dominion global France était engagée, aux motifs adoptés qu'il ne saurait être affirmé que le revêtement réfractaire a une vocation exclusivement industrielle faisant échapper l'entreprise qui l'a réalisé à la responsabilité décennale de plein droit, dans la mesure où l'exclusivité de la vocation industrielle appartient à l'unité de production et non au revêtement interne, quand le fait que le revêtement réfractaire soit installé dans une unité dont la vocation était exclusivement industrielle excluait l'application de la garantie décennale, la cour d'appel a violé les articles 1792 et 1792-7 du code civil. »
Réponse de la Cour
4. La cour d'appel a relevé que, pour procéder à la rénovation du revêtement réfractaire des composants de l'unité de production d'ammoniaque, la société Dominion global France avait eu recours à des techniques de travaux de construction consistant à déposer les anciennes briques réfractaires, à en fabriquer de nouvelles afin de les poser à l'intérieur de chacun des composants au moyen de travaux de maçonnerie, après application de plusieurs couches de mortier et de béton, en assurant leur ancrage aux cheminées industrielles.
5. Ayant retenu que ces travaux constituaient, en eux-mêmes, un ouvrage au sens de l'article 1792 du code civil, elle en a exactement déduit qu'ils ne relevaient pas des éléments d'équipement visés à l'article 1792-7 du même code.
6. Le moyen n'est donc pas fondé.
Mais sur le moyen, pris en sa quatrième branche
Enoncé du moyen
7. La société Dominion global France fait le même grief à l'arrêt, alors « que la société Dominion global France a reproché au tribunal d'avoir condamné son assureur, la SMABTP, à payer seulement la somme de 792 339,52 euros TTC, lui permettant ainsi de bénéficier de la compensation entre les sommes mises à sa charge (925 994,32 euros) et celles qui lui étaient dues par la société Boréalis chimie (133 654,80 euros) ; qu'elle a fait valoir que la SMABTP ne pouvait légitimement prétendre obtenir le bénéfice du travail accompli par son sociétaire, et qu'elle devait la garantir des condamnations prononcées à son encontre, en précisant dans le dispositif de ses conclusions qu'il devait être jugé que cet assureur ne pouvait pas se prévaloir du montant des travaux dus à son sociétaire pour diminuer le montant de sa garantie, que la compensation ordonnée par le tribunal devait être annulée et que la SMABTP devait la garantir de toutes condamnations ; qu'en jugeant néanmoins, pour confirmer le jugement en toutes ses dispositions, que le principe de la compensation des sommes dues n'était pas contesté devant elle, la cour a méconnu les termes du litige en violation des articles 4 et 5 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 4 et 5 du code de procédure civile :
8. Selon le premier de ces textes, l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties.
9. Aux termes du second, le juge doit se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé.
10. Pour confirmer le jugement ayant ordonné la compensation, l'arrêt retient que le principe de la compensation des sommes dues n'était pas contesté en appel.
11. En statuant ainsi, alors que, dans le dispositif de ses conclusions, la société Dominion global France avait demandé l' « annulation » de la compensation ordonnée par le tribunal et la condamnation de la SMABTP à la garantir de toutes condamnations en soutenant que l'assureur ne pouvait pas se prévaloir du montant des travaux dus à son assuré pour diminuer le montant de sa garantie, la cour d'appel, qui a modifié l'objet du litige, a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
12. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.
13. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond.
14. En application de l'article 1289 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, la compensation ne peut être ordonnée que si les deux personnes sont réciproquement créancière et débitrice l'une de l'autre. Elle ne peut donc pas s'appliquer entre, d'une part, la créance en réparation du maître de l'ouvrage sur l'assureur et, d'autre part, le solde du prix du marché dû par le maître de l'ouvrage au constructeur.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne in solidum la société Dominion global France et la SMABTP à payer à la société Boréalis chimie la somme de 792 339,52 euros TTC après avoir fixé à 925 994,32 euros la somme due par elle et la SMABTP à la société Boréalis chimie en réparation de son préjudice matériel, l'arrêt rendu le 5 avril 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi ;
Condamne in solidum la société Dominion global France et la SMABTP à payer la somme de 925 994,32 euros à la société Lat nitrogen France, anciennement dénommée Boréalis chimie, en réparation de son préjudice matériel ;
Condamne la société Lat nitrogen France, anciennement dénommée Boréalis chimie, à payer la somme de 133 654,80 euros à la société Dominion global France au titre des factures impayées ;
Dit n'y avoir lieu à compensation entre les sommes dues par la SMABTP à la société Lat nitrogen France et celles dues par celle-ci à la société Dominion global France ;
Dit n'y avoir lieu de modifier les dispositions de l'arrêt relatives aux dépens de première instance et d'appel ;
Condamne la société Dominion global France aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé publiquement le vingt-cinq septembre deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.ECLI:FR:CCASS:2025:C300467
Analyse
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Titrages et résumés
Publié par ALBERT CASTON à 12:13
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Libellés : article 1792-7 du code civil , ouvrage , responsabilité décennale
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